Une révolution dans le portefeuille

Une façon d’investir simple et à la portée de tous, et qui garantit des rendements équivalents à ceux du marché, c’est trop beau pour être vrai ? Pas du tout. Même Warren Buffett y croit.

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Illustration : Sébastien Thibault
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Chaque année, c’était le même tour de magie. Le conseiller financier sonnait à la porte, s’installait dans la cuisine, puis commençait son numéro. « On garde ça. Ça, on en reprend, c’est bon. Ça, ce n’est plus fiable, on vend. » Son client, Benoît Saint-André, le regardait jongler avec ses épargnes en cherchant le truc, la logique. « Je suis un gars très cartésien ; je voulais comprendre », dit le Sherbrookois de 42 ans. Malgré ses questions, malgré les explications, il demeurait mystifié.

En 2014, cet entrepreneur en a eu assez. Il a remercié son conseiller et a décidé de faire l’impensable aux yeux de bien des gens : gérer ses placements lui-même. Depuis, ses résultats ne s’apparentent en rien à ceux d’un apprenti magicien, puisqu’il obtient un rendement annuel de 6 %. Son secret ? Ne rien faire.

Enfin, presque rien. Benoît Saint-André est un adepte de l’investissement indiciel, une stratégie qui fait un doigt d’honneur aux principes sur lesquels Wall Street est fondée. Au lieu d’acheter des placements susceptibles de faire mieux que les marchés — ceux-là mêmes que Gérald Fillion présente chaque soir au Téléjournal —, il utilise des fonds peu coûteux dont la composition garantit le même rendement que les fameux marchés de Gérald Fillion. Des jours, ça monte, des jours, ça baisse, mais à long terme, malgré les crises et corrections, le portefeuille profite des records sans cesse renouvelés des places boursières.

Cette stratégie — que l’on peut mettre en place soi-même ou avec l’aide d’un expert — est, dans le jargon financier, une forme d’investissement passif. Et les gens qui l’adoptent participent à une véritable révolution.

Selon les données réunies à la demande de L’actualité par la société de recherche en investissement Morningstar, 36 % des actifs détenus dans des fonds communs ou négociés en Bourse aux États-Unis sont gérés de façon passive. C’est plus du double qu’en 2007. La fièvre se propage tout aussi rapidement au Canada, mais elle y a commencé plus tardivement, d’où une proportion de 11 %.

Le mouvement est tel que le Wall Street Journal a consacré une série de 20 textes à cette « idée destructrice ». Les gestionnaires de fonds traditionnels, qui voient leur gagne-pain menacé, crient à la bulle financière.

De son côté, Warren Buffett, dont les prouesses boursières l’ont mené à la troisième fortune mondiale, a mis du sien en annonçant aux actionnaires de sa société, Berkshire Hathaway, que la petite partie de son héritage qui n’irait pas à des œuvres de charité serait investie dans un fonds indiciel. C’est un peu comme si Jésus avait dit à ses apôtres de prier un autre dieu après sa mort.

Les volontés de Warren Buffet peuvent surprendre, mais elles reposent sur un fait bien documenté : la grande majorité des professionnels de l’investissement peinent à obtenir les résultats escomptés. Au cours des 10 dernières années, seuls 8,9 % des fonds communs d’actions canadiennes ont battu le rendement de leur indice de référence, selon un rapport de S&P Dow Jones Indices. Dans le cas des fonds d’actions américaines, c’est 2,5 %.

« Imaginez si la plupart des golfeurs professionnels ne jouaient pas la normale. Ça n’a aucun sens ! » dit Dan Bortolotti. Associé à la société de gestion indépendante PWL Capital, à Toronto, il est derrière le populaire blogue Canadian Couch Potato (patate de canapé canadienne), nom qui ne célèbre pas l’inactivité physique, vous l’aurez compris, mais l’investissement passif. Le site propose notamment des suggestions de portefeuille ainsi que des analyses de produits indiciels récemment apparus sur le marché. « Depuis huit ans, il y a eu une explosion de l’offre, explique Dan Bortolotti. C’est plus facile et plus économique que jamais d’adopter cette stratégie. »

Convaincre des épargnants demeure malgré tout un défi. « L’investissement indiciel n’est pas sexy à vendre. » Ce constat, Keith Matthews l’a appris dès les premiers jours de sa carrière de gestionnaire de portefeuilles à Montréal, en 1996. À ses clients potentiels, il expliquait le principe, présentait les résultats à long terme, montrait les frais avantageux. « J’étais tellement passionné, excité, quand je parlais. Mais ce que les gens retenaient, c’est : vous devriez faire quelque chose de différent. » Et qui a envie d’essayer quelque chose de « différent » avec ses épargnes ?

Pourtant, la gestion indicielle présente un avantage susceptible de plaire aux Canadiens, eux qui paient des frais de gestion parmi les plus élevés au monde. Alors qu’un portefeuille typique composé de fonds communs d’actions et d’obligations coûte facilement plus de 2 %, voire 3 % en frais annuels, ceux d’un portefeuille passif administré par Keith Matthews se situent autour de 1,2 % — ce qui couvre aussi d’autres services, dont la planification financière et successorale. Si vous pensez que quelques points de pourcentage en plus ou en moins importent peu, détrompez-vous. « C’est ce qui va vous permettre de prendre votre retraite trois ou quatre ans plus tôt, souligne Keith Matthews. Ça, c’est sexy ! »

36 % des actifs détenus dans des fonds communs ou négociés en Bourse aux États-Unis sont gérés de façon passive. C’est plus du double qu’en 2007.

C’est grâce à de tels arguments que Keith Matthews et ses collègues ont persuadé des clients au fil des ans de confier quelque 300 millions de dollars à leur société, Tulett, Matthews & Associés, dans l’ouest de Montréal. Et ce n’est qu’un début. « La demande est énorme, et les gens qui nous contactent sont mieux informés. Ils veulent des conseils indépendants et sont prêts à essayer cette chose dont ils entendent parler, “l’indiciel”. »

Les intéressés risquent toutefois de buter sur un problème : le Canada compte à peine une dizaine de sociétés de gestion spécialisées dans l’investissement passif, et elles exigent généralement un portefeuille d’au moins 500 000 dollars, un minimum plutôt… élevé. Pour le commun des mortels, un conseiller financier devrait être en mesure de mettre sur pied une stratégie indicielle, mais sa commission fera grimper les frais annuels.

L’autre possibilité consiste à gérer vos placements vous-même, ce qui peut réduire les coûts à moins de 0,2 % ! Cela implique d’ouvrir un compte de courtage en ligne, de définir son profil de risque, d’acheter et de vendre des titres, d’équilibrer son portefeuille au moins une fois par année, et de ne pas paniquer devant les mouvements des marchés. Ouf !

Rien pour intimider Michael Katchen, 30 ans, un Torontois qui joue à la Bourse depuis l’âge de 12 ans. Il a commencé avec un portefeuille de 100 000 dollars — fictifs —, dont il a plus que triplé la valeur lors d’un concours d’investissement.

C’était en 1999, et le portefeuille fictif du préadolescent ne comptait qu’une entreprise techno dont l’action se négociait autour de 25 dollars. Un an et une bulle financière plus tard, la valeur avait chuté sous les 2 dollars. Il a appris de cette leçon : « Je suis devenu un investisseur indiciel tout ce qu’il y a de plus ennuyeux. »

Lorsque ses amis ont commencé à travailler et à économiser un peu d’argent, ils lui ont naturellement demandé conseil. « Je leur ai tout expliqué, et ils m’ont dit : O.K., c’est intéressant, mais pourrais-tu le faire pour nous ? » L’idée derrière Wealthsimple était née.

Cette jeune pousse lancée en 2014 offre un service de placement indiciel automatisé. Il suffit d’y verser des fonds par l’intermédiaire d’un téléphone intelligent, et Wealthsimple s’occupe du reste, moyennant des frais totaux d’environ 0,7 %, soit en deçà de ceux payés lorsqu’on traite avec un conseiller financier. L’entreprise gère déjà un actif dépassant le milliard de dollars, et compte plus de 40 000 clients au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Un succès qui « terrorise Bay Street », a écrit le Globe and Mail.

Assis à une longue table de conférence en marbre, Philippe Le Blanc n’a pas l’air terrorisé. Il faut dire que le président de COTE 100, une société d’investissement qui gère un portefeuille d’actions et d’obligations de 1,1 milliard de dollars, ne travaille pas dans le centre financier de Toronto, mais à Saint-Bruno, non loin de Montréal. Comme tous les investisseurs actifs, il est fermement convaincu de « pouvoir battre le marché ». Mais pas en 2017, convient-il, où le rendement des indices a éclipsé le sien. « C’est normal d’avoir des périodes de sous-performance. L’important, c’est à long terme. » Et l’entreprise qu’il dirige peut se targuer d’obtenir un rendement annuel composé de 11,1 % sur 30 ans.

Loin de se sentir menacé par l’investissement indiciel, « qui est une bonne stratégie pour bien des gens », le gestionnaire de 46 ans y voit une occasion. « Plus il y aura d’investisseurs passifs, plus ma tâche sera facile, car il y aura moins de concurrence pour analyser les actions et trouver les aubaines. » Cela ne l’empêche pas d’être agacé par cette « mode, qui n’est pas la panacée. En ce moment, le monde surfe sur la vague parce que les marchés vont vraiment bien. Mais si ça descend de 15 % dans les six prochains mois, les fonds indiciels vont reculer de 15 %. »

Il est possible d’atténuer l’effet des variations boursières en incluant une part importante d’obligations dans son portefeuille indiciel, mais il est vrai que la prochaine correction risque d’en surprendre bon nombre. Les grands indices américains et canadiens ne cessent de monter depuis 2009, et quiconque a mis de l’argent dans un portefeuille passif d’actions au cours de cette période a l’impression d’être un génie de la finance. « Quand ça va finir par baisser, on va voir beaucoup d’investisseurs naïfs perdre confiance en cette stratégie, prédit Dan Bortolotti, du blogue Canadian Couch Potato. Ils vont dire : je pensais que ça fonctionnait dans tous les marchés. Justement, ça fonctionne en suivant tous les marchés. » À la hausse et à la baisse.

Le défi, lorsque l’inévitable chute viendra, sera de ne pas retirer son argent sous l’effet de la panique et de continuer à investir afin de profiter de la prochaine croissance et de récupérer les pertes. Un conseil qui vaut pour tous les investisseurs, y compris ceux qui ne participent pas activement à la révolution passive.

« NE CHERCHEZ PAS L’AIGUILLE DANS LA BOTTE DE FOIN. ACHETEZ LA BOTTE DE FOIN ! »

— John C. Bogle, fondateur de Vanguard

C’est l’entreprise américaine Vanguard qui a lancé le premier fonds indiciel, en 1976. Contrairement à ceux gérés selon l’approche traditionnelle, qui consiste à acheter une poignée de titres jugés prometteurs par des analystes, Vanguard a acquis des actions de toutes les entreprises figurant au S&P 500, sans essayer de déterminer s’il s’agissait de Lada ou de Porsche. Une stratégie qui garantit le rendement du S&P 500 tout en maintenant les frais de gestion au minimum, vu le peu d’expertise et d’interventions nécessaires. L’approche a notamment été qualifiée d’« antiaméricaine » et de « pire que le marxisme » dans le milieu financier. Pourtant, 10 000 dollars investis en 1976 dans ce fonds indiciel vaudraient aujourd’hui près de 700 000 dollars.

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