En Géorgie, un autre genre d’invasion

Près de 100 000 Russes se sont installés en Géorgie durant la guerre en Ukraine. Une source d’anxiété pour les Géorgiens, qui redoutent de se retrouver dans la ligne de mire de leur imposant voisin.

Graffitis anti-Russie et pro-Ukraine dans les rues de Tbilissi. (Photo : Daro Sulakauri / Getty Images )

À l’entrée du café They Said Books, en plein cœur de la capitale de la Géorgie, le message écrit en anglais est clair : « Vous êtes les bienvenus si vous êtes d’accord que Poutine est un criminel de guerre et que vous respectez la souveraineté d’une nation paisible. »

Au comptoir, Anna-Maria, qui pourtant parle couramment le russe, se fait un devoir de répondre aux clients en géorgien ou en anglais. « Nous ne sommes pas une province de l’Empire russe ! » me dit la Géorgienne de 20 ans. Malgré sa bonne volonté, le russe enterre tout le reste et la serveuse succombe rapidement, question d’efficacité. Le petit café grouille d’exilés russes. Assis à côté de moi, il y a Sergei, 23 ans, de Saint-Pétersbourg, rivé à son ordinateur. Il répond tout à fait aux critères de l’établissement. Fervent militant anti-Poutine, il est arrivé à Tbilissi un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine. 

« Plusieurs de mes amis sont en prison. Je n’ai rien à voir avec cette sale guerre ! »

Sergei ne pouvait demander meilleure terre d’asile. Son visa de tourisme, valable pour un an et facilement renouvelable, ne l’empêche pas de travailler pour VKontakte, le Facebook russe. Sa paye est déposée par son employeur dans son compte à Saint-Pétersbourg et il retire son argent à Tbilissi sans problème. 

Sergei et les clients du café font partie des 70 000 à 100 000 Russes venus s’installer dans ce petit pays de près de quatre millions d’habitants depuis le 24 février 2022. Comme si 200 000 Américains débarquaient au Québec, majoritairement à Montréal, en moins d’un an. Des manifestants antiguerre voulant éviter la prison, mais aussi des Russes fuyant la mobilisation ou simplement les sanctions. 

Le centre de Tbilissi, traversé par le fleuve Koura. (Photo : Wirestock / Getty Images)

Après des années de morosité économique à cause de la pandémie, la présence de ces rois et reines du télétravail dynamise la capitale. À l’hôtel Fabrika, un établissement super tendance jouxtant un resto branché, je rencontre des ingénieurs, des programmeurs, une psychologue et des techniciens de toutes sortes, qui ont tous moins de 30 ans.

Mais ce déferlement de professionnels angoisse aussi la population. Alors que j’entends la langue de Tolstoï parlée par des bourgeois inoffensifs, pour d’autres résonne la langue des tsars, des Soviétiques et de la police secrète d’avant 1991, au temps où la Géorgie était une province de l’Empire russe et, plus tard, une république de l’Union soviétique. 

La présence de ces exilés ajoute à l’impression qu’ont bien des Géorgiens que leur pays est en train de réintégrer le giron russe par la porte d’en arrière, ai-je pu constater lors de mon séjour en décembre. Un récent rapport de l’ONG Transparency International Georgia (TIG) confirme que, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, l’économie de la Géorgie redevient bel et bien plus dépendante de la Russie. Le jeu d’équilibriste auquel se livre le gouvernement face à Moscou n’a rien pour apaiser les craintes de la majorité…

Et les Géorgiens détestent l’idée de revenir dans le passé. 

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Dans les rues de Tbilissi, les drapeaux bleu et jaune flottent partout. La solidarité avec la cause ukrainienne dans cette capitale d’un million d’habitants est manifeste. Ici comme en Ukraine, la population a été victime des ambitions impérialistes russes à travers l’histoire. 

Les Géorgiens ont été parmi les premiers à revendiquer leur indépendance de l’Union soviétique en 1991. Voulant à tout prix se libérer de la dépendance économique à Moscou, les gouvernements successifs ont réussi à diversifier leurs échanges durant les 20 années suivantes. La diplomatie a de son côté joué un fin ballet pour que le pays devienne membre de l’Union européenne — la candidature a été déposée en mars 2022 — et pour qu’il adhère à l’OTAN. 

Ce rapprochement avec l’Ouest n’a jamais plu à la Russie — pas plus que celui de l’Ukraine. Elle considère toujours dans sa sphère d’influence cette ancienne république longeant la rive orientale de la mer Noire. Vladimir Poutine a d’ailleurs annexé de facto deux provinces, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud — d’ethnies abkhaze et ossète, et prorusses, comme la Crimée et le Donbass en Ukraine. En 2008, la Russie est revenue à la charge lors de la brève guerre russo-géorgienne, qui a grugé un peu plus de territoire à la Géorgie. Des milliers de déplacés de ces zones de conflit vivent toujours dans la misère à Tbilissi, tandis que les expatriés russes s’éclatent dans les bars technos et ont fait grimper les loyers de 70 % dans la capitale en un an. Une situation surréaliste qui laisse un goût amer.

« Et si ces exilés étaient un cheval de Troie russe ? Si le gouvernement Poutine les avait infiltrés ? » se demande Kornely Kakachia, professeur de sciences politiques à l’Université de Tbilissi. Les ressortissants pourraient servir de prétexte à Poutine pour s’incruster davantage dans les affaires du pays, redoute le professeur, et même pour intervenir s’il jugeait que la Géorgie traite mal ses ressortissants. Une crainte partagée par de nombreux Géorgiens.

Et il n’y a pas que ces télétravailleurs exilés qui sont source d’inquiétude. 

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Sur la route du nord qui mène à la frontière avec la Russie, on double une longue file de camions. En dépit des sanctions européennes officielles contre la Russie, des biens continuent d’arriver de l’ouest, et la Géorgie, par sa frontière avec la Turquie, permet le transit le plus rapide. Les échanges commerciaux par voie terrestre entre la Turquie et la Russie via la Géorgie ont triplé en 2022. À elles seules, les ventes de voitures ont quadruplé, révèle Transparency International Georgia.

Le gouvernement géorgien nie pourtant tout écart. Il assure qu’il est solidaire avec les pays européens, même s’il ne s’est pas officiellement joint à ceux-ci pour imposer des sanctions économiques à la Russie.

L’ONG rapporte également que le nombre d’entreprises russes enregistrées en Géorgie, statut qui leur permet de continuer leurs affaires avec l’Ouest, est passé de 1 000 à 15 000 en 2022 ! Plus de deux milliards de dollars américains ont ainsi été injectés dans l’économie géorgienne, près de trois fois plus qu’en 2021, grâce aux exilés et à l’import-export.

File de camions en direction de la Russie au poste frontalier de Lars. (Photo : Davit Kachkachishvili / Agence Anadolu / Getty Images)

Les importations de pétrole russe, elles, ont augmenté de 350 % depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. « La Géorgie ne s’approvisionne plus du côté de l’Azerbaïdjan ou d’autres pays, elle profite des aubaines russes de pétrole à bas prix », m’explique Beso Namchavadze, analyste principal à TIG.

« J’ai l’impression que notre souveraineté est en train de se dérober sous nos pieds », me confie Levan, un homme d’affaires et fervent nationaliste dans la cinquantaine, qui préfère garder l’anonymat, craignant des représailles à cause de ses positions. Il accuse son gouvernement de jouer avec Vladimir Poutine un petit jeu qui le dégoûte.

Certains diront qu’il est difficile de résister à cette pluie de dollars après la déconfiture de l’économie qui a suivi la pandémie. Pendant que le monde craint une récession, la Géorgie jouit d’une croissance qui a atteint 10 % en 2022. Le lari, la monnaie nationale, est plus fort qu’il ne l’a été depuis des années. Le conflit en Ukraine profite manifestement à la Géorgie. Mais à qui exactement ? Malgré la croissance dans certains secteurs, les salaires de la majorité n’ont pratiquement pas bougé en 2022 et plusieurs continuent de vivre dans la misère, confirme l’économiste Beso Namchavadze, qui rappelle que l’inflation en Géorgie s’élève à 10 %. 

« Le premier ministre Irakli Garibachvili, du parti Rêve géorgien, marche sur des œufs de peur de provoquer l’ours russe », soutient l’analyste politique Kornely Kakachia. L’économie du pays étant désormais plus dépendante de la Russie, « il a les mains liées. Il tente à tout prix de ne pas déplaire à la Russie. » 

Jusqu’ici, le premier ministre Garibachvili, élu en février 2021, n’a ni dénoncé ni appuyé l’invasion russe de l’Ukraine. « Plus le temps avance, plus il essaie de plaire à la Russie, et plus les gens en tirent la conclusion qu’il est plus favorable à la Russie », explique Giorgi Oniani, directeur général adjoint de TIG.

Depuis l’invasion russe, il multiplie les gestes controversés à l’endroit de l’Ukraine. Il a entre autres accusé des Ukrainiens de s’immiscer dans les affaires de l’État. L’absence de représentants de son gouvernement aux funérailles de Géorgiens morts au combat en Ukraine cause un malaise (il y aurait un millier de combattants géorgiens qui luttent contre l’armée russe). Tout comme l’annonce d’une possible reprise des vols entre la Géorgie et la Russie, arrêtés à la suite d’un incident diplomatique survenu en 2019. 

Les relations avec l’Union européenne et les États-Unis se sont aussi dégradées à l’été 2022, après des déclarations controversées de hauts placés du parti au pouvoir à l’endroit de diplomates des deux ambassades à Tbilissi.

Selon Beso Namchavadze, c’est l’oligarque Bidzina Ivanichvili, fondateur du parti, qui tire véritablement les ficelles. Ivanichvili et ses proches, qui cultivent les bonnes relations avec Moscou, seraient les premiers à profiter du nouveau boum économique, d’après ses recherches.

Le comble a été atteint en mars, lorsque le Parlement a adopté à très forte majorité un projet de loi de dissidents du parti au pouvoir — soutenus par Ivanichvili — qui aurait fait inscrire comme « agent de l’étranger » toute organisation ou tout média recevant plus de 20 % de ses revenus de l’extérieur du pays. Bruxelles avait pourtant signifié que cette proposition, inspirée d’une pièce législative en vigueur en Russie, allait à l’encontre des règles de l’Union européenne. Il aura fallu une semaine de manifestations pour que le gouvernement recule et retire le projet de loi.

Tout cela fait dire à bien des observateurs que l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN dont rêvent nombre de Géorgiens s’estompe peu à peu…

Les manifestations contre une loi d’inspiration russe ont culminé en mars dernier et fait reculer le gouvernement. (Photo : Vano Shlamov / AFP / Getty Images)

La présidente Salomé Zourabichvili, qui n’a qu’un pouvoir protocolaire, est en train de devenir de facto la voix du peuple. Elle ne cache plus sa dissidence et condamne ouvertement la guerre de Poutine. « La Russie restera une menace pour nous tous tant qu’elle se comportera comme un empire. Ce régime doit échouer », affirme l’élue. 

Ex-ambassadrice de France à Tbilissi, Salomé Zourabichvili croit fermement que d’éventuelles négociations devraient forcer la Russie à rendre tous les territoires conquis, y compris l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. « Sinon, nous replongerons dans cette situation malsaine où Poutine sent qu’il peut faire ce qu’il veut », dit-elle.

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Sur un mur juste à côté du Musée national des beaux-arts, un graffiti comme il y en a tant dans la ville : « Ruzzians Go Home ». Levan, l’homme d’affaires, m’a raconté avoir été témoin de la sortie d’une femme russe d’un chic restaurant de la capitale, escortée par le maître d’hôtel. Elle s’était plainte que le menu n’était pas traduit en russe. « Bien fait pour elle, lance Levan. Qu’elle apprenne ! » 

Certains Géorgiens demandent carrément l’expulsion des hipsters russes débarqués depuis l’invasion de l’Ukraine. « Qu’ils retournent chez eux et descendent dans la rue ! Ce n’est pas à l’Ukraine ni à l’OTAN de faire tomber ce régime, qu’ils prennent leurs responsabilités ! » estime par exemple le professeur Kakachia.

Au bar à vin Margot, dans le vieux Tbilissi, Alexeï Solokov, un ingénieur en aéronautique de Moscou, dit comprendre les Géorgiens. « Ce que fait mon pays en Ukraine est impardonnable. Quand on me demande de sortir et qu’on m’insulte, je baisse la tête et je m’en vais. » Le Russe dans la trentaine a affiché ses positions contre l’invasion sur les réseaux sociaux. Il préfère essuyer la russophobie géorgienne, ce qui l’attend en Russie étant la prison ou la mobilisation.

À la Maison des écrivains, bijou d’Art nouveau et repaire de l’intelligentsia du pays, le laisser-faire à l’endroit de ces jeunes Russes qui arrivent par milliers et les tendances prorusses du gouvernement dérangent. Le journaliste avec qui je mange est choqué. Le serveur se joint à notre conversation et pondère les ardeurs de mon ami. « On a beau critiquer, dit Giorgi, ce sont ces Russes qui tiennent notre économie. »

Natasha Lomouri, directrice de l’endroit, est pour le moins sceptique. « La croissance économique ? En tout cas, mon organisme et la culture géorgienne n’en voient pas les retombées ! » lâche-t-elle en me faisant visiter le petit musée en hommage aux auteurs victimes de l’URSS qu’elle a financé grâce à des fonds privés en 2022. « Notre gouvernement fait de l’aplaventrisme. Il devrait avoir un peu plus de dignité », affirme-t-elle.

Natasha m’avoue son désarroi devant la situation tant économique que politique actuelle, à un point tel que, pour la première fois de sa vie, elle pense à l’exil…

« Mon mari et moi travaillons pour l’État et nous n’arrivons pas, poursuit-elle tristement. J’aime mon pays. Ma famille l’a toujours servi. Mon père a été conservateur de l’un des grands musées. Mais je ne vois aucune perspective encourageante. » 

Pour Natasha, Levan et les autres, le combat des Ukrainiens sera déterminant chez eux aussi. « Leur guerre, c’est la nôtre, me dit Levan. S’ils gagnent, on pourra reprendre le chemin de la liberté. » 

Et en sortant de la Maison des écrivains, je lis devant un café au coin de la rue : « Du bortsch gratuit pour tous à l’occasion de la mort de Poutine ! » Décidément, à Tbilissi, les citoyens, contrairement à leur gouvernement, ne craignent pas de réveiller l’ours.  

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