Bangladesh : les petits miracles de Fazle Hasan Abed

Recul de la pauvreté, boum de la scolarisation des filles, hausse de l’espérance de vie… Les progrès du Bangladesh sont spectaculaires. Derrière ce succès : Fazle Hasan Abed et son ONG.

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Fazle Hasan Abed dans une école fondée par son ONG à Dacca, la capitale du pays. «La clé du développement, c’est de changer la culture.» – Photo : BRAC/Sumon Yusuf

On ne parle du Bangladesh que pour ses problèmes : exploitation des ouvriers du textile, pauvreté, inondations, soubresauts politiques… Ce pays accomplit pourtant des miracles pour s’en sortir, en bonne partie grâce au BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee), une ONG fondée en 1972 par Fazle Hasan Abed.

Peu connu dans le monde francophone, cet homme exceptionnel a remporté en 2011 le premier « Nobel de l’éducation », comme on surnomme le prix WISE, décerné par la Fondation du Qatar pour l’éducation. Il a été anobli par la reine Élisabeth II en 2010. Et le 20 novembre dernier, il a été le premier homme à recevoir le Trust Women Hero Award (de la fondation Thomson Reuters) pour son travail innovant en faveur des droits des femmes.

Plus grande ONG au monde, avec 120 000 employés dans 10 pays et 135 millions de bénéficiaires, le BRAC est l’« ingrédient magique » du Bangladesh, selon The Economist (novembre 2012). Car il est partout : construction d’écoles, de garderies et même d’une université, santé, plantations agricoles, microcrédit, cours d’éducation sexuelle pour les ados… Et son influence est majeure : de 1990 à 2010, l’espérance de vie a progressé de 10 ans, l’extrême pauvreté a reculé de moitié et la scolarisation — notamment des filles — a explosé.

Ancien directeur financier de Shell à Londres, sir Abed, 78 ans, est rentré dans sa région natale en 1971 pour aider les millions de réfugiés revenant de l’Inde après la guerre d’indépendance du Bangladesh (ex-Pakistan oriental). Il n’en est jamais reparti. Militant infatigable contre la pauvreté et pour l’égalité des sexes, cet homme modeste, en chemise à col Nehru, est invité au Forum économique mondial de Davos chaque année et donne des conférences dans le monde entier.

Fort de ses succès dans son pays, le BRAC exporte maintenant son savoir-faire en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan du Sud, en Haïti, prouvant que les meilleures solutions contre la pauvreté et l’analphabétisme ne viennent pas forcément des pays riches.

Nous avons rencontré sir Abed au siège social du BRAC, à Dacca, capitale du Bangladesh.

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Selon The Economist, le BRAC est l’« ingrédient magique » du Bangladesh. Quel est le secret de son succès ?

La plupart des ONG se contentent de petites initiatives, qui, bien que souvent très bonnes, ne grandiront jamais. Pour notre part, nous croyons qu’être petit, c’est bien, mais que grandir est essentiel ! Faire du bon travail pour 50 000 personnes quand on a une population de 160 millions d’habitants, ça ne change pas grand-chose ! Tous nos programmes démarrent à petite échelle, puis, une fois leur efficacité prouvée, nous systématisons les tâches essentielles et supprimons les autres avant de passer à l’échelon supérieur. C’est la recette de McDonald’s !

Le Bangladesh a fait parler de lui en raison de la tragédie du Rana Plaza, où 1 200 ouvriers du textile ont péri en 2013. Comment les consommateurs d’Occident peuvent-ils aider à prévenir de telles catastrophes ?

Il y a deux réactions possibles. La bonne, c’est de protester auprès des chaînes de magasins et de les boycotter si elles n’accordent pas un salaire décent et des conditions de travail sécuritaires. Les pressions des consommateurs, sur Walmart notamment, commencent d’ailleurs à faire effet. La mauvaise réaction, c’est de demander à ces chaînes de ne plus acheter au Bangladesh. Car la conséquence sera dramatique : les gens vont perdre leur emploi et seront encore plus pauvres !

Les femmes sont majoritaires dans l’industrie textile du Bangladesh. Pourquoi ?

Parce que les ONG comme la nôtre ont réalisé un important travail en amont auprès de leurs mères, village après village, en répétant que si les filles vont à l’école, elles peuvent travailler, gagner leur vie, contribuer au budget familial. Et devenir autonomes plutôt que de se marier à 13 ans ! Les responsables de cette industrie n’en sont pas conscients, mais nous avons créé une véritable révolution sociale ! Ils offrent beaucoup d’emplois pour les filles ayant terminé l’école primaire. Mais c’est grâce à nos efforts préliminaires que celles-ci sont majoritaires dans l’industrie textile au Bangladesh, alors qu’elles sont rares en Inde et absentes au Pakistan.

Reste que la plupart ne poursuivent pas d’études au-delà du primaire et sont prisonnières de jobs mal payés. Que reste-t-il à faire pour améliorer leur sort ?

Nous sommes en période de transition. Auparavant, les femmes n’allaient pas du tout à l’école, alors qu’aujourd’hui elles sont plus nombreuses que les garçons au primaire ! Nous travaillons maintenant à les envoyer au secondaire et à les y garder. En raison de la hausse de fréquentation au primaire, on manque toutefois d’écoles secondaires pour accueillir tous les jeunes. Et de professeurs : chaque classe compte de 80 à 100 élèves ! Résultat, les élèves n’apprennent pas grand-chose et finissent par abandonner. Dans les prochaines années, nous allons construire des écoles secondaires, former plus de profs ; la qualité s’améliorera et le décrochage diminuera.

Quelle est votre position quant aux demandes d’augmentation de salaire des ouvriers du textile ?

Les travailleurs doivent avoir des salaires décents, permettant de répondre aux besoins essentiels : envoyer leurs enfants à l’école, avoir un toit, trois repas par jour, et pouvoir payer un médecin s’ils sont malades. Il faut toutefois trouver un juste milieu afin que les employeurs puissent exporter leurs produits et que le Bangladesh reste compétitif par rapport à ses concurrents, comme le Cambodge et le Viêt Nam.

Vous avez lancé récemment un projet-pilote contre la violence envers les femmes, en travaillant auprès des hommes — une première au Bangladesh. Comment est-il reçu ?

Il est impossible de changer les comportements masculins sans travailler aussi avec les garçons et les hommes. Ceux-ci sont réticents, parce qu’ils ne connaissent rien d’autre que la société patriarcale, mais l’idée de l’égalité hommes-femmes fait son chemin. Autre révolution : nous avons ouvert des écoles de conduite de motos et de voitures pour les femmes. Elles peuvent ainsi se déplacer plus rapidement et décrocher de meilleurs emplois. Et je veux aussi qu’elles puissent conduire des bus !

Êtes-vous préoccupé par la voix de plus en plus forte des islamistes intégristes du Bangladesh et le risque d’un retour en arrière pour les femmes ?

Certes, il y a des conservateurs au Bangladesh qui peuvent nous considérer comme des ennemis parce que nous sommes féministes ! Mais notre pays a toujours été plutôt séculier, pas trop religieux : nous vivons avec les hindous, les bouddhistes, et je pense, j’espère, que ça va continuer ainsi. Cela dit, je suis préoccupé, parce que le monde lui-même va dans une mauvaise direction : le fondamentalisme m’inquiète beaucoup.

Le BRAC est l’un des premiers fournisseurs de microcrédit au Bangladesh. Cette formule est tou-tefois critiquée, certains experts affirmant qu’au lieu d’aider les gens à sortir de la pauvreté, elle les étouffe sous des dettes. Que leur répondez-vous ?

Comme dans n’importe quel business, certains réussissent, d’autres échouent. Et on ne peut pas contrôler toutes les activités des emprunteurs. Le microcrédit n’en reste pas moins un excellent moyen de donner une chance à des gens qui auraient difficilement accès à de l’argent autrement. Beaucoup l’utilisent d’ailleurs de façon efficace et améliorent leur condition. Nos emprunteurs sont à 95 % des femmes, souvent à même de créer leur petite entreprise.

Pourquoi le BRAC a-t-il décidé d’exporter ses programmes ?

Steve Jobs [NDLR : cofondateur et PDG d’Apple décédé en 2011] m’avait posé la question autrement : « Avec votre savoir-faire, pourquoi avez-vous attendu 30 ans avant d’aller à l’extérieur ? » [Rire] Je lui ai répondu que je n’avais jamais pensé à sortir du Bangladesh : notre pays est si pauvre ! Puis, lorsque l’Afghanistan a été libéré des talibans et a accueilli des millions de réfugiés rentrant au pays, je me suis aperçu qu’il rencontrait le même type de situation que le Bangladesh en 1972. Ces réfugiés allaient avoir besoin de soutien et j’avais quelque expérience en la matière. [Rire] On a commencé par le microcrédit et l’éducation, et ça a si bien marché que je me suis dit que ça pourrait fonctionner aussi ailleurs.

Envoyer les filles à l’école en Afghanistan, ce n’était pas évident…

La clé du développement, c’est de changer la culture. Et il est impensable de faire du développement sans donner aux filles l’accès à l’éducation. En Afghanistan, l’éducation des filles va à l’encontre de la culture locale, mais cela ne veut pas dire que je ne peux rien faire. J’y ai établi 7 000 écoles pour filles, formé des enseignantes et recruté des femmes plus âgées qui vont chercher les filles chez elles, les accompagnent à l’école et les ramènent à la maison. Culturellement, c’était approprié : les parents ont accepté. Mais lorsque ces filles seront mères à leur tour, elles n’auront pas besoin qu’une femme plus âgée accompagne leurs filles à l’école : la culture aura changé.