Ça se complique pour Taïwan

Les paroles et actions récentes des États-Unis à l’égard de la situation de Taïwan risquent de rompre un équilibre fragile maintenu depuis Jimmy Carter et poussent l’aiguille de l’horloge de l’apocalypse un peu plus près de minuit.

Hung Chin Liu / Getty Images

L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.

En janvier 2022, environ six semaines avant l’invasion russe de l’Ukraine, j’écrivais ici au sujet des leçons militaires et diplomatiques de l’ex-secrétaire à la Défense Robert McNamara. La toute première : mettez-vous dans la tête de votre adversaire et ayez de l’empathie pour lui. Ainsi, vous comprendrez plus précisément ses motivations et cernerez mieux la perception qu’il a de vous. Ça vous sera utile dans l’avenir, comme ça le fut pour McNamara alors qu’il dirigeait le Pentagone pendant la crise des missiles cubains.

Ce n’est pas facile de faire preuve d’empathie envers l’actuel dictateur chinois, Xi Jinping. Son régime est largement considéré comme coupable de génocide contre sa propre population ; du viol continu des droits de la personne ; d’ingérence dans les élections et la gouvernance de pays étrangers ; et, doit-on le rappeler, il demeure réaliste de le tenir responsable, même involontairement, de la pandémie de COVID–19.

Du point de vue de tout bon démocrate, il s’agit d’un régime carrément abject. Et à Washington ces jours-ci, on est loin de faire dans l’empathie à son égard.

Mais, dans le cas de Taïwan, voir les choses selon la perspective chinoise, c’est comprendre que, pour la puissance asiatique, l’île n’est pas une simple affaire de micropuces ou de bases militaires. C’est une question profondément ancrée dans son identité.

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Pendant la guerre civile de 1861 à 1865, davantage d’Américains ont péri que lors de tout autre conflit armé auquel le pays a pris part. Plus d’un demi-million de soldats — ainsi qu’un nombre incalculable de civils — y ont laissé leur vie. Ce fait marquant est enseigné aux jeunes Américains depuis des générations et anime encore aujourd’hui l’identité américaine.

Ce conflit fait de l’ombre à un autre, encore plus sanglant. Durant la même période avait lieu à l’autre bout du monde la révolte des Taiping, qui s’est avérée être le conflit le plus mortel non seulement de l’histoire de la Chine… mais la guerre civile la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.

Au-delà de 20 millions de morts y ont été recensés, plus que les 18 millions parmi les 22 pays et empires impliqués lors de la Première Guerre mondiale. Cette guerre civile a ouvert la voie à une autre qui s’est étirée jusqu’en 1949, et au triomphe de l’armée communiste de Mao Tsé-toung, renversant le régime nationaliste et pro-occidental appuyé par les États-Unis.

Les forces nationalistes, défaites, se sont exilées sur une île à quelque 130 km à l’est du continent, connue autrefois des Occidentaux sous le nom de Formose (ou Formosa) et aujourd’hui sous celui de Taïwan. Dès les premiers mois après l’exil, le gouvernement chinois planifiait d’envahir l’île, vue comme une province rebelle, pour « unifier » la Chine et assurer son intégrité territoriale.

Mais la présence militaire des États-Unis dans la région, avec leurs nombreuses bases et leur implication dans le conflit coréen de l’époque, a refroidi le régime communiste.

Toute cette histoire est riche d’enseignements pour comprendre ce qui se passe ces temps-ci dans cette partie du monde.

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Depuis 1979, tous les gouvernements américains ont permis une certaine stabilité dans la région avec une politique dite d’« ambiguïté stratégique » par rapport à Taïwan. Elle consiste à ne reconnaître officiellement que le gouvernement central de Pékin (et non celui de Taipei), et à entretenir le flou quant à ce que feraient les États-Unis en cas de conflit entre Taïwan et la Chine continentale.

Le premier objectif de cette doctrine est évident : garder la Chine dans l’inconnu. Une invasion de l’île rebelle par l’armée de Pékin entraînerait-elle un conflit armé avec les États-Unis, ou pas ?

Or, le second objectif est tout aussi important, et moins clairement exprimé : garder Taïwan dans l’inconnu également, afin de laisser planer un doute dans l’esprit d’un gouvernement nationaliste à Taipei. Washington ne garantit aucun soutien si d’aventure Taïwan y allait d’un geste de provocation, comme une déclaration d’indépendance. Les Américains viendraient-ils défendre Taïwan coûte que coûte ? Peut-être. Comme peut-être pas. Une position vague qui a l’avantage de freiner les ambitions nationalistes taïwanaises.

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À la suite de la visite de Nancy Pelosi à Taipei l’été dernier — la première visite d’un président de la Chambre des représentants en un quart de siècle —, la Chine a lancé une série de missiles par-dessus Taïwan, une première aussi en un quart de siècle.

Puis, la semaine passée, après les visites simultanées de la présidente nationaliste de Taïwan aux États-Unis et de membres américains du Congrès à Taipei, la Chine a encerclé Taïwan avec plus d’une dizaine de navires et quelque 70 avions de guerre, simulant une attaque de l’île.

À au moins quatre occasions depuis le début de son mandat, le président Joe Biden a déclaré catégoriquement que les États-Unis viendraient à la défense de Taïwan si elle devait être attaquée — mais il s’est fait « corriger » après coup par l’équipe de communications stratégiques de la Maison-Blanche.

Pendant les exercices militaires chinois du week-end, le sénateur républicain Lindsey Graham, ex-collègue de Biden, est allé à la télévision nationale américaine pour inviter ce dernier à laisser les équivoques de côté, à mettre explicitement fin à la doctrine d’ambiguïté stratégique envers Taïwan et à garantir que les soldats américains seraient dépêchés pour combattre les Chinois en cas de tentative d’invasion de l’île.

Graham, partisan de l’invasion américaine de l’Irak, d’un bombardement de l’Iran et d’un renversement du gouvernement russe, a commencé son discours ainsi : « Je ne veux pas de troisième guerre mondiale, mais… » En termes géopolitiques, c’est un peu l’équivalent de commencer une phrase par : « Je ne suis pas raciste, mais… »

Ce rejet de la doctrine d’ambiguïté est tout sauf se mettre dans la tête de Xi Jinping.

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Bonjour

Pourquoi la Chine continentale et son parti communiste tient-elle tellement à ce que Taiwan demeure un territoire chinois, quand Tchang-Kai-Check s’est enfui vers l’Île de Formose, il avait promis aux Japonais que s’il renversait le parti communiste de Mao, il leur donneraient des territoires chinois, depuis ce temps , il est considéré par le parti communiste comme un traître et Taiwan leur appartient. Est-ce que les États-Unis sont prêts pour deux fronts, l’Ukraine et Taiwan… on verra

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Si on se met dans la tête des Chinois et de leur gouvernement, aussi fasciste et dictatorial soit-il, il est inadmissible qu’une partie du territoire national demeure sécessionniste et séparé de la mère-patrie. C’est aussi un épine dans le pied du parti communiste chinois et une provocations surtout quand l’empire américain s’en mêle.

Par contre, la realpolitik pourrait donner raison aux Taïwanais et aux Américains si la devise latine vieille de 2 000 ans «Si vis pacem, para bellum» (si tu veux la paix, prépare la guerre) peut tenir la Chine communiste à l’écart de Taïwan, en particulier si on a de l’empathie pour la population taïwanaise car la vie dans la Chine communiste est loin d’être facile, surtout quand l’on sait que le régime démocratique taïwanais sera taillé en pièces et que beaucoup de Taïwanais risquent de se retrouver dans un camp de «rééducation».

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