Don Poutine

L’arme privilégiée de l’Occident pour affronter Vladimir Poutine le fait bien rigoler. Tout comme, à une autre époque, Al Capone se moquait des autorités policières. Analyse d’un État mafieux. 

Photo : Mikhail Klimentyev / Sputnik, Kremlin Pool Photo / AP / La Presse Canadienne ; montage : L’actualité

Jean-François Caron est professeur de science politique à l’Université Nazarbayev, au Kazakhstan, et senior fellow à l’Institut pour la paix et la diplomatie.  

Lorsque l’on songe à une dictature (une « vraie », et non celle de la Loi sur les mesures d’urgence), de nombreuses personnes ont certainement en tête l’image d’un autocrate coupé de la réalité, dont les décisions sont prises en vase clos, en fonction des désirs ou des fantasmes avec lesquels il s’est réveillé le matin. 

Cela, j’en suis sûr, correspond à l’image de Vladimir Poutine que se font une majorité de gens. Sans être totalement fausse, elle est loin de la situation réelle, qui s’avère beaucoup plus complexe.

Vladimir Poutine dirige en fait un régime dont l’organisation politique ressemble en quelque sorte à celle des grands groupes mafieux et du crime organisé.

À la tête de la pyramide, « Don Poutine » fait office de parrain dont le rôle consiste à faciliter l’enrichissement des principales élites économiques du pays. En retour, ses « capos », soit les oligarques les plus riches du pays, ont la responsabilité de graisser la patte des autres membres de l’élite qui se trouvent sous leur autorité et ainsi de suite, jusqu’aux miettes restantes offertes à la population. Après tout, ces oligarques sont convaincus que cette masse qu’ils considèrent comme la plèbe sera silencieuse si elle est heureuse, et donc peu encline au changement. 

Voilà pourquoi la Russie est souvent comparée, non sans raison, à une cleptocratie. Les grandes fortunes accumulées par les hommes d’affaires proches de Poutine le prouvent très bien. 

Dans ce genre de système où la corruption domine à tous les échelons de l’État, le parrain ne doit sa survie politique qu’à sa faculté de maintenir et d’accroître la capacité d’enrichissement personnel de ceux et celles qui se trouvent sous son autorité. Lorsque c’est le cas, les principales élites économiques du pays n’ont aucun intérêt à retirer leur confiance envers lui.

Or, voilà justement l’objectif qui se cache derrière les sanctions économiques qui avaient été imposées à la Russie en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée, auxquelles se sont ajoutées de nouvelles mesures ces derniers jours : briser le lien de confiance entre Vladimir Poutine et les oligarques. Geler les avoirs de ces derniers à l’étranger et limiter leurs capacités d’emprunt dans le but de les amener à remplacer leur chef au profit d’un nouveau parrain dont les décisions seront plus favorables à la satisfaction de leurs intérêts personnels.

Évidemment, l’objectif ne consiste pas (et ne devrait pas consister) à étouffer la Russie économiquement, comme cela a été suggéré par le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet. Si cela devait être la solution retenue, ce sont les citoyens russes qui en seraient les principales victimes et qui verraient leurs conditions de vie se détériorer rapidement. Leur santé et leur vie seraient ainsi menacées, comme ce fut le cas en Irak dans les années 1990, quand les sanctions économiques imposées à Saddam Hussein ont causé une crise humanitaire. La population russe n’a pas la capacité d’opérer un changement politique dans le pays, et les Russes n’ont pas engagé leur responsabilité morale dans les aventures bellicistes de leur dirigeant. Ils doivent donc en conséquence être considérés comme des victimes et des non-combattants qui ne méritent pas d’être visés directement.

La question est donc de savoir dans quelle mesure les sanctions ciblées imposées contre les oligarques sèmeront réellement la zizanie tant souhaitée entre le parrain et ses capos. La division de l’Europe et des États-Unis sur le sujet ainsi que le soutien de Pékin à Vladimir Poutine risquent bien de donner une portée insuffisante à ces sanctions, lesquelles pourraient convaincre les oligarques qu’il est temps de passer à une nouvelle étape dans leur Коза Ностра (Cosa Nostra). 

Don Poutine a dû bien considérer le risque de scission dans sa maison avant de déclencher son aventure ukrainienne. D’où ses bravades devant les caméras du monde entier. Car, bien qu’on ait pu entendre le contraire, diriger une cleptocratie exige une forte capacité d’analyse rationnelle, comme en font foi les deux décennies de Poutine au pouvoir, pendant lesquelles il a su maintenir cette unité parmi les oligarques. La moindre décision ou action qui irait à l’encontre des intérêts privés de ces derniers pourrait mener à un coup de palais. Il le sait.

Autrement dit, c’est à se demander si ces sanctions au mordant bien relatif ne seraient pas la manière facile de nous donner bonne conscience et de nous faire croire que nous faisons réellement tout ce qui est en notre pouvoir pour venir en aide à l’Ukraine.

Les commentaires sont fermés.

Ce genre d’analyse est éclairant, intéressant … sans nous rassurer, bien sûr. Les deux spécialistes interviewés dans l’article précédent … ne l’ont certainement pas lu ou, si oui, pensé s’en inspirer pour répondre. Ces comme si la guerre venait de la confrontation entre les tenants de la démocratie et ceux des dictatures. MAIS, alors qu’il est « impossible » de faire naître et vivre la démocratie à l’intérieur des dictatures (celles-ci étant service des oligarchies), il est facile de voir naître la dictature de fait ou d’opinion (via les médias sociaux « libres ») à l’intérieur des démocraties, aussi orientées vers leurs oligarchie… faisant semblant ou tentant de se soucier du bien-être de leurs citoyens travailleurs, fournisseurs de main d’oeuvre.

Lorsqu’on regarde les données ouvertes de la Banque mondiale, on s’aperçoit que la croissance du PIB en dollars constants de la Russie au cours de ces 20 dernières années, qu’elle a été sensiblement supérieure à celle du Canada qui pourtant est une des meilleures économies des pays membres de l’OCDE.

La prouesse russe n’en est que plus méritoire compte-tenu des sanctions économiques auxquelles ce pays a dû faire face depuis des années.

S’il est vrai que le PIB de l’Ukraine (en dollars constants) s’est multiplié par 4 dans le même temps, le pays qui partait de très bas, demeure — lorsque divisé par le nombre d’habitants -, encore l’État d’Europe qui a le plus bas PIB per capita. Ce terroir — qui pourtant détient toutes les qualités pour s’élever parmi les meilleures économies mondiales -, nécessite des investissements et non des armes qu’on largue comme des bonbons.

Lorsqu’on compare le modèle économique décrié dans cet article par Jean-François Caron avec le modèle ukrainien, on s’aperçoit que — ce modèle oligarchique hérité de l’URSS -, s’y trouve également en tous points présent.

La seule différence est que les oligarques ukrainiens font valser les présidents — ils s’étaient tous unis contre le président Victor Yanoukovitch -, ils exercent leurs pouvoirs discrétionnaires sur les députés de la Rada suprême (Parlement ukrainien), se payent des milices armées dont certaines affichent de manière ostentatoire leurs allégeances pronazis.

Une élite qui collectionne des nationalités de complaisance ; devenue – par leurs alliances avec des financiers – des experts de l’évitement fiscal ; des gens qui préfèrent leurs résidences étrangères à celles qu’ils détiennent dans leur pays d’origine. Les Panama papers avaient démontré la chose par la multiplication des avoirs du président Petro Poroshenko alors en fonction ; une élite qui redistribue bien peu – ne serait-ce que par l’impôt – à la population.

J’aimerais rappeler, pour mettre les choses en perspective que lorsque Boris Yeltsin (fin 1999) quitte la présidence de la Fédération de Russie, il laissait un pays en banqueroute. Une proportion importante de la population souffrait de malnutrition chronique, la fédération ne pouvant parvenir à l’autonomie alimentaire, les épiceries étaient vides, la capacité presque nulle de l’État de pouvoir s’endetter ne permettait pas d’importer des denrées. La population baissait drastiquement, l’espérance de vie des citoyens était alors la plus basse de toute l’Europe.

Lorsque Jean-François Caron affirme que les amis oligarques de Poutine ne donnent, je cite : « (…) jusqu’aux miettes restantes offertes à la population ». Il erre dans ses propos. On ne peut que déplorer qu’il occulte délibérément l’effort colossal qui a été entrepris en un peu plus de 20 ans, pour rendre l’espoir, l’estime de soi à une population couverte d’opprobre par l’Occident. Plaise ou pas, c’est aussi l’œuvre de Poutine et de ses amis oligarques d’avoir remis de l’espoir et un peu d’amour dans le cœur des gens.

À une époque où le mot « résilience » est très tendance, la force reconstituée de la Fédération de Russie dérange un Occident qui décennies après décennies manque de souffle pour répondre avec décence à tous les besoins.

Merci Serge pour les précisions à cet article que je trouve néanmoins intéressant. J’ajouterais à votre commentaire qu’effectivement la Russie s’est relevée économiquement et cela en mettant en force un système capitaliste identique à celui qui gère l’ensemble de la planète actuellement avec des liens plus explicites que ceux que l’on peut voir dans les pays dit démocratiques! Effectivement on peut facilement comparer les oligarques russes aux multi milliardaires occidentaux, dont les dix plus importants se sont enrichit de quelque 500 milliards sur le dos de la pandémie !!! Sont-ils mafieux? Non ils font partie intégrante d’un système économique planétaire qui leur permet d’exacerber les règles du jeux sans tenir compte des impacts multiples et des dommages collatéraux qui mène à une augmentation accéléré de la pauvreté et un épuisement des ressources inconsidéré provoquant les désastres environnementaux que l’on connait et dont on ne tient pas compte.

»La moindre décision ou action qui irait à l’encontre des intérêts privés de ces derniers pourrait mener à un coup de palais. »
Est-ce que la dévaluation de la rouble et les baisses en bourse ainsi que l’augmentation des taux d’intérêt sans compter le gel des transferts monétaires vont mener à un coup de palais en Russie?

Très intéressant mais un peu réducteur, genre lapalissade. Poutine n’est pas devenu dictateur du jour au lendemain. Il a réussi à sortir la Russie de la misère en encourageant une nouvelle classe moyenne et en enrichissant ses amis oligarques.

Toutefois, la soif de pouvoir de l’ancien officier du KGB a aussi bien servi les militaires russes et il s’est rendu compte que la démocratie risquait de créer de l’instabilité dans un pays comme la Russie qui a presque toujours été une autocratie sauf pendant quelques petites années. Une fois son pouvoir établi comme autocrate, il a pu tester l’Occident avec des manœuvres guerrières dont l’annexion de la Crimée et l’accord de Minsk sur le Donbas.

Poutine s’est rendu compte qu’il pouvait consolider son pouvoir et celui de la Russie tout en plaisant non seulement aux oligarques mais aussi aux militaires et un peu à la classe moyenne en recréant la grande Russie des Tsars sinon celle de l’URSS et c’est à quoi il s’occupe maintenant. La réalité c’est que depuis environ 2014, il se croit omnipotent comme un tsar et agit en dictateur prédateur dans une espèce de mégalomanie un peu à l’image des dictateurs fascistes du siècle dernier mais un peu moins à celle de Staline.

Je crois que la mafia russe peut se passer de Poutine car elle a ses tentacules partout dans le monde alors que je me demande si Poutine peut se passer de la mafia russe et des oligarques…

Quant aux sanctions, les dernières nouvelles sont à l’effet que ce sont les citoyens russes qui commencent à être visés, contrairement à ce que M. Caron pense, et que l’Occident croit pouvoir encourager le peuple et l’armée à se soulever contre Poutine et le chasser du pouvoir si leur situation se détériore beaucoup. L’attaque contre l’Ukraine est un mauvais calcul d’un dictateur qui a commencé à perdre l’astuce qu’il avait et qui risque de perdre encore plus.

Ce texte est déjà complètement dépassé. Il n’y a plus de dissensions en Europe quant aux mesures contre la Russie. De plus, selon Le Monde, les mesures sont cette fois beaucoup plus dures qu’en 2014 après l’annexion de La Crimée.