Aux armes, Ukrainiens !

Dans les villes et les villages d’Ukraine, toute la population se mobilise pour repousser l’assaut russe, a constaté sur le terrain notre reporter Fabrice de Pierrebourg.

Dmytro, 18 ans, s’entraîne pour le combat à Kamianka-Bouzka. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

L’homme garde en permanence la main sur sa carabine ultralégère noir mat, portée en bandoulière sur son blouson de cuir. Son arme ne le quitte pas, même lorsqu’il s’assied, le temps d’une pause déjeuner, devant une table couverte de sacs de pain blanc tranché, de pots de confiture et de paquets de biscuits. Cette KelTec SUB2000 semi-automatique de calibre 9 mm, au silencieux peint aux couleurs de l’Ukraine, résume parfaitement ce qui rend fier ce propriétaire d’un magasin d’armes à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine : son arme et son pays.

« Je suis prêt à rester ici autant qu’il le faudra, jusqu’à la fin », assure Oleg, rencontré dehors quelques minutes plus tôt, alors qu’il était planté derrière une pile de sacs de sable, quelques cocktails Molotov et une rangée de « hérissons », ces obstacles antichars en acier qui ressemblent à des croix couchées. La fin étant à ses yeux LA victoire contre l’armée de Poutine.

Ce cinquantenaire trapu a choisi comme nom de guerre « Dynamite », pour faire allusion à la raison sociale de son magasin, mais surtout pour renforcer son personnage de dur à cuire. Le jour de notre rencontre, il montait la garde en compagnie d’une demi-douzaine d’autres volontaires à un point de contrôle établi sur une large avenue, près de l’aéroport de Lviv, cité médiévale de la taille de Québec située dans l’extrême ouest du pays, près de la frontière avec la Pologne. Il est un de ces dizaines de milliers d’Ukrainiens de tous âges et de toutes conditions sociales qui, depuis le début de l’invasion russe le 24 février, ont quitté emploi, commerce, études ou famille pour s’engager au sein d’une unité locale de la Force de défense territoriale. 

Oleg m’a invité à le suivre jusque dans cette chaufferie des immeubles résidentiels voisins du point de contrôle, vestiges architecturaux de l’époque soviétique — des années 1920 jusqu’à la dislocation de l’URSS en 1991, l’Ukraine était une république soviétique. Cette pièce haute de plafond, parcourue de tuyaux industriels et aux murs de briques badigeonnés de peinture blanche, sert de salle de repos à ce groupe d’hommes et de femmes armés et vêtus de tenues de combat dépareillées.

La chaufferie de Lviv, convertie en salle de repos, où Oleg, alias Dynamite, et ses collègues ont élu domicile. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Il y a là Zoriana, 35 ans, chef cuisinière et volontaire depuis 2014, Bogdan, 27 ans, entraîneur physique, Taras, 34 ans, ingénieur en géodésie, ou encore Maxim, 19 ans, étudiant en relations internationales, qui alterne un jour à l’université et un jour sur le terrain. Sa seule connaissance des armes se résume aux modèles à air comprimé. Rien pour inquiéter l’étudiant néanmoins. « Le monde est avec nous et nos soldats ont acquis de l’expérience depuis la guerre dans le Donbass. Chacun en Ukraine doit faire ce qu’il peut pour son pays, justifie Maxim. C’est notre devoir. » 

Lors du conflit de 2014 avec les séparatistes prorusses dans la région orientale du Donbass, les milices avaient donné un bon coup de main aux forces armées ukrainiennes, moins équipées et entraînées que maintenant. Mais des questions s’étaient posées sur leur encadrement et le statut légal de leurs membres, non soumis aux lois internationales de la guerre. Sans oublier le cas du bataillon paramilitaire Azov, accusé alors de violation des droits de la personne par l’ONU, Human Rights Watch et Amnistie internationale. Il s’était distingué par son noyau de combattants, dont son fondateur, adhérant aux idéologies suprémaciste et néonazie. Bien qu’Azov ait été intégré en novembre 2014 comme régiment au sein du ministère de l’Intérieur, cette réputation sulfureuse passée lui colle à la peau et sert aujourd’hui de justification au président russe pour « dénazifier » l’Ukraine.  

Les unités civiles comme celle d’Oleg sont désormais régies par la Loi sur les fondements de la résistance nationale, signée en juillet 2021 par le président Zelensky et entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Cette loi vise un objectif ambitieux : recruter jusqu’à deux millions de citoyens qui, telle une vraie armée, seront organisés en brigades et bataillons. 

L’appel aux volontaires avec ou sans expérience du combat, lancé les premiers jours de la guerre par le ministère ukrainien de la Défense, en complément de la mobilisation générale des réservistes de 18 à 60 ans, a connu un succès fulgurant dans ce pays d’un peu plus de 43 millions d’habitants. Début avril, la nouvelle Force de défense territoriale comptait déjà dans ses rangs 110 000 Ukrainiens, hommes et femmes, contrats signés et armes en main.

« Ce chiffre est supérieur à celui des effectifs permanents de plusieurs armées en Europe, preuve que la brutalité barbare des Russes et leur arrogance ont eu un effet incroyablement mobilisateur », souligne, admiratif, Andriy Shevchenko, ambassadeur d’Ukraine au Canada de 2015 à 2021 et officier réserviste, que je rencontre à Lviv.

Cet engouement pour la défense territoriale n’est que le « sommet de l’iceberg d’un engagement et d’une bravoure impliquant des millions de personnes », soutient-il.

Jour après jour depuis le début de l’invasion russe, le président Zelensky contribue à galvaniser cette ferveur patriotique. Vêtu de son incontournable t-shirt kaki, il martèle que « l’avenir du peuple ukrainien dépend de chaque citoyen ». Ou lance un appel à « l’offensive » directe : « Dans toutes nos villes où l’ennemi est entré, vous devez vous battre ! Comme à Kherson. Comme à Melitopol. Vous devez sortir et chasser ce mal de nos villes. » Même les volontaires étrangers, y compris des Canadiens, ont été sollicités pour rejoindre la Légion internationale, intégrée à la Force de défense territoriale.  

En marge de ces structures officielles sont aussi apparues une multitude d’unités créées entre amis ou voisins, pour gérer un poste de contrôle dans leur quartier. 

Grâce à cet imposant système de volontaires déployés dans leur région, les autorités ukrainiennes ont réussi à tisser un filet sécuritaire redoutablement efficace sur tout le territoire. Et à concentrer les troupes sur les fronts face aux Russes.

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Obroshyne, une petite ville d’environ 4 200 habitants en périphérie immédiate de Lviv, est l’archétype de la localité qui a réussi à mobiliser l’ensemble de sa population. Élus, employés municipaux et habitants se sont retroussé les manches non seulement pour assurer la sécurité de leur collectivité et apporter un soutien logistique à leur armée, mais aussi pour offrir l’hospitalité aux déplacés fuyant les zones bombardées.

Ludmila Dmytryk, directrice de l’école primaire et secondaire, ne se fait pas prier pour montrer comment, avec l’aide des enseignants, elle a réaménagé en lieux d’hébergement d’urgence certaines classes, le gymnase et la cantine des élèves — qui étudient à distance en raison de la guerre. Soixante-dix personnes peuvent être accueillies en même temps dans des conditions décentes, grâce à des dons de la population ainsi que des entreprises et des Églises locales. Les réserves débordent de nourriture, de bidons d’eau et de vêtements destinés aux réfugiés et aux forces armées, que des bénévoles trient sans relâche. Une générosité qui ne surprend pas Ludmila Dmytryk. 

À ses côtés, Natyala, 66 ans, tout juste rescapée de l’enfer d’Irpin, dans la proche banlieue de Kyiv, acquiesce : « Nous sommes tous “un pays” et possédons tous ce sens du devoir et de l’hospitalité. Mais je suis impressionnée par ce que je vois ici… »

Natyala savoure cette chaleur humaine après un confinement de 10 jours dans un sous-sol, une fuite éperdue à pied à travers la forêt, sous les tirs russes, et un bombardement. Elle se trouvait parmi les dizaines d’habitants apeurés sous le pont à moitié effondré d’Irpin, debout, serrés les uns contre les autres, des images qui ont fait le tour du monde. 

Ce que Natyala louange est le fruit d’une partie du travail méthodique effectué dès l’automne 2021, au moment où les rumeurs de guerre enflaient, se félicite le maire d’Obroshyne, Yvan Hollej, 37 ans. « Nous nous sommes organisés à l’avance. Nous avons recensé les lieux potentiels d’accueil des réfugiés, préparé notre réseau d’abris, bâti notre système d’alerte et de communications, stocké des génératrices, de l’essence, etc. » Ne restait plus qu’à finaliser les « patrouilles citoyennes de surveillance ».

Maintenant que les troupes russes se concentrent sur l’est et le sud de l’Ukraine, Yvan Hollej peut enfin souffler un peu, après plusieurs nuits passées à tenter de dormir sur un lit de camp dans sa mairie et à patrouiller sur le terrain. « C’est le premier jour où je suis en habit civil de maire », dit-il en riant. Il attend les armes que le gouvernement doit lui envoyer. « Mais, précise-t-il, on ne pourra les utiliser qu’en cas d’attaque directe et sur ordre des autorités régionales. »

À ses côtés, en tenue de combat, lunettes de sport remontées sur le devant du crâne, Roman, son chef de la défense territoriale, a les yeux rougis par les nuits blanches. Jusqu’en février, Roman occupait le fauteuil de responsable municipal du développement économique. Le local de la mairie qui servait à accueillir les entrepreneurs du coin a été transformé en centre de commandement. 

« Pas de photos ici », nous prévient le maire. Assis à un petit bureau sur lequel sont posés une carte détaillée de la ville et un ordinateur portable, un volontaire écoute les communications en provenance des patrouilles et des postes de contrôle disséminés dans les rues.

Ils sont une foule d’habitants dans tout le pays à se relayer ainsi 24 heures sur 24, prêts à appeler les forces de sécurité ukrainiennes à la rescousse en cas de grabuge ou de présence d’individus suspectés d’être des « saboteurs ». Ces espions ou militaires russes infiltrés pour commettre des assassinats, saboter des infrastructures essentielles ou repérer des cibles de bombardements sont la hantise numéro un.

Cette traque permanente vaut aux journalistes étrangers d’être souvent l’objet de contrôles d’identité, y compris dans les zones les plus reculées. Je ne compte plus les fois où, pendant mon périple à la fin mars, des miliciens civils, des militaires ou encore des membres du service de sécurité intérieure ont épluché puis photographié mon passeport ainsi que l’accréditation délivrée par le ministère de la Défense.

Un simple arrêt dans un village pour photographier un paysage bucolique tranchant avec les scènes de guerre et de désolation nous a valu, à mon collègue accompagnateur et moi, d’être rapidement entourés par des hommes au regard inquisiteur, certains armés, venus de je ne sais où. Ils avaient été alertés par un voisin de la présence d’individus au « comportement suspect ».

« Nous devons tous être très vigilants, explique le maire Yvan Hollej. Détecter et prévenir les dangers sont deux des missions primordiales des unités de défense territoriale. L’aéroport de Lviv, déjà bombardé, n’est qu’à 5 km d’ici. Nous avons déjà arrêté des individus suspects que nous avons remis entre les mains de la police. »

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J’étais à Lviv, le 18 mars, lorsque quatre missiles balistiques russes tirés depuis un navire de guerre positionné en mer Noire ont pulvérisé un hangar de réparation d’avions, dans la zone aéroportuaire voisine. Les immeubles de tout le secteur ont été secoués. C’était la première fois depuis le début de la guerre, 22 jours plus tôt, que cette ville de 700 000 habitants était visée. Lviv est située à 70 km de la frontière polonaise, ce qui en fait une base arrière militaire, diplomatique et humanitaire. 

On se promène dans cette ville fondée au XIIIe siècle en levant la tête vers les façades d’immeubles crépis aux délicates teintes pastel, agrémentées de corniches et autres ornements sculptés dans la pierre. Dans son centre historique, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, les joyaux les plus précieux sont désormais dissimulés sous des écrins censés les protéger des bombardements. Les vitraux de la cathédrale sont masqués par des plaques de métal brillantes comme du papier d’aluminium. Place Rynok, les quatre statues des divinités grecques et romaines Adonis, Diane, Neptune et Amphitrite sont emmitouflées dans une toile et recouvertes d’une structure de tubes d’échafaudage et de planches de bois.

Désertée par les touristes étrangers, Lviv vit toujours. Les clients font la queue devant les marchands de café ambulants. Les musiciens s’installent dès la fin de la journée sur la vaste esplanade de l’Opéra. Ses restaurants prisés font le plein le soir. Sauf que les panneaux indiquant les entrées des abris rappellent que la guerre n’est pas abstraite. Tout comme les sirènes d’alerte. Ou encore les affiches anti-Russes et anti-Poutine.

Dans l’église Saints-Pierre-et-Paul, érigée au XVIIe siècle, une mère accompagnée de proches pleure sur le cercueil de son fils soldat, au milieu des effluves d’encens. Son fils a été tué cinq jours plus tôt, lors du bombardement d’une base d’entraînement à l’ouest de Lviv. « Ivan Skrypnyk est mort pour défendre nos valeurs », souligne le prêtre dans son homélie, entouré d’une vingtaine de militaires en tenues de combat.

Les funérailles d’une victime du bombardement d’une base militaire, à Lviv. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Sur le parvis de la gare, des centaines de miraculés tout juste débarqués de trains bondés en provenance du nord et de l’est errent au milieu des kiosques d’associations caritatives. Ils croisent ceux qui s’apprêtent à embarquer dans d’autres trains à destination de la frontière, puis de la Pologne. Des volontaires comme Denys se relaient jour et nuit sur cette place pour servir repas et boissons chaudes. L’entrepreneur en construction de 40 ans a mis son entreprise sur pause pour monter un comptoir de cuisine de rue. Près de 1 500 litres de soupe et des milliers de sandwichs sortent de son installation rudimentaire chaque jour, à ses frais et grâce à des dons. « Je ne compte plus, dit-il en riant. Nous transportons aussi des gens jusqu’à la frontière avec des véhicules de mon entreprise. Ce n’est qu’une petite partie de ce que nous devons faire pour aider notre pays. »

Prostrées sur un banc en bois verni, indifférentes à l’agitation ambiante et au son d’une énième alerte, Katia, 33 ans, et sa fille Evangilina, 10 ans, ont le regard de celles qui ont échappé à l’enfer.

Elles arrivent de Kharkiv, à l’est de Kyiv, après un trajet de 30 heures en bus. « Les bombardements étaient incessants, c’était effrayant, raconte Katia. Parfois, nous restions jusqu’à 10 heures dans l’abri sous notre immeuble. J’espère que la guerre finira bientôt. En attendant, nous ne savons pas où aller… »

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Kamianka-Bouzka, 7 000 habitants, se trouve à 40 km au nord-est de Lviv. Et à 200 km du Bélarus, l’allié de Vladimir Poutine.

Au cours de sa longue histoire, Kamianka-Bouzka fut, tout comme Lviv, autrichienne, polonaise, soviétique, puis enfin ukrainienne. Le passé de la ville est omniprésent dans ses rues. Son passé religieux, avec six églises de cultes différents, notamment l’orthodoxe Saint-Nicolas, dont la version originale remonte à 1667. Son passé plus sombre aussi, lié à Moscou. Une plaque en hommage aux « victimes du KGB et de son ancêtre, le NKVD », apposée sur la façade vert pistache d’une école située sur la rue principale rappelle aux passants que ce fut un lieu sinistre, où une vingtaine de personnes, dont des membres de la coopérative agricole locale, moururent sous la torture. En particulier lors des purges sanglantes des années 1940, après l’annexion de l’ouest du pays par les Soviétiques.

Anna, 80 ans, qui profite du soleil près de sa petite maison, tient à exprimer sa reconnaissance envers les volontaires qui protègent la population. Le fils de cette babusya (grand-mère ukrainienne) coiffée d’un foulard aux motifs d’hibiscus est lui-même mobilisé au nord. « Personne ne peut être indifférent à ce qui se passe ici, dit-elle. Je prie et je pleure chaque jour pour tous nos enfants victimes de la guerre. Que Dieu punisse ceux qui nous causent ces tourments ! »

À quelques minutes de marche, une vingtaine d’hommes s’entraînent au combat urbain et au maniement d’armes dans une vaste propriété laissée à l’abandon. Un premier groupe répète, fusils de paintball en plastique beige en main, les rudiments du déplacement tactique sous l’œil attentif de Taras, l’un des instructeurs. Ils avancent pas à pas, balayant du regard le périmètre, à la recherche d’un hypothétique tueur d’élite embusqué. « Ce sont des nouveaux, dit Taras. On va les entraîner aussi longtemps que nécessaire, y compris par la suite dans un champ de tir. »

Des citoyens à l’entraînement, avec des fusils de paintball. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Son collègue Julian, 25 ans, propriétaire d’un centre de paintball, concède avoir assimilé les techniques de combat qu’il enseigne à ces recrues en visionnant des vidéos sur YouTube et en parlant avec des vétérans. « Mais, se hâte-t-il d’ajouter, nous sommes tous unis ici par la même motivation en ces moments critiques : protéger nos familles, notre ville et notre pays. » 

Un second groupe s’initie au montage, démontage, nettoyage et fonctionnement d’un fusil d’assaut russe AK-47 et d’une arme de poing de petit calibre. « Que des notions de base qu’ils doivent répéter jusqu’à ce que cela devienne un automatisme », explique leur jeune formateur, technicien en climatisation dans la vie civile, sur fond de bruits d’armement de culasse et de cliquetis de gâchette. 

Tous espèrent intégrer l’unité locale de défense territoriale fondée et dirigée par Oleh. Ce caméraman de 37 ans, père de quatre jeunes enfants, qui a étudié la restauration de tableaux et de fresques anciennes, n’est pas un néophyte. En 2014, il s’était engagé dans un bataillon autofinancé de volontaires qui affrontaient des rebelles prorusses dans la ville portuaire de Marioupol, après avoir achevé le tournage d’un documentaire dans la région.

Dès les premiers bombardements russes le 24 février, Oleh ressentait l’urgence de mettre sur pied une milice locale d’autodéfense. Il a envoyé sa femme et ses enfants chez ses grands-parents pour qu’ils soient à l’abri, a remisé son matériel de tournage, puis contacté le maire de Kamianka-Bouzka ainsi que plusieurs amis. En peu de temps, il a mobilisé près de 300 volontaires âgés de 17 à 70 ans. « Si chaque homme en Ukraine prend les armes, alors il sera impossible de conquérir notre terre », croit-il.

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Il n’y a pas de petite résistance pour les Ukrainiens. Peu importe son sexe, son âge, son état de santé, son statut social, chacun apporte sa contribution. En masquant ou en enlevant des panneaux routiers (pour dérouter l’ennemi), en apposant sur des panneaux publicitaires des messages d’insultes destinés à l’envahisseur (« Soldats russes, allez vous faire foutre »), en faisant don d’une partie de son salaire aux forces armées, en découpant des lanières de vêtements sombres pour participer à la confection de kilomètres de filets de camouflage.

Le monde de l’entrepreneuriat s’est également lancé dans la bataille. À Lviv, une brasserie s’est transformée temporairement en atelier de production de cocktails Molotov. Plus loin dans la campagne, Nazariy Zinto, copropriétaire de l’une des plus grandes pépinières de conifères d’Ukraine, est revenu en catastrophe d’un séjour d’affaires aux Pays-Bas pour fabriquer des hérissons antichars en métal, qui ont ensuite été expédiés vers les frontières et vers Kyiv. Pendant des jours, une trentaine d’employés et de résidants du coin ont découpé et soudé 14 tonnes de barres d’acier. Le tout à ses frais, « parce qu’il faut la gagner, cette guerre », lance-t-il.

De leur côté, Natalia et Hemmadiy ont produit des tenues, qu’ils ont offertes à la défense civile, dans leur usine de fabrication d’uniformes professionnels à Kramatorsk, capitale du Donbass. Jusqu’au jour où les bombes russes ont plu sur la ville. Aujourd’hui réfugiés à Lviv, ils cherchent un moyen de reprendre leur effort de guerre. « Il y a ceux qui défendent le pays et ceux qui les aident. C’est notre contribution pour la victoire », dit Natalia.

Des initiatives personnelles, parfois perçues comme dérisoires, mais que Tetyana, guide et interprète durant une partie de mon périple, décrit comme une « chaîne de solidarité horizontale, signe d’une véritable coopération entre les institutions et toutes les couches de la société civile ».

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Au terme du premier mois de ce conflit, l’ouest de l’Ukraine est relativement épargné par les affrontements, hormis des frappes russes sur des infrastructures militaires ou considérées comme stratégiques, tels des aéroports ou des dépôts d’armes et de carburant. Il en va autrement du nord jusqu’au sud-est, de Kyiv à Kherson en passant par Kharkiv et Marioupol, transformés en champs de bataille. Avec partout les mêmes scènes de destruction et de colonnes de civils fuyant les combats.

Nous devrons rouler pendant une dizaine d’heures depuis Lviv, le double du temps habituel, pour atteindre les faubourgs de Kyiv. Il faut montrer patte blanche à chaque barrage. Pour contourner les secteurs occupés par les militaires russes, il faut aussi faire des détours au sud-ouest de la capitale sur des routes de campagne défoncées, où nous croisons des files quasi ininterrompues de poids lourds de ravitaillement ukrainien.

Les derniers kilomètres sont parcourus dans une obscurité presque totale sur une autoroute parsemée d’obstacles, qui imposent une vigilance absolue. Nous arrivons enfin à Kyiv le 20 mars, juste avant le couvre-feu à 20 h. La capitale, vidée en peu de temps de la moitié de ses quelque 3,5 millions d’habitants, a des allures de camp retranché. Il ne reste guère que des hommes, mobilisés au combat, des retraités et des personnes âgées qui ne peuvent ou ne veulent quitter leur ville. Et qui errent parfois près des immeubles détruits pour constater, et commenter, les dégâts.

Rencontrées dans un parc avec vue sur l’arche monumentale érigée au début des années 1980 en reconnaissance de « l’amitié entre les peuples » russe et ukrainien, Natalia, 56 ans, et Tetyana, 61 ans, font partie des réfractaires. Même si les bruits des combats les effraient. « On ne voit pas la guerre, mais on l’entend », dit Tetyana. Elle assure néanmoins ne jamais descendre dans les abris lors des alertes. « Mon lit est plus confortable et plus chaud. » Humour aux allures de déni ou de résignation.

Jour après jour, Kyiv résiste à cet envahisseur qui avait pourtant misé sur sa chute en trois jours. Le cœur de cette vaillante bat au rythme des sirènes lugubres et incessantes, des bombardements, du bruit sourd des missiles abattus dans le ciel et des couvre-feux prolongés.

La grande place de l’Indépendance (Maidan Nezalezhnosti), haut lieu quasi mythique de toutes les manifestations, en particulier lors de la révolution orange de 2004, après la victoire contestée à l’élection présidentielle du candidat prorusse Viktor Ianoukovitch, est aujourd’hui zébrée de multiples fortifications. Celles-ci forcent les rares conducteurs à slalomer au milieu des blocs de béton, tapis de clous, obstacles antichars et sacs de sable.

Il en va ainsi dans les rues de Kyiv qui, pour compliquer la progression de l’ennemi, sont parfois volontairement transformées en impasses. Un casse-tête pour se déplacer, y compris pour ceux qui, comme Dmytro, mon guide et interprète pour cette autre partie de mon voyage, connaissent leur ville par cœur. Même d’antiques tramways crasseux rouge délavé et beige ont été recyclés en barricades afin d’entraver la circulation sur les voies les plus larges.

Un peu plus loin en direction nord-ouest, sur la route à quatre voies désertée qui mène vers les villes de Boutcha et d’Irpin, des soldats ukrainiens creusent, à la pelle, des tranchées et des trous. Un mannequin en cuirasse médiévale semble monter la garde derrière un barrage de pneus prêts à être enflammés. Les explosions d’obus qui se mêlent aux claquements des rafales d’armes automatiques et de mitrailleuses lourdes témoignent de la virulence des combats dans ce secteur perpétuellement noyé dans des volutes de fumée noire visibles de loin.

Ce territoire, les Ukrainiens le reprendront deux semaines plus tard. Dans leur retraite, au 38e jour de cette guerre, les Russes laisseront derrière un paysage sinistre de destruction, de fosses communes. Des cadavres d’hommes et de femmes, parfois dénudés ou partiellement calcinés, jonchant les rues et chemins, certains avec les mains liées dans le dos. Des gens écrasés dans leur véhicule par un char d’assaut. Exécutés froidement. Stratégie délibérée pour terrifier la population, comme le révéleront des conversations entre soldats russes interceptées par le renseignement allemand (BND).

« Des crimes de guerre qui seront reconnus par le monde comme un génocide », tonnera le président ukrainien. 

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Dans le nord-ouest de Kyiv, dans le quartier Vitryani Hori (montagnes venteuses), une demi-douzaine d’employés municipaux balancent des débris dans un conteneur vert pomme trônant au milieu d’une cour bordée par trois immeubles de cinq étages et une école primaire en piteux état. Toits soufflés, fenêtres arrachées, climatiseurs pendant dans le vide, balcons encombrés de morceaux de bois et de briques… Deux automobiles écrabouillées et criblées d’éclats gisent sous des arbres décapités par le souffle de l’explosion du missile qui s’est abattu au pied d’un des bâtiments. L’attaque survenue vers 8 h le matin a fait un mort et des dizaines de blessés. Presque un miracle.

L’immeuble a perdu toute sa façade latérale et ressemble maintenant à une gigantesque maison de poupée offerte à la vue de passants transformés en voyeurs. Dans l’un des appartements, au troisième étage, trois hommes fouillent les décombres. Ces amis de l’occupant parti au front marchent sur des années de vie et de souvenirs, brisés en une fraction de seconde dans le fracas terrifiant de la guerre, et désormais éparpillés sur les planchers. Des poupées désarticulées gisent enchevêtrées dans les vestiges d’une chambre d’enfant. Dans la cuisine, une femme, téléphone cellulaire à l’oreille, semble faire l’inventaire des dégâts, en jetant parfois un coup d’œil à travers l’ouverture béante qui a remplacé la fenêtre.

Un immeuble résidentiel bombardé, à Kyiv. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

« Les Russes croient nous effrayer, nous terroriser avec leurs bombardements, mais cela produit l’effet inverse », affirme Dima, un blogueur de 25 ans qui contemple ce décor apocalyptique, drapeau de son pays sur les épaules. « Nous, les Ukrainiens, ça nous rend plus forts. Si on nous tape, on ne recule pas. On avance. On se bat. On se défend », ajoute-t-il.

À Bila Tserkva, à 80 km au sud de Kyiv, une équipe de jeunes policiers nous conduit au milieu d’une dizaine de petites maisons de deux étages en briques orangées détruites ou endommagées le 5 mars par un missile tombé au milieu de la rue. Impossible de savoir si sa chute a été provoquée par son interception par la défense antiaérienne ou s’il s’agit d’une frappe délibérée.

Tout ce pâté de maisons est désormais abandonné. Ou presque. Deux retraités ont choisi de rester, avec leur chien Muchtaz. Malgré les supplications de leur fils et les dommages dans leur habitation. Parce que toute leur vie est à Bila Tserkva. Galina, 55 ans, se rappelle le sifflement, suivi d’une explosion « inimaginable ». Puis toute leur demeure a bougé. « Il y a eu un souffle chaud mêlé de poussière, raconte-t-elle. Et cette sensation, fugace, de se retrouver entre la vie et la mort. Ce n’était pas seulement horrible, mais terriblement sauvage. »

En contemplant ces ruines noircies, les policiers ne dissimulent pas leur rancœur. « Toute notre histoire avec les Russes n’est que guerre et destruction », fait valoir l’un d’eux. 

Cette rancœur contre la Russie — omniprésente hormis dans l’extrême Est, bastion des séparatistes pro-Moscou — s’entremêle à une haine viscérale. Et ce, avant même la découverte de massacres en périphérie de Kyiv.  

« Le diable mourra quand le soleil ukrainien se lèvera », avertit un graffiti à Letychiv. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Lors des discussions avec les Ukrainiens, ceux-ci justifient leur rancœur en se remémorant des épisodes sombres de leur passé soviétique fait d’assimilations forcées, de purges, de russification de la langue ukrainienne. Et surtout l’Holodomor, la famine de 1932-1933 provoquée par Staline pour mater leur nationalisme. Elle aurait causé la mort de quatre à cinq millions d’Ukrainiens.

« Dans l’ouest du pays, nous haïssons les Russes », affirme sans détour Petro, 58 ans, producteur agricole. « Nous savons de quoi ils sont capables. Ils incarnent le mal. J’ai vécu 26 ans sous le joug de l’URSS. Je ne me souviens de rien de bon de cette époque. Mes parents et mes grands-parents agriculteurs ont été déportés et retenus 13 ans en Sibérie, car étiquetés “ennemis du peuple”. Les Occidentaux ont toléré Poutine, ont négocié avec lui, mais ils ne stopperont jamais sa politique agressive. »

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Sur le terrain, derrière leurs sacs de sable et leurs blocs de béton, les volontaires ne doutent pas un instant de l’issue de la guerre.

« La soi-disant seconde armée du monde n’est plus qu’une armée de déchets », assène, sourire en coin, Roman, le responsable municipal du développement économique devenu chef de la défense territoriale d’Obroshyne, alors que l’armée russe amorce son retrait du front autour de Kyiv.

À Lviv, Oleg, alias Dynamite, renchérit sur le même air : « Nous allons gagner, car c’est notre pays. J’ai servi deux ans dans l’armée du temps de l’URSS. Je connais les soldats russes. Ce sont des ivrognes, ils sont sales et bordéliques. Regardez autour de vous dans cette pièce, dit-il, nous ne buvons que de l’eau et faisons attention à notre forme physique. »

Quelques jours plus tard, tandis que le conflit en est à sa cinquième semaine, je retourne à la frontière polonaise de Medyka. Des dizaines de femmes et d’enfants continuent de la franchir à pied. Comme des centaines de milliers d’autres avant eux. Avec de petites valises ou de simples sacs en plastique.

Au moment de grimper dans l’autobus articulé qui doit les conduire à la gare de train de Przemyśl, à quelques kilomètres de là, bon nombre de ces exilées ne peuvent retenir leurs larmes. Elles sont submergées par les émotions après une éprouvante et parfois dangereuse épopée. Notamment par l’angoisse de ne pas savoir quand elles retrouveront leur mari, leur fils, leur père. Et leur pays. C’est alors qu’un « Slava Ukraini ! » (gloire à l’Ukraine !) se fait entendre à côté de moi. Une femme vient de lancer avec ferveur ce cri de ralliement de toutes les révoltes historiques en Ukraine.

« Slava Ukraini ! Slava Ukraini ! » reprennent en chœur les autres passagères, juste avant que le chauffeur ferme les portes, puis que le bus s’ébranle au ralenti dans un silence de plomb.

Ce reportage a été réalisé avec la collaboration de Tetyana Oliynyk et de Dmytro Vitik.

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Super point de vue fort crédible. Vive la liberté journalistique de votre revue.