Chaque année, à la fin du mois de septembre, Munich est en pleine effervescence. Oubliez l’Oktoberfest, fête de la bière, et ses hordes de touristes imbibés. Pour faire tourner les têtes, la rentrée littéraire est bien plus efficace!
Munich est la capitale européenne du livre. Ses 266 maisons d’édition ont publié 7 877 titres en 1999. Il n’y a que New York qui surpasse la capitale bavaroise. C’est même à Munich que loge le plus grand éditeur américain: le géant allemand Bertelsmann a en effet avalé le groupe Random House en 1997. «À Munich, la surenchère d’événements liés à l’édition devient presque un handicap, dit Rudolf Franckerl, responsable des ventes et du marketing aux éditions DTV. Les journaux ne suffisent pas à les suivre, et les gens ne s’y retrouvent plus!»
En 1998, les librairies allemandes avaient un chiffre d’affaires global de 17,8 milliards de marks, soit plus de 13,5 milliards de dollars. Car des librairies, il y en a: à elle seule, Munich en compte 195 pour 1 200 000 habitants. Leur diversité est étourdissante, surtout dans le «quartier latin» de Schwabing. Au 30, rue des Turcs (Türkenstrasse), Werner voue deux spacieux étages au graphisme et à l’architecture. La Literaturhandlung (17, Fürstenstrasse) se spécialise dans le judaïsme. Plus loin se trouvent deux boutiques consacrées au tiers-monde. Un goût d’évasion? Les commerces anglais, français, italien, espagnol et russe sont tout à côté. Quand on pense que les trois millions d’habitants de Montréal et des alentours n’ont à leur disposition que 65 librairies dignes de ce nom…
L’Allemagne est vraiment le paradis des lecteurs. Les ingrédients du bonheur: un solide réseau de librairies et un système de distribution d’une efficacité redoutable. Votre libraire n’a pas l’album qui vous fait envie? En 24 heures, il peut se faire livrer la grande majorité des quelque 820 000 titres sur le marché. L’industrie du livre va si bien qu’elle est le seul secteur culturel à ne pas être subventionné par le gouvernement. Tout au plus bénéficie-t-elle d’une réduction de taxe: 7% plutôt que les 16% appliqués normalement aux biens de consommation. En comparaison, au Québec, les éditeurs reçoivent de 6 000 à 20 000 dollars de subventions par ouvrage. Quant à la banque de titres en français distribués au Canada, elle est nettement plus modeste: 333 500 livres.
Après la Deuxième Guerre mondiale et les ravages du régime nazi (autodafés, assassinat de la classe intellectuelle, démolition systématique de l’infrastructure du livre), il a fallu reconstruire entièrement la ville de Munich. Pour attirer des industries sur son territoire, la Bavière a instauré une alléchante politique de remise de taxes. Jadis région agricole, elle est devenue aujourd’hui un lieu recherché des médias (250 journaux, 1 450 magazines) et de l’imprimerie. Plus de 25% des livres édités en Allemagne sortent des quelque 2 800 imprimeries bavaroises.
Si Berlin peut s’enorgueillir de sa riche littérature parallèle et Francfort se vanter d’accueillir la plus grande foire mondiale du livre (2,3 millions de visiteurs chaque année!), Munich-la-folichonne, elle, récolte la palme de l’originalité. Il n’y a que là qu’on puisse trouver un programme tel que «Dial-a-Poet», qui permet d’entendre au téléphone un écrivain réciter ses propres oeuvres pendant quatre minutes! L’expérience connaît un honorable succès (1 500 appels par mois), et les auteurs adorent. Plus de 100 écrivains vivent de leur plume à Munich. C’est ici qu’a étudié Patrick Süskind, auteur du best-seller Le Parfum. Victor von Bülow, alias Loriot, célèbre humoriste allemand, a écrit plusieurs de ses sketchs dans un café de Luitpoldstrasse.
Dans l’une des plus imposantes allées de Munich, Ludwigstrasse, se trouve la bibliothèque d’État bavaroise: 6,7 millions de livres, une collection fondée en 1558 par le duc Albert V de Wittelsbach, ancêtre d’Élisabeth de Wittelsbach, dite Sissi. Munich possède aussi le plus vaste réseau public municipal d’Allemagne avec sa cinquantaine de succursales, ses cinq bibliobus qui font le tour des quartiers éloignés et des écoles, ainsi que son service de livraison à domicile.
Sur Marienplatz, la façade néogothique de l’hôtel de ville se reflète dans les fenêtres de la plus grande librairie munichoise, Hugendubel. Quatre étages de livres, de l’art à la cuisine en passant par la philosophie et l’informatique. Ses banquettes en similicuir rouge accueillent des lecteurs de tous âges. Fondée en 1893, Hugendubel a tellement grandi depuis sa naissance qu’elle doit publier une dizaine de catalogues pour guider ses clients dans la jungle des nouveautés. La chaîne Renaud-Bray, à côté de ce géant, a l’air d’une échoppe artisanale.
À 200 m de là, dans une ruelle au pied de la cathédrale Notre-Dame (Frauenkirche), se niche une ravissante boutique d’à peine 20 m2. Pfeiffer am Dom vend des albums pour enfants, mais aussi des billes et des jouets en bois.
Comment David et Goliath peuvent-ils ainsi vivre côte à côte? Grâce au système du prix unique : en s’assurant que le lecteur débourse partout la même somme pour un même livre, l’Allemagne maintient son réseau de librairies et, par ricochet, protège sa production littéraire.
Munich connaît tout de même ses petits soucis. Depuis la chute du mur de Berlin, il y a 10 ans, la capitale fait face à une sérieuse concurrence. «On ne doit pas sous-estimer le pouvoir d’attraction de Berlin, particulièrement sur les jeunes auteurs», dit Eva Schuster, responsable de la littérature au conseil culturel de la capitale de la Bavière. «Certains écrivains ont quitté Munich ou possèdent une deuxième résidence à Berlin.» Rose Backes, de l’Association des éditeurs et libraires bavarois, renchérit: «Les Berlinois sont dans l’ensemble plus ouverts à la nouveauté, ce qui plaît beaucoup aux artistes.»
Pour contrer l’exode, Munich veut attirer l’attention sur le climat dont elle jouit et sur son art de vivre. Elle finance également une résidence d’écrivains, la villa Waldberta, où des auteurs peuvent passer quelques mois à rédiger en paix. La Ville décerne six prix littéraires, et une dizaine de bourses privées sont accordées sur son territoire. Elle publie aussi un bulletin gratuit dans lequel éditeurs et libraires font connaître leur programme mensuel.
Selon une étude de marché réalisée en 1998, 74% des Allemands de plus de 14 ans s’intéressent aux livres, et 43% lisent plusieurs fois par mois. Les férus de lecture ont même leur «libraire de famille»! En Allemagne, ne s’improvise pas libraire qui veut: la formation de base dure trois ans, et beaucoup continuent à suivre les cours (marketing, création de vitrines, lecture rationnelle…) qu’offre l’Académie du marché allemand du livre.
Les amoureux du bouquin ont leur librairie favorite: Lehmkuhl. Célèbre pour les conférences qu’elle organise depuis des décennies avec des auteurs tels qu’Anaïs Nin et Ismail Kadaré, le Prix Nobel Günter Grass et la Chilienne Isabel Allende, Lehmkuhl attire une clientèle de connaisseurs.
La littérature, ici, c’est sacré. Je l’apprends à mes dépens. Un vieil homme, en m’entendant parler «d’industrie du livre», me rabroue: «L’industrie? Voyons! Vous êtes méchante. On ne parle pas ainsi des maisons d’édition!»