La Russie est sous le coup de lourdes sanctions imposées par les pays occidentaux à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Cet usage des sanctions afin de punir un État voyou n’est pas nouveau. Depuis une vingtaine d’années, elles se multiplient contre des dizaines de pays. Mais sont-elles efficaces ? Réussissent-elles à les ramener dans le droit chemin ?
Agathe Demarais, directrice des prévisions mondiales de l’Economist Intelligence Unit, le centre de recherche indépendant du magazine The Economist, vient de publier un livre sur la question (Backfire : How Sanctions Reshape the World Against U.S. Interests, Columbia University Press, 2022).
Elle considère que les sanctions ne sont pas ce qui met fin à une guerre, mais qu’elles sont efficaces sur le plan économique. Quoique l’Occident doive demeurer vigilant, car la « coalition des sanctionnés » met en place des mécanismes pour éviter ces mesures. Au lendemain de l’attaque contre l’Ukraine, les pays occidentaux ont coupé l’accès de certaines banques russes (mais pas toutes) au réseau SWIFT, par lequel les messages permettant d’effectuer des paiements internationaux sont échangés. La riposte s’organise pour contourner le système.
L’économiste française croit tout de même que la Russie ne pourra pas résister longtemps aux sanctions présentement en vigueur. Elle en discute avec L’actualité.
D’où vient l’idée que les sanctions vont faire plier les États visés ?
Cette idée est presque vieille comme le monde. Les premières sanctions datent de la guerre du Péloponnèse, en Grèce, quatre siècles avant notre ère, quand Périclès imposa un embargo sur la ville de Mégare pour protester contre l’enlèvement de deux femmes.
Dans la plupart des cas, les sanctions visent à faire pression sur l’économie d’un État afin que celui-ci accepte de modifier sa politique. Entre 2012 et 2015, des pays occidentaux ont ainsi imposé des sanctions sévères contre l’Iran en vue de persuader Téhéran de signer un accord nucléaire (avec succès). Dans d’autres cas, les sanctions ont des objectifs plus indirects. Par exemple, celles qui pèsent actuellement sur la Russie visent à compromettre la capacité financière et technologique de Moscou à faire la guerre en Ukraine.
Pourquoi utiliser les sanctions plutôt que la force ?
Les sanctions comblent le vide, dans l’arsenal diplomatique, entre les déclarations politiques (inefficaces) et les interventions militaires (mortelles). Elles sont par ailleurs rapides à mettre en œuvre (quelques heures peuvent suffire) et ne coûtent quasiment rien aux États qui les imposent. C’est aux banques qu’il revient de contrôler que les transactions qu’elles réalisent pour le compte de leurs clients respectent l’ensemble des sanctions internationales. Enfin, les sanctions permettent de montrer à la population qu’on répond aux crises du moment de façon déterminée.
Comment expliquer le poids des États-Unis sur ce plan ?
Au cours des dernières décennies, ils ont imposé plus de sanctions que l’Union européenne, l’Organisation des Nations unies et le Canada réunis. C’est de loin le pays qui en impose le plus. En outre, les sanctions américaines sont souvent plus sévères : dans le cas de l’Iran, les États-Unis avaient notamment imposé des sanctions dites secondaires, qui empêchaient toutes les entreprises du monde de faire du commerce avec l’Iran si elles étaient aussi présentes sur le marché américain ou utilisaient le dollar américain. Aucun pays ne veut (ou ne peut) être coupé du dollar américain et des circuits financiers occidentaux. Lorsque Washington a imposé ces sanctions secondaires, toutes les entreprises occidentales se sont retirées du marché iranien, car elles ne pouvaient se permettre de rompre leurs liens avec les États-Unis.
Vous écrivez que les pays touchés par les sanctions apprennent à les contourner. Comment font-ils ?
Face à la prolifération de ces mesures, les pays de la « coalition des sanctionnés » (Iran, Venezuela, Russie, Chine, Cuba, Corée du Nord…) élaborent des mécanismes de contournement.
Les sanctions occidentales s’appuient sur la mainmise exercée par les Américains sur les circuits financiers internationaux [NDLR : le réseau SWIFT, actif dans 205 pays]. Sans surprise, les efforts des États sanctionnés pour les contourner reposent donc sur la mise en place de mécanismes financiers parallèles. La « dédollarisation » est une première méthode : si les pays visés arrêtent d’utiliser le dollar américain pour leurs échanges commerciaux ou les réserves de change, les sanctions ont moins de prise. Par exemple, la Chine et la Russie réalisent la majeure partie de leur commerce bilatéral en roubles et en yuans depuis 2020.
La Chine a également trouvé une solution de rechange à SWIFT, appelée CIPS. Ce système relie 1 300 banques dans le monde et permettrait à la Chine de continuer à commercer si elle était coupée de SWIFT. La création de CIPS relève aussi d’une stratégie offensive de la Chine : dans quelques décennies, Pékin pourrait annoncer que tout le commerce avec la Chine doit passer par CIPS et se doter ainsi de la capacité à tenir des pays entiers en dehors du marché chinois.
Enfin, les monnaies numériques de banques centrales sont un troisième outil : contre elles, les sanctions n’ont pas de prise. Environ 300 millions de Chinois utilisent déjà une telle monnaie.
C’est là une voie dangereuse, car si les sanctions deviennent inefficaces, de quels outils les diplomaties occidentales disposeront-elles pour faire pression sur Moscou, Téhéran ou Pyongyang ?
Une des thèses de votre livre est effectivement que les sanctions commencent à se retourner contre les États-Unis…
Les sanctions ont beaucoup en commun avec les antibiotiques : ce sont des outils cruciaux, mais si on les utilise trop, il faut s’attendre à ce que des résistances émergent. C’est ce qui se passe notamment avec le développement de CIPS. Le fait que les sanctions aient des effets secondaires inattendus bien au-delà de leurs cibles, entre autres sur les marchés des matières premières [NDLR : l’explosion des coûts des engrais après les sanctions contre la Russie, par exemple] ou sur les entreprises occidentales, renforce ce phénomène.
Peut-on réellement dire que les sanctions fonctionnent, alors ?
Se poser la question de l’efficacité des sanctions implique de définir leurs objectifs. Sinon, cela revient à se demander si un tournevis fonctionne : pour la neurochirurgie, pas vraiment, mais pour dévisser quelque chose, oui. Les objectifs des sanctions varient au cas par cas, en fonction du pays considéré. C’est réellement du sur-mesure.
On peut cependant retenir cinq critères généraux pour que les sanctions marchent le mieux possible : elles doivent être en vigueur pour une durée limitée, avoir un but précis, viser un pays avec lequel on entretient des relations économiques étroites, être imposées contre une démocratie, et l’être par plusieurs États. Aucun programme de sanctions modernes ne respecte l’ensemble de ces critères ! Mais cela ne signifie pas qu’il faut abandonner les sanctions. Au mieux, il s’agit d’un outil parmi d’autres dans l’arsenal, et elles permettent d’envoyer un signal diplomatique fort et de faire pression sur le pays visé. En général, elles ne mettent pas fin à des conflits, mais elles ne sont pas sans effet.
Avez-vous des exemples ?
Depuis le début des années 1960, les États-Unis ont adopté contre Cuba des sanctions qui n’ont jamais fait plier le régime en place. Washington est seul, car aucun pays, même le Canada, n’a accepté de suivre ces mesures. Cela illustre le fait que les sanctions unilatérales fonctionnent généralement mal.
À l’inverse, les pays occidentaux ont graduellement imposé des sanctions à l’Afrique du Sud au sujet du régime d’apartheid. La minorité blanche a finalement cédé et laissé le pouvoir à la majorité noire en 1991.
Peut-on imaginer que la Russie ne pourra pas résister longtemps aux sanctions ?
En effet. L’objectif des sanctions n’est pas de provoquer l’effondrement économique de ce pays ou de changer le régime en place. Les pays occidentaux ne pensent pas que Poutine va modifier sa politique envers l’Ukraine, ou en tout cas pas en raison des sanctions. Mais l’économie russe est en mauvaise posture depuis des années. À long terme, les sanctions vont asphyxier le secteur énergétique, qui dépend de la technologie occidentale. De nombreux champs gaziers russes arrivent à maturité : pas de technologie occidentale, pas de nouveaux champs gaziers. Cela aura un effet très concret sur la place de la Russie comme acteur de premier plan dans le secteur énergétique : 30 % du pétrole et du gaz échangés mondialement proviennent actuellement de Russie ; en 2030, ce sera 15 %.
Les sanctions ont donc pour objectif de compliquer le déroulement de la guerre contre l’Ukraine en pesant sur les ressources économiques et militaires de Moscou. La guerre coûte cher et à un moment, face à des contraintes financières, le Kremlin devra faire des choix s’il souhaite à la fois continuer de mener la guerre en Ukraine et maintenir la paix sociale en Russie.
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2023 de L’actualité.