À la chasse aux crimes de guerre

Même si les roquettes pleuvent encore, des enquêteurs ukrainiens récoltent déjà le plus d’indices possible de crimes de guerre commis par l’armée russe. Fabrice de Pierrebourg les a accompagnés sur le terrain.

Un procureur en quête de preuves dans une clinique à Rouska Lozova. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Mykhailo, 36 ans, ne se souvient plus du nombre de fois où il a perdu conscience à force d’être frappé à coups de tuyaux en caoutchouc, où il a suffoqué à cause du masque à gaz bouché plaqué sur son visage, été suspendu au plafond avec les mains attachées dans le dos ou sous les genoux, puis torturé au moyen de décharges électriques. « Les Russes voulaient que je dévoile où étaient stockées nos armes », dit l’Ukrainien.

Mais ce dont cet ex-sergent de police d’Izioum se souvient bien, en revanche, c’est de l’écusson des forces spéciales russes, la Spetsnaz, aperçu sur l’uniforme de l’un de ses bourreaux quand le sac qu’on lui avait enfilé sur la tête s’est brièvement soulevé.

Un mince indice qui permettra peut-être aux enquêteurs ukrainiens d’identifier les membres de l’unité russe qui pendant des semaines, jusqu’à la mi-septembre 2022, ont martyrisé, parfois jusqu’à la mort, des dizaines d’hommes et de femmes, dans une chambre de torture à Izioum, dans le sud-est de la province de Kharkiv. De plus, la même piste pourra éventuellement servir à traquer sans pitié les Ukrainiens qui ont collaboré avec l’envahisseur.

Des enquêtes comme celle-là, portant sur un crime de guerre potentiel, des centaines de procureurs et de policiers ukrainiens en mènent sans relâche depuis le début du conflit avec le soutien de spécialistes dépêchés par plusieurs pays européens. Afin que les coupables soient démasqués, accusés, puis condamnés par une cour de justice en Ukraine, mais aussi pour qu’ils répondent de leurs actes devant la Cour pénale internationale (CPI). Un travail colossal, que nous avons pu suivre sur le terrain, dans l’oblast de Kharkiv.

Dans tout conflit armé contemporain, les attaques contre la population civile sont considérées comme des crimes de guerre par divers traités internationaux, dont les conventions de Genève de 1949. En mars dernier, 13 mois après le début de l’invasion russe, le bureau du procureur en chef de l’Ukraine comptabilisait déjà 73 000 cas de crimes de guerre présumés. Un véritable catalogue des horreurs composé d’exécutions sommaires de civils, de viols, de torture et de destruction d’immeubles d’habitation et de maisons. 

Bâtir une preuve solide pour chacun de ces milliers de dossiers n’est pas une tâche aisée. En raison du volume de nouveaux sujets d’enquête, qui croît en moyenne au rythme de 200 par jour, mais également des conditions dantesques dans lesquelles ces enquêtes criminelles sont parfois menées, sous les balles et les obus.

Il faut faire vite avant que les preuves disparaissent. Récolter avec minutie et conserver de l’infiniment petit, tel de l’ADN sur un corps, jusqu’à des éléments de preuve plus imposants, comme des morceaux de missiles juste après un bombardement. Le moindre élément servira à prouver le ciblage délibéré de civils et, qui sait, à remonter jusqu’à celui qui a donné l’ordre de tirer.

« C’est la première fois qu’un État concerné [par des allégations de crimes de guerre commis sur son territoire] mobilise autant de moyens et aussi vite pour lutter contre l’impunité », dit l’experte en droit international Cécile Aptel, qui a œuvré au sein des tribunaux pénaux des Nations unies pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Rwanda (1994), en plus d’avoir contribué à la mise en place du Tribunal spécial pour le Liban (2009).

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Malgré ses traumatismes physiques et psychologiques, Mykhailo, toujours « brisé de partout », a accepté de nous montrer les lieux de sa détention. Un complexe de petits bâtiments de briques blanches construits en 1910, qui abritaient avant la guerre une polyclinique. Durant 14 jours, il y a été séquestré et torturé, avant d’être libéré en échange de sa promesse — non tenue, assure-t-il — de collaborer.

Les murs d’une pièce minuscule sans fenêtre, qui servait de geôle pour les femmes, sont striés de messages que l’on imagine gravés avec leurs ongles ou des cailloux : « Au secours », « Dévêtue, violée ». Les bouteilles en plastique remplies d’urine qui traînent au sol témoignent aussi de leurs conditions de séquestration.

Mykhailo, ex-sergent de police, a été torturé dans ce bâtiment par les forces spéciales russes, à Izioum, près de Kharkiv. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Mykhailo et sa quinzaine de compagnons d’infortune appréhendaient l’heure du dîner, car c’était souvent à ce moment-là que leurs bourreaux sévissaient. « Ils entraient dans le garage où nous étions séquestrés et hurlaient : “Debout face au mur !” Puis, ils nous frappaient. Ceux qui tombaient étaient envoyés à la torture. » 

Le policier dit avoir été dénoncé par un collègue, qui s’est sauvé peu avant que les forces ukrainiennes reprennent la ville. « Je crois qu’il m’a trahi par peur. Mais je veux qu’il soit retrouvé et puni, même s’il n’était pas le seul collaborateur. » 

Le colonel Sergeii Bolvinov, chef de la division des enquêtes de la police à Kharkiv, assure que « les Russes ne ménageaient pas leurs efforts pour tuer ou faire souffrir. Du pur sadisme. Ils glissaient lentement des tiges métalliques de roues de vélo sous la peau. Ou étouffaient leurs victimes avec un masque à gaz militaire. Ils appelaient ce supplice le “petit éléphant” en raison du tuyau qui pendait sous le nez comme une trompe… » 

Les étrangers n’étaient pas épargnés. Sept étudiants sri-lankais ont subi des sévices pendant cinq mois à Koupiansk, à une centaine de kilomètres de Kharkiv. Ils sont désormais des témoins importants pour la justice ukrainienne.

Rien que dans l’oblast de Kharkiv, dans l’est du pays, 23 chambres de torture ont été découvertes après la contre-offensive ukrainienne de septembre 2022. Certaines étaient collées sur la frontière, y compris dans un poste douanier ukrainien abandonné. Face à l’ampleur de la tâche, Olexandr Filchakov, le procureur en chef de la région, a constitué cinq groupes de procureurs affectés uniquement aux enquêtes sur la torture.

Outre l’armada de 400 procureurs d’Olexandr Filchakov, cette quête de justice mobilise côte à côte dans cette région un millier de policiers et de membres du Service de sécurité intérieure de l’Ukraine (SBU), assistés d’experts venus d’Europe, dont des médecins légistes ainsi que des enquêteurs de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale française, avec leur laboratoire mobile d’analyse d’ADN.

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Le procureur en chef Filchakov, en tenue de combat, nous reçoit dans une salle attenante à son bureau, où sont exposés une vingtaine de panneaux. Ils recensent, cartes et photos explicites à l’appui, les crimes de guerre les plus marquants qui auraient été commis dans sa région par des militaires ainsi que des membres de milices privées. « En neuf mois, énumère-t-il, nous avons ouvert des milliers de dossiers d’enquête portant sur 600 bombardements de civils, 2 500 blessés, la mort de 1 500 civils, 81 meurtres, 287 enlèvements, huit viols, la destruction de milliers de bâtiments, dont des maisons, appartements, hôpitaux, écoles, usines, etc. Sans oublier les cas de pillage. » 

Et ces attaques contre la population seraient bien plus nombreuses encore. Au cours des 10 premiers mois du conflit, les Nations unies ont recensé 6 952 civils tués et 11 144 blessés partout au pays, « la plupart » par les bombardements.

Derrière ces statistiques, ce sont les mêmes scènes tragiques et témoignages accablants qui se répètent, après la reconquête du moindre morceau de territoire. De Boutcha et Irpin, en mars, jusqu’à Kherson, en novembre. 

Les charniers, tel celui découvert en septembre 2022 dans une pinède à Izioum, représentent la mort à l’échelle industrielle. Près de 500 corps retrouvés, en majorité des civils, y compris des enfants, dans des tombes anonymes. Autopsie après autopsie, les enquêteurs ont réussi à départager ceux décédés de cause naturelle et ceux dont la mort a été violente, parfois précédée de torture. Sergeii Bolvinov, le chef des enquêtes, évoque des impacts de balles, des os brisés, des membres ligotés.

Un mémorial improvisé en hommage aux victimes de bombardements, à Izioum. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Le fait que certains corps aient été ensevelis à même la terre, ce qui accélère la décomposition, rend l’identification difficile, voire impossible pour près d’une centaine de victimes. Même en ayant recours aux prélèvements d’ADN et leur comparaison avec des proches survivants.

Il y a aussi cette multitude de sépultures individuelles découvertes ici et là… 

Chaque tombe improvisée recèle une histoire poignante et des proches qui désirent que justice soit rendue. En juin, le cercueil contenant le frêle corps d’Inna, 73 ans, les mains jointes sur une petite croix, a été exhumé d’un jardin à Mala Rohan, pas très loin de Kharkiv, par une équipe de la police scientifique et des collègues français, blocs-notes et caméras en main. Toute l’opération a été filmée pour référence, avant que sa dépouille soit transférée dans la capitale régionale pour l’autopsie. 

La septuagénaire a été atteinte par des éclats d’obus lors d’un bombardement survenu peu après le début de la guerre, mais il était impossible de l’évacuer en ambulance, à cause des combats. Elle a agonisé durant des heures en se vidant de son sang dans les bras de son mari. Le malheureux a dû attendre encore plusieurs jours avant de pouvoir lui offrir une sépulture décente sous des arbres, près de leur maison détruite. 

Quatre mois plus tard, il assistait immobile à l’exhumation, une photo en noir et blanc de l’amour de sa vie serrée entre ses doigts.

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Le chef de la division des enquêtes de la police, Sergeii Bolvinov, nous a donné rendez-vous dans une église de Kharkiv. Une petite pièce aux murs beiges, avec pour seule décoration un portrait en laine brodée du défunt pape Jean-Paul II, lui sert de bureau depuis que son quartier général a été détruit par des bombardements.

« L’ennemi utilisait tout son arsenal pour frapper la ville : artillerie, missiles, tanks, etc., se remémore le policier. On entendait les sifflements des obus, mais souvent, à cause du brouillard, on ne savait pas où ils allaient tomber. Il y avait aussi des saboteurs qui écumaient la ville dans des voitures civiles, en tirant sur les gens. »

Un enquêteur a été tué et trois autres ont été blessés aux premiers jours de l’invasion. « C’était incroyablement dangereux. Mais il fallait tout documenter coûte que coûte et montrer à la population que l’on était présents pour elle. »

Chaque bombardement, chaque découverte de fosse commune ou de chambre de torture déclenche un processus d’enquête criminelle bien rodé.

« Dans les zones qu’ils occupent, les Russes interdisent souvent aux habitants d’utiliser des téléphones portables et de photographier quoi que ce soit », explique Dmytro Choubenko, porte-parole du bureau du procureur en chef de Kharkiv. Faute de preuves tangibles, les policiers vont alors « interroger le plus de civils possible et, pas à pas, reconstituer la vérité ». 

Rien n’est laissé au hasard. Surtout là où les militaires et mercenaires russes avaient établi des positions. Les enquêteurs récoltent des empreintes digitales partout, « même sur les bouteilles de vodka vides », raconte le colonel Bolvinov. Parfois, la chance leur sourit. Comme lorsqu’une unité ennemie a fui un secteur en laissant derrière elle une liste nominative de ses membres.

Les investigations peuvent se prolonger vers le virtuel, dans le nuage informatique, afin de récupérer des photos compromettantes que des soldats russes ont prises avec des téléphones volés aux victimes.

La police de Kharkiv s’appuie aussi sur les réseaux sociaux. Ainsi, elle a ouvert un compte sur l’application cryptée Telegram, où elle publie des centaines de photos de soldats russes. Toujours avec ce texte : « Militaire des forces armées de la Fédération de Russie identifié sur le territoire de la région de Kharkiv pendant l’occupation. Si vous avez des informations sur lui, ou l’avez pris en photo ou en vidéo, écrivez-nous. » Certains ont des visages d’adolescents. 

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Dans le quartier-dortoir de Saltivka, au nord-est de Kharkiv, les habitants ont payé le prix fort du conflit. Pas un de la centaine d’immeubles en béton hauts d’une dizaine à une vingtaine d’étages n’est intact. Le regard ne perçoit que des façades noircies ou éventrées laissant des logements à nu, des toits plats à moitié écrasés, des fenêtres soufflées.

Les terrains sont couverts de béton, de métal et de verre, mais aussi de vestiges du quotidien, vêtements, vaisselle et jouets. Des autos gisent sens dessus dessous sur le stationnement d’un centre commercial. Leurs carrosseries sont embouties ou criblées d’éclats et de balles.

Construits dans les années 1970 sous l’ère soviétique, ces bâtiments, où résidaient près de 200 000 personnes, sont désormais inhabitables, même ceux toujours a priori inaltérés, car tous privés d’eau, d’électricité et de gaz. Beaucoup devront être démolis. Les coûts de reconstruction s’annoncent déjà « astronomiques, bien que difficiles à chiffrer exactement », souligne Oleksandr Skakun, gouverneur adjoint.

Olexandr Filchakov soutient que ce ne sont pas des erreurs de tir. « Les Russes n’avaient aucune raison, aucune logique de faire ça, car ces immeubles n’abritaient pas de soldats. » Pour le prouver, « il faut déterminer le lieu du tir de la roquette, sa trajectoire, trouver quelle brigade l’a tirée et quel officier a donné l’ordre », explique-t-il. Deux généraux et un colonel russes seraient déjà dans le collimateur des enquêteurs.

Afin d’avoir une meilleure idée du volume des bombardements subis par les civils de Kharkiv, mais aussi de la précision nécessaire pour échafauder chaque dossier d’accusation, nous nous rendons dans une cour industrielle dont l’emplacement doit demeurer secret, insiste Dmytro Choubenko. 

Un millier de carcasses de missiles et de roquettes sont entreposées à Kharkiv et serviront de preuve contre des militaires russes. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Près d’un millier de projectiles, dont des roquettes Smerch à sous-munitions pourtant prohibées par une convention internationale (2008), sont alignés par catégories dans l’herbe. « Ici, c’est un missile Iskander X-101, pointe-t-il. Là, ce sont des Grad. Et ici, un C-300, un missile antiaérien transformé en missile sol-sol. »

Tous ont été récupérés depuis le début de la guerre. Certains morceaux portent des étiquettes plastifiées qui indiquent le numéro du dossier d’enquête concerné. Chaque lieu de frappe a été filmé et ses coordonnées GPS ont été enregistrées. Les débris de missiles, en particulier les cartes électroniques, sont analysés dans les laboratoires militaires. Des expertises qui permettent de bonifier la preuve, en plus de donner une bonne estimation de l’état des stocks russes.

Comble de l’ironie, la voix de notre interlocuteur est soudainement couverte par les sirènes d’alerte antiaérienne qui retentissent dans la ville.

La juriste Cécile Aptel constate que les moyens à la disposition des enquêteurs en Ukraine sont aux antipodes de ce qu’elle a connu lors des conflits des années 1990. Obtenir une photo satellitaire montrant l’emplacement d’un charnier, par exemple, était exceptionnel. Autant de crimes souvent sans témoins. Aujourd’hui, « n’importe qui avec son téléphone peut ramasser des preuves potentielles », note-t-elle. 

Mais il y a un revers à cette médaille. Cécile Aptel entrevoit déjà un « travail de fourmi titanesque sans précédent » lorsque viendra le temps de traiter et de valider le moindre élément de cette montagne de preuves, qui doit être « irréfutable » : « Si on a 12 photos différentes du même édifice bombardé, on doit vérifier chacune d’elles pour s’assurer qu’elle n’a pas été falsifiée et qu’elle corrobore bien les 11 autres. » 

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Cela fait 10 jours déjà que le procureur Maxim Shulaev, 31 ans, et son équipe collectent des preuves à Rouska Lozova. Cette localité a été occupée jusqu’au printemps 2022 par l’artillerie russe pour pilonner Kharkiv, à une vingtaine de kilomètres. Avant la guerre, 5 000 habitants vivaient paisiblement dans ce paysage vallonné, traversé par une petite rivière. Aujourd’hui, ils sont à peine 200, en majorité des femmes âgées, à survivre misérablement dans un décor lugubre. 

En ce matin gris de novembre, Maxim Shulaev arpente des rues désertes et des sentiers envahis d’herbes hautes, vêtu d’une veste bleue au dos de laquelle il est écrit War crimes prosecutor — Kharkiv Region.

Le procureur s’aventure dans une clinique dévastée. Le toit est à moitié effondré, les vitres sont éclatées. Il avance avec précaution dans le couloir encombré de gravats. Dans une pièce en piteux état, des jouets d’enfants sont visibles sur un lit couvert de débris tombés du plafond. 

« Au début, j’ai eu de la difficulté à encaisser ces scènes de destruction et ces crimes, avoue Maxim Shulaev. Maintenant, c’est devenu une habitude et je me concentre sur mon travail. Je veux montrer au monde les conséquences de cette guerre pour mon pays et mon peuple. »

Le procureur Maxim Shulaev parcourt la localité de Rouska Lozova, occupée par l’artillerie russe jusqu’au printemps 2022. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Une mission éprouvante, comme lorsqu’il fut dépêché à la fosse commune d’Izioum. Ou périlleuse, à cause des mines disséminées « partout » et des obus qui interrompent parfois sa besogne.

Au centre de Rouska Lozova, deux policiers et un sapeur spécialiste en explosifs se préparent à faire voler un drone qui va filmer les bâtiments détruits, en particulier ceux suspectés d’être piégés. Un travail méthodique qui servira aussi à évaluer ultérieurement le montant des dommages.

Quelques résidantes passent à proximité, d’un pas lent, indifférentes à la tâche des enquêteurs. Elles secouent la tête dès que l’on veut les questionner sur leur vie sous l’occupation russe.

Seule Iryna, qui pousse son vélo entourée d’une meute de chiens qu’elle a recueillis, se montre plus loquace : « Les Russes s’étaient installés partout, se souvient la septuagénaire. Ils se saoulaient et volaient tout ce qu’ils pouvaient dans les maisons. Nous étions effrayés rien qu’à l’idée de sortir de chez nous. »

Elle désigne du doigt un à un les bâtiments détruits tout autour, souvenirs figés de ce qui fut le cœur vivant de Rouska Lozova. « Ici, c’était notre marché d’alimentation. Là, le café, la poste, l’église orthodoxe [qui a servi de quartier général aux Russes, puis aux Ukrainiens]. »

Plus tôt, dans le quartier-dortoir ravagé de Saltivka, où quelques rares familles ont décidé de demeurer ou de revenir, Elena Selenko tenait un discours plus revendicateur. Cette ingénieure de retour chez elle après un exil temporaire en Allemagne doit camper, comme la plupart des habitants. Elle se chauffe grâce à un poêle à bois et se nourrit d’aide alimentaire distribuée par des volontaires. « La Russie est responsable de ces destructions. Elle devra payer ! »

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Même s’il dit n’avoir jamais vu en 20 ans de carrière autant de morts que depuis le début de la guerre, le procureur en chef Olexandr Filchakov refuse de se laisser submerger par la rancœur ou la haine. « L’humain en moi voudrait que tous les coupables soient punis le plus durement possible. Mais en tant que magistrat, je dois travailler objectivement et dans le respect du Code pénal et des lois. »

Des accusations en vertu de l’article 438 (« Violation des règles de la guerre ») du Code criminel ukrainien ont déjà été déposées contre 294 soldats et mercenaires russes, notamment pour torture ; 29 ont été reconnus coupables, dont un a été condamné à 15 ans de prison pour avoir abattu un civil dans la rue parce qu’il téléphonait.

Le procureur considère néanmoins que les condamnations des Russes par les tribunaux ukrainiens ne sont pas une fin en elles-mêmes. Son souhait le plus cher est de voir une instance judiciaire internationale emboîter le pas.

La Cour pénale internationale à La Haye a créé en mai 2022 une équipe d’enquête mixte sous l’égide de l’organisme de coopération judiciaire européen Eurojust : 42 enquêteurs, dont des experts en criminalistique, ont été envoyés sur le terrain en Ukraine par le procureur en chef de la CPI, Karim Khan. Lui-même a dirigé trois missions à Kyiv, Boutcha et Kharkiv. Autant d’efforts « sans précédent » déployés afin de « constituer des dossiers solides concernant les crimes internationaux présumés commis en Ukraine », se félicite-t-on au bureau de Karim Khan. Un premier mandat d’arrêt a été lancé le 17 mars par la CPI contre Vladimir Poutine pour « déportation » et « transfert illégal » d’enfants.

Mais la justice pénale internationale doit toujours naviguer au milieu d’écueils diplomatiques et juridiques, comme le résume la juriste Cécile Aptel.

Le rôle historique de la CPI, dit-elle, est d’agir par « complémentarité » pour juger des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides. La CPI intervient lorsque les justices nationales concernées sont défaillantes, ce qui n’est pas le cas en Ukraine, et ne juge que les hauts responsables (politiques et militaires). Mais jamais par contumace.  

La Commission européenne et l’Ukraine militent donc pour que la Russie et ses dirigeants soient plutôt poursuivis pour « crime d’agression », plus facile et plus rapide à prouver que le « crime de guerre ». Le discours du président russe annonçant le lancement de son « opération militaire spéciale », le 24 février 2022, ainsi que les images de ses troupes sur le sol ukrainien constitueraient des preuves irréfutables, qui permettraient de remonter jusqu’au plus haut niveau politique et militaire. Une condamnation pour crime d’agression peut, de plus, conduire à des réparations financières, comme celles imposées à l’Allemagne après les deux guerres mondiales.

Mais pour qu’une telle procédure soit légale, les États concernés, agresseur et agressé, doivent être signataires du Statut de Rome — qui a institué la Cour pénale internationale en 1998. Or, ni la Russie ni l’Ukraine n’ont ratifié le traité à l’époque. L’Ukraine l’a toutefois « accepté » a posteriori en 2015.

L’autre option plébiscitée par la communauté internationale serait donc de créer un tribunal spécial, parallèle à la CPI et sous l’égide des Nations unies ou de l’Ukraine, pour juger du crime d’agression.

En attendant, sur le terrain, policiers et procureurs continuent leur travail de fourmi. Dans la région de Kharkiv, le procureur Maxim Shulaev s’active six jours sur sept pour que, tôt ou tard, « les responsables paient non seulement ici, mais devant une cour internationale », quelle qu’elle soit. Même s’il ne se fait que peu d’illusions sur les chances de voir le président russe assis un jour dans un box des accusés.

Ce reportage a été réalisé avec la collaboration d’Alexander Pavlov.

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