Une économie de dinosaures

L’économie canadienne est en bonne part aux mains de très grandes entreprises — banques, chemins de fer, compagnies pétrolières — qui dominaient déjà le paysage il y a un siècle. Pour favoriser l’innovation, certains réclament une révision de la Loi sur la concurrence.

Photo : Tijana Martin / La Presse Canadienne

Si un négociateur des années 1900 revenait miraculeusement à la vie pour regarder la Bourse de Toronto, il ne serait pas trop dépaysé : à la mi-mars, l’âge médian des 15 plus grandes entreprises qui y sont cotées était de 123 ans. Aux États-Unis, le même exercice avec le principal indice boursier, le S&P 500, donne plutôt 47 ans, avec les Apple (fondée en 1976), Microsoft (1975), Amazon (1994), Visa (1958) et autres…

La domination continue des mêmes chefs de file, essentiellement des banques, chemins de fer et compagnies pétrolières, illustre le piètre état de la concurrence au Canada, croit Vass Bednar, professeure de politiques publiques et directrice de programme à l’Université McMaster, en Ontario.

L’universitaire de 36 ans se fait régulièrement entendre dans les médias anglophones du pays, où elle affirme que des géants canadiens étouffent l’innovation en rachetant les sociétés qui bousculent leurs façons de faire ou encore en limitant la capacité de celles-ci d’accéder aux consommateurs. Dans le secteur du commerce en ligne, par exemple, une grande entreprise qui exploite une place de marché dite ouverte à tous « peut favoriser ses produits au détriment de ceux des concurrents dans les résultats de recherche », dit-elle en entrevue avec L’actualité

Vass Bednar n’est pas la seule à critiquer l’état de la concurrence au Canada. Matthew Boswell, commissaire du Bureau de la concurrence, l’organisation fédérale chargée de faire appliquer la Loi sur la concurrence, critique lui-même les règles en place, qui permettent à des fusions d’entreprises d’aller de l’avant même si elles sont nuisibles aux consommateurs.

Il est urgent, selon Vass Bednar, de revoir la Loi sur la concurrence, d’autant plus que les conséquences du statu quo vont bien au-delà d’une facture plus élevée pour des produits et services.

« Avant de mettre davantage d’argent dans ses programmes d’innovation, le Canada doit s’assurer que les règles en place favorisent la concurrence. Sinon, ça ne donnera rien. »

L’âge médian des grandes entreprises canadiennes est une donnée frappante, mais en quoi est-ce une mesure de l’état de la concurrence ?

Mesurer la concurrence est difficile, et la recherche sur le sujet au Canada est relativement peu développée. Mais les données qui existent montrent que les Canadiens lancent de moins en moins d’entreprises et que les industries se consolident de plus en plus. Par exemple, depuis 2008, le nombre de sociétés cotées à la Bourse de Toronto qui ne sont pas dans l’industrie financière a diminué de 40 %, tandis que celles qui restent ont grossi. Tout ça pointe vers un problème de concurrence au Canada.

Quelles sont les conséquences de ce phénomène, outre des prix potentiellement plus élevés pour les consommateurs ?

Cela nuit entre autres à la mobilité des travailleurs, qui ont un moins grand choix d’endroits où postuler. Cela nuit aux investisseurs et aux gestionnaires de portefeuille, pour qui il devient plus difficile de trouver de nouvelles entreprises innovantes sur lesquelles miser afin de faire grossir le fonds de pension de leurs clients. Des chercheurs commencent à étudier la possibilité qu’une partie de l’inflation actuelle soit causée par les prix abusifs exercés par les entreprises dans des secteurs consolidés. On observe également que les grandes entreprises au Canada, comparativement à celles dans d’autres pays, investissent moins en recherche et développement [car elles se sentent moins menacées par la concurrence], ce qui nuit à l’innovation, et donc à l’économie de tout le pays.

Les grandes entreprises contribuent tout de même à l’économie du pays, notamment en offrant dans bien des cas de meilleurs salaires et avantages sociaux que les PME, non ?

Il n’y a rien de mal en soi avec les grandes entreprises ! Je veux que nos sociétés innovent, grandissent et gagnent des parts de marché. Sauf qu’on doit être capable de réagir lorsqu’une grande entreprise utilise sa position dominante pour empêcher des concurrents d’entrer dans son marché. L’utilisation massive des données, en particulier, permet de voir venir les tendances et de voler les idées ou les produits novateurs. Avant de mettre davantage d’argent dans ses programmes d’innovation, le Canada doit s’assurer que les règles en place favorisent la concurrence. Sinon, ça ne donnera rien.

N’est-ce pas à ça que sert la Loi sur la concurrence du Canada ?

La Loi sur la concurrence a été modifiée de manière substantielle pour la dernière fois en 2008. L’année du lancement de l’App Store d’Apple ! Pensez à tout ce qui a changé depuis. Pour qu’elle reste à jour, cette loi devrait être révisée tous les trois ou cinq ans, un peu comme on le fait avec la Loi sur les banques. C’est urgent d’y voir, car en ce moment, plusieurs éléments de la Loi sur la concurrence n’ont aucun sens.

Avez-vous un exemple ?

Le Canada est le seul pays du G7 où les entreprises peuvent faire valoir l’exception d’efficience, qui permet d’aller de l’avant avec une fusion même si elle entraînera une hausse des prix et une diminution de la concurrence. Cette stratégie a récemment été utilisée avec succès par deux entreprises de gestion des déchets pétroliers, Secure et Tervita, alors que le Bureau de la concurrence avait déterminé que leur fusion causerait des dommages irrévocables aux consommateurs canadiens ! Même le commissaire du Bureau a remis en question dans un discours [à la Conférence d’automne de l’Association du Barreau canadien] l’exception d’efficience, car il estime que cela va à l’encontre de ce à quoi on s’attend d’une loi sur la concurrence.

Nous pourrions également renforcer la protection des sonneurs d’alarme, dont dépend beaucoup le Bureau de la concurrence pour construire ses dossiers [notamment dans les affaires de collusion]. Les travailleurs doivent avoir confiance dans le processus si on veut qu’ils signalent les pratiques frauduleuses dont ils sont témoins. Nous pourrions aussi tenir les dirigeants personnellement responsables des pratiques anticoncurrentielles de leur entreprise. C’est une idée que l’on voit émerger aux États-Unis, car il semble que les amendes salées qui y sont imposées n’ont pas beaucoup d’effet, comme si cela faisait partie du coût de faire des affaires…

Les grandes entreprises technologiques — Google, Amazon, Facebook, Apple — sont dans la ligne de mire des autorités américaines et européennes pour leurs pratiques en matière de concurrence. Le Canada devrait-il aussi s’y intéresser ?

Le Bureau de la concurrence regarde certainement ce qui se passe ailleurs, et nous pourrons nous en inspirer pour nous assurer que nos lois demeurent efficaces dans l’économie numérique. Cela dit, faire un exemple des géants technos me paraît peu utile. Ce qu’il faut, c’est déterminer quels comportements nuisent à la concurrence, et quels comportements y contribuent. Shopify, une grande entreprise technologique canadienne, aide les PME à vendre leurs produits en ligne — elle dit « armer les rebelles » [face à Amazon]. C’est le type d’innovation qu’on veut. En même temps, Shopify a déjà retiré un produit pour ensuite en lancer un semblable, une pratique potentiellement anticoncurrentielle, qu’elle a corrigée depuis. Cela illustre bien la tension qui existe lorsqu’il est question de concurrence. Maintenant, j’aimerais que nos législateurs s’inspirent de l’esprit de Shopify et qu’ils arment les rebelles — les entrepreneurs et les innovateurs — avec des lois modernes et flexibles qui leur donneront une véritable chance de faire leur place dans l’économie numérique.