À l’annonce du confinement, pendant que beaucoup d’habitants des villes cherchaient une retraite au vert, les Vénitiens sont restés à Venise, faisant corps avec leur ville, comme l’équipage d’un navire au cœur de la tempête. Venise s’en est montrée reconnaissante, déployant pour eux seuls des sortilèges que la folie du tourisme de masse avait fini par occulter. Alors qu’elle n’a jamais été aussi inaccessible, les photos de sa splendeur nue font le tour du monde, redorant son image et suscitant à l’extérieur le désir légitime de s’y précipiter dès que possible.
Maintenant que nous entrons dans une longue convalescence, les Vénitiens font face à une situation cornélienne. Retombés amoureux d’une Venise rendue à ses habitants, à ses enfants, à sa langue et à son calme, leurs cœurs ne peuvent se résoudre sans douleur à être de nouveau dépossédé de leur ville par un tourisme sans foi ni loi. La raison, quant à elle, rappelle que Venise est dramatiquement dépendante du tourisme et qu’il va bien falloir recommencer à la partager. Mais plus à n’importe quel prix.
Durant les prochaines semaines, Venise va donc peu à peu renouer avec le reste du monde. Mais il faudra sans doute longtemps avant que le reste du monde revienne en nombre à Venise. Ce sursis ne sera pas de trop pour penser autrement le tourisme, et la réflexion, pour être fructueuse, devra être menée des deux côtés, par les Vénitiens et par ceux qui souhaitent leur rendre visite.
Venise est un amplificateur d’émotions. Ceux qui l’aiment et la connaissent savent certainement de quoi je parle : si l’on y arrive simplement heureux, elle nous rend euphorique. À l’inverse, un vague sentiment de tristesse peut s’y transformer en désespoir. En exacerbant notre sensibilité, Venise nous rend réceptifs à tout ce qu’elle a à offrir, inspire ceux qui ont vocation à créer.
Ce que l’on vient chercher à Venise, c’est la ville elle-même avec son histoire, son héritage artistique et culinaire, ses artisans dont le savoir-faire perpétue des traditions nées dans la lagune et dont Venise n’a jamais cessé d’avoir besoin pour conserver ou restaurer son patrimoine. C’est aussi un cosmopolitisme foisonnant qui fait partie de l’histoire de la ville et qui, longtemps, a nourri sa créativité et fait sa richesse dans un échange perpétuel de savoirs, d’idées, de marchandises.
Pour survivre, Venise doit choyer ses artisans. Ceux dont elle a absolument besoin pour prendre soin de son patrimoine. Ceux qui aujourd’hui ne trouvent personne à qui transmettre leur art dont on manque déjà cruellement lorsqu’il s’agit de restaurer un lustre, une tenture, un palais… Ceux qui, il y a vingt ou trente ans encore, portaient loin au-delà des frontières de Venise la réputation de ses étoffes, de ses dentelles, de ses verreries que les grands noms de la mode ou de la décoration adoptaient pour leurs propres créations. Ceux qui permettaient aux touristes de rapporter chez eux une nappe brodée à la main ou un verre soufflé à la bouche dont ils ne se lassaient jamais car ceux-ci étaient un petit morceau de l’âme de Venise et leur rappelaient pour toujours l’éblouissement de leur séjour.
Pour survivre, Venise doit accueillir ses visiteurs comme des invités et les encourager à se comporter comme tel.
On rêve de voir disparaître tant de lieux sans âme où celui qui dort ou mange est traité comme un mouton à tondre entre deux marathons dans des « calle » bondées où les vendeurs de pacotilles le grugent. On rêve de voir fleurir des boutiques où Vénitiens et visiteurs auraient le même intérêt à trouver des produits de qualité. On rêve d’une Venise où Vénitiens et visiteurs pourraient partager leur amour commun pour elle.
On rêve aussi d’une ville où, à la faveur des nouvelles technologies ou du développement du télétravail, d’autres activités non touristiques pourraient voir le jour, créant des emplois et attirant de nouveaux habitants.
On rêve que Venise redevienne la ville des musiciens, des peintres, des écrivains, des sculpteurs, nourrissant de leur inspiration des œuvres à ajouter au patrimoine d’une ville qui ne doit devenir ni un parc d’attractions, ni un musée.
On rêve de ne pas être, au sortir de cette crise, la génération qui achèvera de détruire en moins d’un quart de siècle la merveille des merveilles édifiée il y a plus de mille ans. Aucun Vénitien, aucun amoureux de Venise, d’où qu’il soit, ne peut vouloir cela.
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Merci pour cet article! Hâte de voir quelles mesures la Mairie pourra prendre pour diminuer le nombre de touristes, et comment assurer une qualité de touristes (comment définir un bon touriste, d’abord?).
J’étais à Venise quelques jours après l’annonce d’un nouveau coronavirus, en janvier. Pendant ce mois, Venise est déserte le soir, et tranquille partout sauf une ou deux rues marchandes. Même la place Saint-Marc était presque vide. Je peux imaginer si Venise était comme ça tout le temps, wow!