Vertus capitalistes

Faire fructifier son argent, d’accord. Mais pas à n’importe quel prix, disent de plus en de plus de petits investisseurs soucieux de la morale des sociétés qu’ils financent. Voyage au pays des fonds éthiques ou socialement responsables.

Chantal-Line Carpentier, 39 ans, est une femme de principes. Aucun fonds éthique n’était assez vertueux pour elle. Elle a donc décidé de cofonder, en 2002, son propre club d’investissement. Sur les 50 dollars et plus qu’elle verse chaque mois à Actions responsables, pas un sou ne va à des sociétés qui testent leurs produits sur des animaux, qui vendent du tabac, du sexe, des armes, de l’énergie nucléaire, des pesticides ou… des tapis! «La majorité de notre groupe [le club compte une trentaine de membres] a jugé que le tapis, même fabriqué de façon écologique, est un bien inutile», dit en riant cette économiste agricole, qui ne semble pas convaincue de la chose.

Cette femme sportive, chef du programme «Environnement, économie et commerce» à la Commission de coopération environnementale, à Montréal, reprochait aux fonds éthiques canadiens d’inclure des actions d’institutions financières. «Ces sociétés n’ont peut-être pas beaucoup d’implications environnementales. Mais la plupart consentent des prêts à des entreprises sans vérifier si ces dernières respectent, entre autres, les droits de la personne et l’environnement.»

Dans le domaine de l’investissement responsable, il y a des «purs et durs», comme Chantal-Line Carpentier. Et il y a des partisans de l’étapisme, qui investissent dans des entreprises de divers secteurs, tel le pétrole, dans l’espoir qu’elles amélioreront leurs pratiques. «Les actionnaires peuvent mettre de la pression, en faisant des propositions [aux assemblées générales]», dit François Rebello, président du Groupe Investissement Responsable (GIR), société privée qui fait la promotion des placements éthiques et offre des services aux investisseurs institutionnels et gestionnaires de portefeuilles. «On a peut-être plus d’influence ainsi qu’en ne détenant pas leurs titres.»

Destinés aux «purs et durs» ou aux «étapistes», ces fonds communs de placement se retrouvent tous sous la bannière des fonds éthiques ou socialement responsables. Ils peuvent exclure des entreprises selon des critères moraux (ils sont alors dits «éthiques») ou sélectionner les titres de «bonnes» sociétés qui respectent certains principes, comme les droits du travail et le développement durable (ils sont alors dits «socialement responsables»). Ils peuvent aussi mélanger ces deux approches. D’autres fonds, comme le Fonds de solidarité FTQ, visent avant tout la création d’emplois.

Ce qui est éthique pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres. Reste que l’investissement responsable n’est pas aussi vertueux que pourrait l’imaginer un non-initié.

Au Canada, les gestionnaires de fonds éthiques boudent généralement l’industrie du tabac, de l’armement et de l’énergie nucléaire, mais ont moins de scrupules à faire de l’argent avec les sociétés pétrolières, minières et parfois productrices d’alcool. Rejeter l’industrie de l’armement n’empêche pas certains d’accepter des titres d’entreprises qui brassent des affaires avec l’armée, selon François Rebello. «Pour certains, fabriquer des mitraillettes n’est pas acceptable, mais entretenir des jeeps de l’armée, oui», dit-il.

Les fonds ont intérêt à avoir la morale «élastique». Car en théorie, exclure des secteurs économiques entiers les rend plus risqués. «Les gestionnaires préfèrent donc souvent investir dans l’entreprise la plus performante, socialement, de chaque secteur», dit Corinne Gendron, titulaire de la chaire de responsabilité sociale et de développement durable à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

En pratique, les fonds communs de placement éthiques, qu’ils excluent ou non des secteurs, s’en tirent plutôt bien. «Ils ne rapportent ni plus ni moins que les fonds traditionnels», dit Bouchra M’Zali, professeure au Département de stratégie des affaires de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

Meritas est une société canadienne de fonds éthiques créée par des mennonites en 2001, mais qui ne se définit pas comme un fonds religieux. Meritas applique la tolérance zéro en ce qui concerne les forces armées, l’alcool, le tabac, le jeu, le sexe et l’énergie nucléaire. Mais près du quart des actifs de son fonds indiciel Jantzi Social Meritas provient de l’industrie du pétrole, du gaz et des produits chimiques.

«Les compagnies pétrolières ont toutes un effet potentiellement négatif sur l’environnement», reconnaît Gary A. Hawton, chef de la direction de Meritas, dont le siège est en Ontario. «Mais certaines de ces sociétés sont aussi les plus grands investisseurs dans les énergies de remplacement. Nous voulons les encourager à continuer et à s’améliorer.» En tant qu’actionnaire, Meritas pratique le militantisme.

On trouve aussi dans le fonds d’actions internationales Meritas le titre de Wal-Mart Mexico! Lequel se retrouve également dans l’Ethical International Equity Fund, autre famille canadienne de fonds éthiques. «Meritas ne veut pas punir un bon enfant parce qu’il a un mauvais parent, dit Gary A. Hawton. Nous n’avons pas trouvé de preuves que Wal-Mart Mexico a des activités antisyndicales et qu’elle est impliquée dans des problèmes de droits de la personne.»

Depuis son lancement, aux États-Unis, en 1971, le Pax World Balanced Fund, premier fonds commun de placement socialement responsable, boycotte les entreprises liées de près ou de loin à l’industrie du tabac, de l’armement, de l’alcool et du jeu. En octobre, ses actionnaires ont toutefois accepté d’investir dans des fabricants de bière, de vin et de spiritueux ainsi que dans des entreprises ayant une activité secondaire liée au monde du jeu. À condition qu’ils s’agissent de bonnes entreprises citoyennes.

Ce changement de cap n’est pas étranger au fait que le Pax World a dû se départir, en 2005, de ses actions de Starbucks. Le torréfacteur a beau commercialiser du café équitable, il a lancé deux liqueurs de café, en collaboration avec Beam Global Spirits & Wine. Or, le Pax World rejetait d’emblée toute entreprise vendant de l’alcool.

La nouvelle politique du Pax World lui permet d’élargir son bassin de sociétés dans lesquelles investir. «Cela pourrait améliorer sa performance», dit David Vogel, professeur à la Haas School of Business (Université de Californie) et auteur du livre The Market for Virtue: The Potential and Limits of Corporate Social Responsibility (le marché de la vertu: le potentiel et les limites de la responsabilité sociale des entreprises). Depuis son inscription, le Pax World Balanced Fund a un rendement annuel moyen de 9,45%.

Ce n’est pas parce qu’un fonds se dit «éthique» qu’il choisit ses titres selon une «démarche rigoureuse», met cependant en garde Corinne Gendron.

Au Groupe Investissement Responsable, on analyse des données publiques (exemples: émissions polluantes, poursuites, etc.), on demande à l’entreprise de remplir un questionnaire sur ses pratiques, on effectue des entrevues avec la direction et on demande un rapport indépendant. «On subventionne des enquêtes sur le terrain, dit François Rebello. Mais ça coûte très cher.» Tous les gestionnaires ne peuvent en faire autant. Certains fonds ont un faible actif sous gestion et doivent, pour demeurer concurrentiels, minimiser leurs frais .

Les fonds éthiques ne sont pas la panacée. Gestion FERIQUE, qui gère les fonds communs de placement de l’Ordre des ingénieurs du Québec, l’a constaté après avoir envisagé d’en lancer un l’an dernier. «On trouve plus ou moins les mêmes entreprises dans le top 10 du S&P/TSX et dans celui des fonds éthiques d’actions canadiennes, dit Fabienne Lacoste, directrice générale de Gestion FERIQUE. À quoi bon créer un nouveau fonds similaire à celui qu’on offre déjà?» Les portefeuilles d’actions américaines ou internationales des fonds éthiques diffèrent davantage, puisque le choix d’entreprises est plus grand que sur le marché boursier canadien.

Comme d’autres fonds institutionnels, Gestion FERIQUE a plutôt choisi d’utiliser son pouvoir d’actionnaire pour encourager la responsabilité sociale des entreprises. Depuis avril 2006, le Groupe Investissement Responsable exerce les droits de vote des Fonds FERIQUE lors des assemblées annuelles.

Chantal-Line Carpentier, elle, ne compte pas abandonner son club, Actions responsables, pour un fonds éthique. De 2003 à 2005, la valeur d’une part de 50 dollars est passée à 82,25 dollars. La stratégie du club? Investir dans WholeFoods (chaîne de supermarchés bio), Boralex (énergie renouvelable), Canadien Pacifique, l’Association canadienne de l’hydroélectricité et Green Mountain Coffee (café équitable et biologique). Et offrir des prêts à faible taux d’intérêt à des particuliers ou à des organismes communautaires. Grâce au club, un petit agriculteur biologique a pu se payer un nouveau tracteur!