Le 4 x 4 blindé, escorté par deux agents de sécurité à moto, arrive au petit aéroport en périphérie de Bogotá. Charles Burgess, président de la société américaine Minería Texas Colombia (MTC), en descend pour monter aussitôt dans l’hélicoptère qui l’attend. Plusieurs fois par mois, cet ancien marine et diplomate américain de 62 ans s’envole en direction de Muzo, surnommée la « capitale des émeraudes » par les Colombiens. Dans cette bourgade nichée au creux des montagnes, à 180 km en voiture au nord de Bogotá, se trouve la plus grande mine d’émeraudes du pays. Une des rares à avoir été vendue à des intérêts étrangers, avec l’accord de l’État, qui veut ravoir la mainmise sur cette industrie où sévissent encore trop d’exploitants illégaux. Et avec la bénédiction d’un homme d’affaires colombien à la réputation sulfureuse, surnommé le « tsar des émeraudes ».
Installé sur le siège arrière de l’hélicoptère, coiffé de son casque d’écoute et le visage en partie dissimulé par des verres fumés, Charles Burgess observe les montagnes défiler. « À notre arrivée, des hommes chargeront l’appareil de sacs contenant des émeraudes, que nous rapporterons à Bogotá. Ne les photographiez pas », me dit le président de MTC alors que nous approchons de la piste d’atterrissage de la mine. « Nous ne voulons pas que les gens voient comment nous nous y prenons, pour éviter que l’hélicoptère ne se fasse attaquer. »
Depuis 2009, MTC, propriété de fonds d’investissement privés américains, a injecté plus d’une centaine de millions de dollars dans la modernisation des installations. Mais le changement de garde ne se fait pas sans heurts, car il modifie profondément les habitudes de la région, dont l’activité économique a toujours tourné autour de la mine.

Les émeraudes de la Colombie, plus important producteur mondial (devant le Brésil, l’Afghanistan et la Zambie), ont la réputation d’être plus grosses et d’un vert plus éclatant qu’ailleurs. Elles le doivent à la composition géologique du sol. « La plupart des émeraudes ailleurs dans le monde contiennent davantage de fer, ce qui leur donne une couleur plus jaunâtre », explique Carlos Cedeño, directeur du CDTEC, un laboratoire de gemmologie sans but lucratif créé par l’État à Bogotá.
D’abord exploitées par les populations indigènes, les mines colombiennes sont passées au XVIe siècle aux mains des conquistadors, qui ont fait commerce de la pierre précieuse sur le marché international. À l’indépendance du pays, en 1810, Colombiens et étrangers ont pris le relais, sans grand succès. Jusqu’à la découverte, dans la première moitié du XXe siècle, de nouvelles mines dans la région de Muzo.
Dès lors, des Colombiens affluent de partout, ce qui donne lieu à une exploitation chaotique. La violence atteint son apogée de 1984 à 1990, avec l’éclatement de guerres intestines entre groupes criminels, qui font 3 500 morts, selon les chiffres officiels. À l’issue du conflit, Víctor Carranza, le riche propriétaire de la grande mine de Muzo (il en a acquis les droits d’exploitation de l’État au début des années 1970), s’impose comme le patron. Soupçonné par les autorités de meurtres et d’enlèvements mais jamais condamné, le « tsar des émeraudes » fera appel à sa milice privée pour protéger ses exploitations.

« Pour beaucoup de gens qui travaillaient dans les émeraudes, la parole de Carranza était synonyme de loi », affirme Charles Burgess, qui a fait sa connaissance en 2006. L’Américain est alors premier secrétaire à l’ambassade de Quito, en Équateur. « Un ami commun m’a demandé de le rencontrer parce qu’un membre de sa famille avait besoin d’un visa pour les États-Unis. » Cette rencontre va le propulser au cœur de l’action.
« Víctor Carranza était atteint d’un cancer des poumons et voulait construire quelque chose dont les Colombiens seraient fiers, pour développer l’exploitation des ressources naturelles du pays et créer de la richesse », raconte Charles Burgess. En 2009, après cinq mois de négociations, le « tsar des émeraudes » cède un contrat d’exploitation à MTC, avant de lui vendre ses droits d’exploitation en 2013, peu avant sa mort.
Une fois Carranza décédé, les dirigeants de MTC craignent que des groupes de hors-la-loi ne tentent de saboter les opérations. En septembre 2013, près de 4 000 personnes s’engouffrent effectivement dans les tunnels. « Les gens n’auraient jamais osé s’en prendre à la mine à l’époque de Carranza, parce qu’ils se seraient fait tuer par ses hommes, dit Charles Burgess. Ils savaient que nous, nous devions nous conformer à la loi, alors ils ont tenté leur chance. »

Il faudra deux semaines à l’armée, qui patrouille régulièrement dans le coin, pour venir à bout de l’occupation. Dans l’intervalle, 3 personnes meurent et 10 sont blessées dans l’effondrement d’un tunnel. L’enquête est toujours ouverte. En 2015, la même histoire se répète : une vingtaine d’hommes armés font exploser l’entrée de la mine et volent pour 30 millions de dollars d’émeraudes. L’enquête sur cette affaire poursuit aussi son cours.
« La plupart des gens qui nous ont attaqués sont très pauvres et ont simplement été manipulés par ces mafieux », croit Charles Burgess.
Recluse au cœur des montagnes, la ville de Muzo offre peu de perspectives à ses 9 000 habitants. Près du tiers vivent sous le seuil de la pauvreté, d’après le Département national administratif des statistiques (DENA). Et si 75 % tirent des revenus du commerce des émeraudes, à peine le tiers travaillent pour une entreprise, les autres besognant dans des mines informelles à ciel ouvert, selon un rapport du département de Boyacá publié en 2013.

À l’époque de Víctor Carranza, la mine était exploitée par une vingtaine de sous-traitants. Ces derniers partageaient les profits avec lui, et rémunéraient leurs mineurs (une quinzaine chacun) comme bon leur semblait. Avec MTC, les pics ont été remplacés par de la machinerie lourde à la fine pointe de la technologie. Les quelque 700 employés — dont environ 10 % sont des femmes — reçoivent un salaire mensuel de base équivalant à 500 dollars américains, soit près de deux fois le salaire minimum du pays, en plus d’une assurance maladie, d’une sécurité sociale et de bourses d’études pour leurs enfants. La société minière a apporté beaucoup de changements, explique Martiniano Velásquez, l’unique prêtre de Muzo. « Par exemple, elle encourage les jeunes à poursuivre leurs études. Mais pour les habitants, il faut un temps d’adaptation. La plupart n’ont jamais travaillé pour une entreprise. »
Afin de gagner le soutien de la population, MTC a investi dans des programmes d’art et de sport dans les écoles, dans l’attribution de bourses d’études, dans l’embauche de femmes pour la confection des uniformes de l’entreprise. « Nous ne pouvons pas engager tout le monde », dit María Luisa Durrance De Obaldía, anthropologue colombienne responsable du volet développement social à MTC. « Ils n’ont pas toujours les compétences nécessaires pour occuper des emplois mieux rémunérés, parce que leur niveau d’instruction est trop bas, poursuit-elle. C’est pourquoi nous voulons investir dans le potentiel des prochaines générations locales. »

À la sortie de la mine de Muzo, des dizaines de barequeros (des mineurs amateurs) s’affairent depuis le petit matin à chercher des émeraudes dans le sol et dans la rivière qui coule tout près, sous le regard des agents de sécurité de MTC. Mais la récolte est maigre depuis que les autorités du pays appliquent le code des mines — une loi adoptée 14 ans plus tôt, qui impose aux entreprises d’avoir un plan environnemental. Plus question de rejeter la terre extraite des tunnels aux abords des terrains miniers ; il faut maintenant l’entreposer dans des lieux désignés. « On meurt de faim ! Tous les jours, les émeraudes partent en hélicoptère. Nous n’arrivons plus à gagner notre vie. On creuse 12 heures par jour pour ne gagner que 3 000 pesos [un dollar américain] », se plaint Carlos, un barequero.
Le président de MTC, pour sa part, fait valoir que « le gouvernement n’accepte plus que les mines soient gérées sans payer d’impôts et de redevances ni qu’elles soient impliquées dans le blanchiment d’argent ». L’État impose désormais aux sociétés minières des redevances de 2,6 % sur la valeur des exportations, dont 1 % est destiné à un fonds national pour le développement social.
Darío Mahecha, secrétaire des Mines et de l’Énergie pour le département de Boyacá et avocat spécialiste du droit minier, travaille depuis plusieurs années auprès des barequeros. « Nous aimerions, par exemple, créer des coopératives, qui pourraient être employées par les sociétés minières afin de disposer de la terre extraite de leurs mines. De cette manière, les barequeros pourraient continuer à fouiller la terre de manière sécuritaire et les coopératives toucheraient un revenu », explique-t-il.
MTC a apporté de meilleurs salaires et favorisé le développement économique dans la région, dit le secrétaire des Mines, « mais il y aura toujours des barequeros. Il faut donc trouver un terrain d’entente. »
Cet article a été publié dans le numéro de janvier 2018 de L’actualité.