L’auteur est chercheur en énergie au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM) et auteur de Jusqu’à plus soif. Pétrole-gaz-éolien-solaire : enjeux et conflits énergétiques, Fides, 2022.
Il y a gros à parier que Vladimir Poutine jettera chaque jour un œil à la température qui sévira cet hiver en Europe. Le président russe espère qu’un hiver polaire et des prix élevés de l’énergie amèneront les populations frigorifiées dans leurs résidences à exiger de leurs dirigeants le rétablissement du flux gazier avec Moscou.
Avec 80 % moins de gaz provenant de la Russie par rapport à 2021, l’Europe devra composer dans les prochains mois avec moins de carburant pour se chauffer, produire de l’électricité et faire tourner ses industries.
À l’inverse, les chefs d’État et de gouvernement européens prient pour que la saison hivernale soit douce, pour que personne ne meure de froid, comme cela est déjà arrivé quand Moscou avait coupé le gaz à l’Europe pendant deux semaines, en 2009, en raison du conflit gazier entre la société russe Gazprom et son équivalente ukrainienne Naftogaz. L’arrêt des transits avait interrompu le flux de gaz russe vers l’Europe de l’Ouest et les Balkans de façon importante.
Pour éviter la catastrophe, les Européens ont déployé des efforts considérables pour acheter la moindre molécule de gaz sur le marché international depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février. Mais il leur faudra aussi beaucoup de chance.
Le combat actuel mené par les Européens contre Moscou passe essentiellement par la réduction de leur dépendance énergétique. En 2021, Gazprom, la compagnie russe de distribution de gaz, fournissait plus de 40 % des importations de gaz en Europe.
Après l’invasion de l’Ukraine en février dernier, les dirigeants européens ont cherché à faire mal au trésor de guerre de la Russie, la vente d’hydrocarbures (charbon, pétrole, gaz), en diminuant leurs achats provenant de ce pays.
Mais pour le gaz, c’est plus compliqué. Il occupe une place centrale dans la consommation énergétique de l’Europe. Il sert à la fois au chauffage, à la production d’électricité et comme intrant aux processus industriels, notamment dans l’industrie chimique.
Après l’invasion russe, les pays d’Europe se sont fixé comme cible de réduire des deux tiers dès cette année leurs importations de gaz russe, et d’y mettre fin avant 2030. C’est l’objectif principal du programme REPowerEU de la Commission européenne, pondu en urgence en mai. Un défi rendu plus difficile par le fait qu’on n’a pas pu remplacer le gaz par d’autres formes d’énergie : la production nucléaire a été plombée en France par des problèmes de corrosion, et celle d’hydroélectricité a été sous la moyenne en raison de la sécheresse. Bref, pour l’Europe énergétique, 2022 aura été une « tempête parfaite »…
Aux sources du nœud énergétique
Si le destin énergétique de l’Europe est si lié à la Russie, c’est un peu à cause de la guerre froide. Avant la chute du mur de Berlin et du rideau de fer à la fin des années 80, les dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest militaient pour une politique de rapprochement : il s’agissait de mettre en place des intérêts mutuels, de sorte que les deux camps — l’Occident et l’Union soviétique — ne puissent raisonnablement entrer en conflit. Le commerce du gaz est devenu le liant de cette relation de détente.
Ces projets de consolidation des liens énergétiques entre Moscou et l’Europe n’ont pas du tout eu l’heur de plaire à Washington. Les États-Unis considéraient que cette dépendance ne pouvait que favoriser les Soviétiques, en leur donnant un levier potentiel pour faire chanter l’Europe. Et, grâce aux importants revenus tirés de la vente de gaz, pour renforcer leur armée.
L’Europe n’a pas apprécié ces récriminations américaines et a rappelé que Moscou s’avérait depuis le début un partenaire fiable. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 l’a confortée dans sa conviction que cette dépendance était finalement bénéfique, favorable à la paix, et qu’elle résistait aux sursauts de la politique mondiale.
Malgré cela, les Américains sont restés au front pour s’opposer à la construction d’un nouveau gazoduc jumeau de celui déjà opérationnel depuis 2011, nommé Nord Stream, qui achemine directement le gaz de la Russie vers l’Allemagne.
Cette fois, les Américains étaient appuyés dans leur opposition par d’ex-pays d’Europe de l’Est autrefois sous le joug de Moscou, la Pologne notamment, qui critiquaient la naïveté de l’Allemagne face à Moscou.
D’autres pays ont aussi participé à cette opposition, dont la Lituanie. Des coupures momentanées de gaz vers l’Europe de la part de la Russie en 2006 et 2009, puis l’invasion de la Crimée en 2014, l’ont convaincue de se débarrasser de toute dépendance à la Russie. Depuis avril 2022, ce pays n’importe plus une seule molécule de gaz de Moscou…
L’invasion de l’Ukraine par la Russie est survenue tout juste avant l’inauguration de ce nouveau gazoduc, appelé Nord Stream 2. Il n’a jamais reçu l’autorisation requise de Berlin pour être opérationnel. Ce sont 11 milliards de dollars, le coût de l’infrastructure, qui s’envolent à jamais…
Résister à l’hiver
Qu’en est-il maintenant pour le prochain hiver ? L’Europe a été aidée par l’internationalisation accrue du commerce du gaz. Ce dernier, autrefois une énergie locale, au mieux régionale car distribuée essentiellement au moyen de gazoducs, s’achète depuis 20 ans dans un marché de plus en plus mondialisé grâce à la liquéfaction. Cette technologie permet de faire passer le gaz de l’état gazeux à l’état liquide : cela facilite son transport par bateau.
Ce commerce du gaz naturel liquéfié (GNL) a décollé notamment à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011 : en fermant tous ses réacteurs nucléaires, Tokyo a dû remplacer cette énergie par du gaz venant de l’étranger.
Avec l’invasion de l’Ukraine et les sanctions prises contre la Russie, l’Europe s’est vue obligée de magasiner du gaz ailleurs pour remplir au maximum ses réserves, avec un objectif fixé à 80 %. On a cogné aux portes des fournisseurs distribuant déjà du gaz au moyen des gazoducs, en Algérie, en Azerbaïdjan et en Norvège. Mais aussi chez ceux disposant de terminaux d’exportation de GNL : en Australie, aux États-Unis et au Qatar.
La contribution américaine est particulièrement intéressante. Avant la révolution du gaz de schiste, dans les années 2010, les Américains cherchaient à importer du gaz naturel, craignant des pénuries.
Avec la combinaison de la fracturation hydraulique et du forage horizontal, ils sont devenus, et très rapidement, les premiers producteurs de gaz au monde et ont ainsi voulu l’exporter. En seulement sept ans, soit de 2015 à 2022, ils ont surpassé le Qatar comme premier exportateur de GNL.
Cette année, leurs ventes vers l’Europe ont explosé, ce qui a créé une certaine rareté du gaz et fait monter les prix aux États-Unis. Cette situation, incidemment, bénéficie aux Québécois.
Comme le gaz servant à la production d’électricité est le principal concurrent d’Hydro-Québec sur ses marchés d’exportation aux États-Unis, sa rareté actuelle contribue à la croissance des prix de l’électricité sur les marchés nord-américains. Les ventes et les profits de la société d’État ont ainsi gonflé cette année : au troisième trimestre, on observait une augmentation de 132 % de ses ventes hors Québec, un bénéfice net en hausse de presque 100 % par rapport à la même période l’an dernier.
Dans un marché mondial du GNL déjà serré, les Européens ont malgré tout joué de chance : les mesures de confinement en Chine ont réduit les achats d’énergie de ce pays, ce qui a libéré du gaz que les Européens ont acheté à fort prix, souvent à la barbe des pays asiatiques moins nantis.
Et le Canada ? Malgré son statut de puissance énergétique disposant de fortes réserves de gaz, surtout en Alberta, il n’a rien pu faire de concret pour aider l’Europe. Le gaz albertain est confiné, n’ayant aucun accès à la mer.
Cela complique l’exportation des ressources canadiennes. La seule exportation de GNL prévue se fera à partir de la Colombie-Britannique et débutera en 2025. Elle vise surtout le marché asiatique.
L’Europe pourra-t-elle passer l’hiver sans rationnement de l’énergie ? Difficile à dire. Son premier objectif, soit de remplir ses réserves, a été atteint. Celles-ci n’ont toutefois pas été mises en place pour faire face à des ruptures d’approvisionnement, mais plutôt à des pointes de la demande. En Allemagne, les réserves couvrent à peine deux mois de consommation hivernale.
Pour que tout se passe sans trop de heurts, il faudra une conjonction de plusieurs éléments favorables : un hiver doux, la contribution de la population, qui est invitée à réduire de 10 % sa consommation (notamment en baissant le thermostat à 19 degrés), et une demande énergétique pas trop forte en Chine et en Asie, grâce à une économie au ralenti.
L’Europe a déjà consacré des milliards d’euros à ses citoyens et ses industries pour les protéger de la hausse vertigineuse des coûts de l’énergie. Si elle traverse l’hiver sans pertes de vies, sans trop d’industries mises à mal de manière définitive, elle pourra pousser un soupir de soulagement… mais pas pour longtemps.
Car si, comme cela est envisagé, plus aucun gaz russe ne circule au printemps 2023 entre la Russie et l’Europe, le continent devra encore suppléer à ce manque à gagner pour l’hiver 2023-2024.
Or, les producteurs gaziers roulent déjà à plein régime. De nouvelles installations de production seront présentes en 2023 aux États-Unis et au Qatar, mais d’autres qui pourraient grandement aider, au Canada et aussi possiblement en Afrique, ne seront opérationnelles que dans quelques années.
Pour la population européenne, notamment celle de l’Allemagne, pays le plus dépendant du gaz de la Russie, l’hiver qui s’en vient sera celui de tous les dangers. Il faudra se serrer les coudes… au propre comme au figuré.
Et la mauvaise nouvelle, c’est quoi?
Un papillon n’est pas une chenille avec des ailes. Tony Seba.
Quelle chance pour l’Europe de pouvoir enfin réaliser la stupidité de ne pas être souverain en énergie.
Qui peut bien avoir intérêt à vouloir maintenir une situation d’aliénation à cette industrie du fossile?
Le problème n’est pas la Russie, le problème pour l’Europe est de dépendre stupidement des autres pour son énergie, peu importe le pays fournisseur.
Votre article ne comporte aucune solution autre que de vouloir prolonger cet asservissement rétrograde aux fournisseurs d’énergies des autres.
Autrement dit, votre article propose de réarranger les meubles à l’intérieur de cette prise en otage, un peu comme le syndrome de Stockholm
Réjouissons-nous, c’est un des premiers signes du déclin de ce gaspillage orgiaque du pétrole utilisé de façon irresponsable, qui en plus de nous polluer alimente les machines de guerre.
C’est le meilleur moment pour la transformation vers le futur sans boucane en Énergie (EnR), en Transport (électrique/TaaS) et en agriculture (fermentation de précision).
Écoutez Tony Seba, il donne envie de se lever le matin pour ne pas manquer le futur.
https://www.youtube.com/watch?v=z7vhMcKvHo8
L’Allemagne a fait des investissements majeurs dans les énergies renouvelables, mais cela ne suffit pas. Lorsqu’il ne vente pas ou qu’il n’y a pas de Soleil, il faut d’autres sources d’énergie et l’Allemagne a donc augmenté sa combustion de charbon.
C’est plutôt l’industrie nucléaire qu’il faut développer pour pouvoir être indépendant des énergies fossiles, surtout pour les pays européens. Ici, au Québec, nous avons l’hydroélectricité, mais là où il n’y a pas de grandes rivières, le nucléaire va devenir de plus en plus important.
L’AFIS a publié tout un dossier sur ce sujet, que je vous invite à consulter à https://www.afis.org/340-Avril-2022
Monsieur Belley
Vous avez partiellement raison, en disant qu’il faut encore du charbon et même le nucléaire temporairement pendant qu’on augmente la part des centrales solaires et éoliennes.
Ne faussons pas le sujet en colportant cette fausse idée que les EnR sont intermittentes, ça, c’est de la fausse science.
En étudiant la vraie science, nous apprenons qu’on n’a pas besoin de 24h de vent ou de soleil pour faire fonctionner ces centrales EnR.
Vous le savez, l’énergie que le soleil dégage sur une surface d’aussi peu que 0.001% du QC pendant une heure dans le pire mois de l’année en décembre est suffisant pour alimenter tout le QC pendant un an. Alors le sujet n’est pas l’intermittence, mais plutôt comment peut-on accumuler autant d’énergie gratuite.
Nous avons les solutions pour accumuler de la façon la plus appropriée, il ne s’agit que d’agrandir les capteurs et les accumulateurs et vous n’aurez jamais de factures à payer venant du soleil.
Un déversement d’énergie solaire s’appelle une belle journée.
Après avoir lu l’article j’étais mystifié par le sous-titre qui disait: «L’absence de gaz russe dans les mois à venir pourrait forcer certains gouvernements à laisser tomber Kyiv pour éviter à leurs citoyens de mourir de froid.» Or, dans l’article il n’y a absolument rien qui suggère que les pays d’Europe «laisseraient tomber Kyiv», rien, zilch, nada!
Disons que si c’était vrai, l’Europe aurait vraiment l’air stupide car cela suppose que ces pays cesseraient d’appuyer l’Ukraine en échange du gaz russe… Voyons donc, l’Europe serait assez nouille pour consolider sa dépendance à la Russie et laisserait mourir de froid les Ukrainiens ?
D’ailleurs, parlant de ces derniers, cette guerre comporte tous les éléments de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité car les nombreux bombardements du dernier mois visent surtout les infrastructures civiles, avec pour but de terroriser les populations en les privant de chauffage pendant l’hiver qui arrive et faire mourir les gens. Ça c’est carrément criminel et l’Europe devrait au contraire s’engager encore plus pour aider les Ukrainiens à protéger leurs infrastructures et les remettre en marche justement pour sauver les populations.
Hier, un des objectifs des bombardements était une maternité, détruisant un établissement de santé non militaire et causant la mort d’un poupon. C’est vraiment révoltant de voir un pays se livrer à ce type de terrorisme parce que le reste du monde reste muet devant de telles atrocités. Ah, on a peur de la 3e guerre mondiale ? Eh ben les amis, j’ai une nouvelle pour vous, on est déjà dans la 3e guerre mondiale sur le terrain et les déclarations du dictateur Poutine sont bien claires à cet égard – en tout cas lui se considère en guerre contre l’Occident et ça c’est une guerre mondiale.
Finalement, à l’instar de M. Grant, je pense que c’est une opportunité pour l’Europe de stopper sa dépendance à l’étranger ainsi qu’au pétrole / gaz et de se tourner vers les énergies locales. La Lituanie a bien compris le danger de la Russie poutinienne et l’Europe ferait bien d’en faire autant car il n’est pas dit que dans sa croisade contre l’Occident Poutine ne s’attaquera pas à d’autres voisins et ne profitera pas de la dépendance de l’Europe pour la tenir en otage, encore une fois. Les Russes avaient bien des raisons d’en vouloir en particulier aux États-Unis impérialistes mais en s’attaquant à l’Ukraine, Poutine a visé le mauvais canard, celui qu’il croyait pouvoir vaincre facilement… Cela a vraiment l’étoffe d’un lâche.
Personne n’a voulu cette guerre sauf Poutine et ses acolytes et c’est maintenant un fait accompli et la dernière chose à faire serait de faire l’autruche et ne pas voir la réalité en face, telle qu’elle est.