
74, rue de l’Harmonie
Voici l’adresse de l’homme qui affronte l’Europe avec un programme anti-austérité depuis son élection, le 25 janvier dernier, en Grèce. Un modeste immeuble de sept étages, recouvert de crépi beige, avec vue sur un terrain vague parsemé de quelques bicoques à l’abandon : l’endroit n’a rien de luxueux. D’ailleurs, difficile de trouver mieux au cœur de Kypseli, l’un des faubourgs les plus malfamés d’Athènes. Surnommé la « Ruche » en raison de son impressionnante densité de population, le quartier est devenu une zone défavorisée que les Athéniens préfèrent bien souvent éviter.
C’est pourtant là que le premier ministre de la Grèce, Aléxis Tsípras, 40 ans, réside avec sa femme, ingénieure en électricité, et leurs enfants, Phébus-Paul (5 ans) et Orphée-Ernesto (2 ans) — prénommé ainsi en hommage à Che Guevara, son idole.

On est loin des opulents bâtiments du centre-ville que possèdent bien des politiciens grecs. Le premier ministre, il est vrai, a été élu pour mettre fin aux mesures de rigueur imposées depuis 2010 par la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire international et Banque centrale européenne) pour tenter de résoudre la crise de la dette. Il a choisi l’environnement modeste de sa jeunesse, un cadre qu’il a vu se dégrader depuis cinq ans, à mesure que s’amplifiait la « catastrophe humanitaire » de la Grèce.
À proximité de l’appartement de la famille Tsípras, les stigmates de cette crise s’observent à chaque coin de rue. À commencer par les étiquettes jaunes qui tapissent les portes d’entrée de tous les bâtiments, sans exception. Quatre, cinq, parfois six autocollants par bâtiment, sur lesquels on peut lire en majuscules rouges : « À vendre ». Les ternes immeubles des années 1970, placardés de graffitis, se sont en effet rapidement vidés de leurs habitants.
Aujourd’hui sans emploi, comme un jeune sur deux en Grèce, Stella Evgenikos, 26 ans, estime que le quartier s’est transformé en un ghetto de pauvres : « On se croirait dans un pays du tiers-monde, alors que nous sommes au cœur d’une capitale européenne. »
Stella Evgenikos était vendeuse dans un magasin d’électroménagers de Kypseli. Les commerces n’ayant pas été épargnés par la récession (un sur quatre a fermé dans le quartier), le magasin a mis la clé sous la porte. Depuis six mois, la jeune femme vit dans le noir, l’électricité étant devenue trop chère pour elle : près de 70 euros par mois pour son appartement de 52 m2. « J’ai la chance de toucher une allocation de chômage de 360 euros, puisque je suis sans emploi depuis moins d’un an. Mon loyer est de 250 euros, donc, ce qu’il me reste, je l’utilise pour m’acheter de quoi manger », dit-elle. Sa facture d’électricité a presque doublé en quelques années, alors que son pouvoir d’achat a diminué de moitié.
La jeune femme héberge sa mère, retraitée qui reçoit une petite pension de quelques centaines d’euros. « Je m’éclaire à la bougie et j’utilise un petit réchaud pour cuisiner. J’ai l’impression de vivre au XIXe siècle. Un vrai saut en arrière… » Une situation pourtant loin d’être unique : près de 10 % de la population vivrait sans électricité dans le pays, selon la compagnie publique d’électricité DEI.
Stella Evgenikos parvient à s’en sortir en proposant ses services au noir comme femme de ménage dans les quartiers plus huppés de la capitale, mais elle constate que bon nombre de ses voisins ont sombré dans la misère. « Regardez devant le supermarché, c’est comme ça tous les soirs ! » dit-elle en ouvrant sa fenêtre. « Vers 21 h 30, juste après la fermeture du magasin, les gens font les poubelles pour récupérer les invendus arrivés à leur date de péremption. »
Parmi eux, une majorité d’immigrés, africains, albanais ou pakistanais, qui représentent près de la moitié des 150 000 habitants de la « Ruche ». Originaire du Ghana, Kwame (immigré clandestin, il ne souhaite pas que son nom de famille soit mentionné), 32 ans, est arrivé en Grèce en 2007 après un parcours du combattant : un avion jusqu’en Turquie, puis une périlleuse traversée en bateau d’Izmir à l’île de Chios, payée environ 1 000 dollars, au cours de laquelle plusieurs migrants sont morts noyés.
Au départ, Kwame ne devait pas rester, il voulait rejoindre les Pays-Bas. Mais pour cela, selon les règles de l’Union européenne, il faut au préalable obtenir une carte de séjour. Mission quasi impossible en Grèce, où la bureaucratie est dépassée par l’afflux massif d’étrangers. Seuls 20 fonctionnaires permanents sont chargés d’examiner les 750 000 dossiers en attente.
Le Ghanéen rêve qu’Aléxis Tsípras tienne ses promesses d’améliorer le sort des migrants. Le nouvel homme fort du pays a déjà lancé des réformes ayant pour objectif la fermeture des centres de détention pour clandestins ou encore la naturalisation des enfants d’immigrés. Des mesures qui sont loin de faire l’unanimité, notamment auprès des Grecs indépendants, les alliés de la droite nationaliste du gouvernement, et plus largement au sein d’une partie de la population, exaspérée par le nombre croissant d’immigrants clandestins sur son sol.
Environ 70 % de la population grecque approuve l’action du premier ministre dans le bras de fer qui l’oppose aux créanciers européens.
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Kwame, qui survit en vendant à la sauvette des DVD piratés, espère que ces réformes feront évoluer les mentalités. « Avec la crise, notre quotidien a changé dans le quartier. Les Grecs sont devenus très agressifs envers nous. On doit se cacher », explique le migrant, qui dort au sous-sol d’un petit immeuble en compagnie d’une dizaine de camarades d’infortune. « Hier, des militants d’Aube dorée ont fait une descente à quelques rues de chez moi ; ils ont tabassé des amis avec des barres de fer ! Il faut que Tsípras mette fin à cet enfer. »
Aube dorée, parti d’extrême droite arrivé troisième aux dernières élections (6,3 % des suffrages), dit ouvertement vouloir « nettoyer la ville des immigrés clandestins ». Régulièrement, des milices armées s’attaquent aux vendeurs ambulants et aux squats d’étrangers.
Face à eux, des militants d’extrême gauche, antifascistes, organisent la résistance en patrouillant dans le quartier et jusqu’au cœur des fiefs d’Aube dorée. C’est le cas, par exemple, devant l’église conservatrice de la place Agios Panteleimonas, à quelques centaines de mètres de l’appartement du chef du gouvernement : tous les mardis et jeudis, de 19 h à 21 h, une soixantaine d’anarchistes s’y réunissent, en tenue de combat et bâtons à la main. En n’attendant qu’une chose, que Syriza, le parti d’Aléxis Tsípras, « résolve la crise pour voir disparaître les fascistes ».
À Kypseli, tout le monde connaît l’adresse du premier ministre, un immeuble désormais encerclé par des policiers en uniforme et en civil, mais peu disent avoir déjà croisé celui-ci. Dans les commerces alentour, on répète « qu’il arrive et repart toujours en voiture ». Aucune importance pour Manolis Tsampalakis, chauffeur de taxi de 40 ans qui demeure à quelques pâtés de maisons de là. « Tsípras comprend la tragédie que vit la Grèce, tout simplement parce qu’elle est sous ses yeux », dit-il.

Contrairement à certains électeurs de droite, qui reprochent à Aléxis Tsípras son manque d’expérience et ses propositions irréalistes, 70 % des Grecs approuvent l’action du premier ministre dans le bras de fer qui l’oppose aux créanciers européens. « Il sait mieux que personne à quel point nous avons perdu notre dignité à la suite de toutes les mesures de rigueur que la troïka nous a imposées. Nous avons été asservis, il va tenter de nous délivrer de nos chaînes », soutient Manolis Tsampalakis.
Et le difficile compromis arraché à Bruxelles il y a quelques semaines pour prolonger le plan d’aide financière, au prix de nombreuses concessions sur les mesures sociales, n’a pas vraiment entaché l’espoir ambiant : « Tsípras n’a jamais promis que tout serait réglé en un coup de baguette magique ! Je suis sûr que, petit à petit, il gagnera du terrain, dit Manolis. Les Grecs ont cessé de rêver depuis longtemps, nous avons tous conscience que le changement prendra du temps et que la route est encore très longue. »
« Mais on croit en lui parce qu’on sait d’où il vient. Le fait qu’il habite parmi nous prouve qu’il n’est pas comme les autres politiciens, déconnectés de la réalité… »
Quand les banques ont prêté de l’argent à la Grèce, elles ne lui ont pas demandé de se réformer. Pouquoi, maintenant, on exige d’elle des réformes ?
Parce qu’ils paye pas leur dette de la façon que le prêt était convenu.