Attentats de novembre : le dernier commando à Paris

Un mystérieux quatrième commando kamikaze devait frapper lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015, qui ont fait 130 morts. Voici le récit d’une sombre randonnée interrompue.

Photo : Fabrice de Pierrebourg

L’homme trapu, crâne rasé, petite barbe, le front marqué par la « bosse de la prière » des croyants très pieux, se penche vers la paroi du grand box vitré de la Cour d’assises spéciale, à Paris, où se déroule le mégaprocès des 20 accusés des attentats du 13 novembre 2015. Ce soir-là, trois commandos ont tué 130 personnes et en ont blessé plus de 300, dont au Bataclan. « Je savais qu’il y aurait un attentat, mais pas de cette ampleur. Je ne connaissais pas les détails. Je ne savais pas que je devais mourir », souffle Muhammad Usman, un Pakistanais de 29 ans, soupçonné avec un des coaccusés, l’Algérien Adel Haddadi, d’avoir fait partie d’un quatrième commando, qui devait frapper le même soir dans un lieu toujours inconnu.

Les quatre ans d’enquête — et 2 259 interrogatoires menés par un millier d’enquêteurs — qui ont conduit à ce mégaprocès n’ont cependant pas encore levé totalement le voile sur ce mystérieux quatrième commando de kamikazes. La revendication par le groupe armé État islamique évoquait une attaque dans le 18e arrondissement, qui n’a jamais eu lieu. Et il y a cet énigmatique dossier intitulé « Groupe métro », exhumé de l’ordinateur d’un membre de cette cellule… 

Seule certitude : le duo de kamikazes n’a pu arriver à temps pour mourir comme prévu dans le plan. 

Le soir du 13 novembre 2015, trois équipes ont frappé au Stade de France, sur des terrasses de restaurants ainsi qu’au Bataclan. Sept djihadistes se sont fait exploser sur les lieux de leurs attaques. Deux autres ont été tués cinq jours plus tard dans leur planque. Seul Salah Abdeslam a pu fuir en Belgique après s’être débarrassé de sa ceinture explosive défectueuse. Il est aujourd’hui assis dans le même box que les autres accusés, sous la garde d’une trentaine de gendarmes. 

Selon le scénario révélé lors de l’enquête, Adel Haddadi, Muhammad Usman et les deux Irakiens kamikazes du Stade de France devaient rejoindre clandestinement la Belgique, base arrière de la cellule, en empruntant la « route des migrants ». Le 1er octobre, le quatuor quitte la Syrie pour la Turquie, avec 3 000 dollars américains, des téléphones et de faux papiers. Les quatre embarquent à Izmir dans un bateau pneumatique au milieu d’une cinquantaine de réfugiés en direction de l’île grecque de Leros. Le 3 octobre, première embûche. Sitôt débarqués, Usman et Haddadi sont arrêtés par les autorités grecques à cause de leurs faux passeports. Ils seront incarcérés un mois. Leurs acolytes irakiens réussissent, eux, à se faufiler au travers des mailles du filet.

Une fois libérés, les deux hommes reprennent leur périple vers la France. Mais il est déjà trop tard. Deux jours après les attentats, ils sont interceptés en Autriche, puis envoyés dans un camp de demandeurs d’asile, où ils sont arrêtés un mois plus tard, le 10 décembre 2015. C’est en fouillant dans le téléphone de Haddadi que les Autrichiens vont confirmer leur lien avec le Belgo-Marocain Oussama Atar, chef du bureau des opérations extérieures (ou « OpEx ») de l’Amniyat, cette cellule secrète au sein du groupe armé État islamique, chargée de la sécurité intérieure du califat, mais aussi de l’organisation des attentats en territoire étranger. Atar est considéré par les enquêteurs comme l’un des instigateurs du plan — qui aurait été échafaudé à Raqqa, en Syrie — et le coordonnateur des attentats de Paris. 

Les quatre ans d’enquête qui ont conduit à ce mégaprocès n’ont pas encore levé totalement le voile sur ce mystérieux quatrième commando de kamikazes. Seule certitude : il n’a pas pu arriver à temps.

« L’État islamique avait changé de stratégie pour les attentats du 13 novembre après des échecs précédents en Europe », explique Matthieu Suc, journaliste au site français d’informations Mediapart et auteur du livre Les espions de la terreur (HarperCollins, 2020), sur les coulisses de l’Amniyat. « Il avait sélectionné des djihadistes aguerris, habitués au combat. Des vrais de vrais ! Certains faisaient partie de ses brigades de forces spéciales. »

Six ans après les faits, les attentats du 13 novembre sont décortiqués dans une grande salle en bois clair construite symboliquement au cœur de Paris, dans le hall majestueux de l’ancien palais de justice. Un procès spectaculaire, à l’image des attentats : neuf mois d’audience, un dossier d’enquête d’un million de pages, 330 avocats et plus de 2 000 parties civiles (survivants et proches des victimes).

Et 20 accusés représentatifs d’une cellule terroriste type, avec ses donneurs d’ordres, logisticiens, artificiers et exécutants. Onze sont présents dans le box sécurisé, trois comparaissent libres, un est toujours détenu en Turquie, et cinq sont jugés en leur absence même s’ils sont présumés morts à la suite d’assassinats ciblés en Syrie. Parmi ces fantômes, Oussama Atar.

Muhammad Usman, lui, s’évertue à jouer sur les mots, à lisser son personnage, à minimiser son rôle funeste, comme Adel Haddadi — qui soutenait la semaine précédente, lors de son interrogatoire, avoir été sélectionné par le groupe État islamique pour participer à l’opération parisienne alors qu’il était simple cuisinier, « parce qu’[il] était serviable ».

Jamais Muhammad Usman ne prononce le mot « kamikaze ». Il martèle qu’il devait commettre « une action violente […], juste prendre la revanche ». Mission qu’il a acceptée après avoir visionné une vidéo d’enfants tués par des « avions français ». Aux enquêteurs autrichiens et français, il avait pourtant avoué qu’Atar lui avait ordonné « d’aller commettre un attentat-suicide en France », avec la promesse d’une « vie paisible au paradis » s’il devenait shahid (martyr).

« Le profil d’Usman n’a rien à voir avec celui des jeunes gens qui s’endoctrinent, partent en Syrie sur un élan romantique pour combattre Bachar al-Assad, puis finissent au sein de l’État islamique, commente Matthieu Suc. Les informations obtenues auprès des services de renseignement pakistanais en font plutôt un djihadiste de longue date. » Quelques années avant de partir en Syrie, l’accusé aurait en effet disparu de son village pour rejoindre les rangs de Lashkar-e-Taïba. Ce groupe islamiste armé pakistanais ayant des liens avec al-Qaïda et les talibans est notamment responsable de l’attaque terroriste survenue à Mumbai (Inde) en 2008. Un attentat meurtrier multilieu qui préfigurait exactement ceux de Paris.

Muhammad Usman soutient quant à lui être entré dès 2008, à l’âge de 15 ans, dans une madrasa (école coranique). Il y serait resté jusqu’en 2014 environ, à étudier la religion. Il dit avoir ensuite été recruté sur Facebook par un certain Abou Obeida, qui « avait le don de manipuler le cerveau des gens ». Ce dernier lui avait envoyé des vidéos de propagande, pour l’inciter à rejoindre le « califat » de l’État islamique, dont il lui brossait un portrait idyllique. Usman déclara lors de l’enquête avoir été effectivement séduit par ce qu’il a vu sur place : « Pour un adultère, la sanction est la lapidation. Les homosexuels, on les monte au sixième étage et on les jette dans le vide. On coupe la main des voleurs. »

Convaincu, Muhammad Usman a entamé au printemps 2015 un long périple vers la Syrie. Où il n’aurait pas fait grand-chose, à part rester « à la maison et à la mosquée », affirme-t-il, imperturbable, devant la Cour. Pareil en Irak, où le groupe terroriste l’a ensuite transféré pour quelques semaines.

Ce n’est qu’une fois de retour à Raqqa que le Pakistanais se serait vu confier par Atar la mission de « la vengeance ».

« Ces attentats, c’est vraiment triste et une catastrophe pour l’humanité », lâche-t-il lorsqu’une avocate lui demande s’il condamne l’État islamique.

Son interrogatoire s’achève. Et l’énigme du quatrième commando persiste.