Aurait-on pu éviter Poutine ?

Le sort que les vainqueurs réservent aux vaincus après les guerres préfigure souvent la suite de l’histoire. La manière dont les États-Unis ont traité la Russie postsoviétique ne fait pas exception. 

Wiki Commons / Alexei Nikolsky / Sputnik / Kremlin Pool / AP / Montage: L'actualité

L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.

Après le plus grand conflit du XXe siècle, avec ses 50 millions de morts, dont un demi-million d’Américains, les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, surtout les États-Unis, ont choisi de financer la reconstruction des pays vaincus et responsables des hostilités.

Outre la Grande-Bretagne et la France, ce sont en effet l’Allemagne et l’Italie qui bénéficièrent le plus du plan Marshall, ce vaste programme mis sur pied par l’administration Truman pour rebâtir une Europe dans laquelle les relations se définiraient désormais par la coopération.

Puis, peu de temps après, commença la guerre froide entre les États-Unis et leurs alliés en Europe de l’Ouest d’une part, et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) d’autre part. Les États-Unis en sont à nouveau sortis gagnants. Sauf que le sort réservé aux perdants soviétiques de cet affrontement latent n’a pas été le même que pour les vaincus de l’Axe.

D’abord pendant la période de la perestroïka amorcée en 1986 par Mikhaïl Gorbatchev dans les dernières années de l’Union soviétique, puis dans les suivantes après la chute du rideau de fer, marquée par la misère sous la présidence de Boris Eltsine, le pouvoir russe ne demandait qu’une chose à l’Amérique : aidez-nous. La réponse américaine à cette demande, d’une présidence à l’autre, à commencer par celle de George Bush, s’est limitée à la sourde oreille. 

Mikhaïl Gorbatchev, Ronald Reagan et George Bush en visite à Governors Island, New York, le 7 décembre 1988. Photo : National Archives and Records Administration.

L’économie issue de l’effondrement de l’Union soviétique a laissé la Russie exsangue. De 1990 à 1998, le pays a traversé une grave dépression. L’économie s’est même contractée de 14,5 % en 1992 et de 12,6 % en 1994. En même temps, une inflation galopante affligeait le portefeuille des Russes, avec des taux annualisés atteignant jusqu’à 84 %, et jamais moins de 15 %. La fédération s’est même retrouvée en défaut de paiement de sa dette en 1998. 

S’ensuivirent la pauvreté et la criminalité généralisées — des milliers de gangs organisés déstabilisaient la vie des centres urbains du pays. Cette misère humaine s’est accompagnée d’un profond sentiment d’humiliation nationale.

C’est dans ce contexte qu’a émergé le phénomène Vladimir Poutine au tournant du siècle. Il allait redonner à la Russie sa dignité, sa fierté, sa grandeur. Un genre de « Make Russia Great Again ». 

La proposition de Poutine aurait-elle trouvé un tel écho si les Russes n’avaient pas tant goûté à la défaite qu’ils venaient de subir aux mains des Occidentaux, en particulier les Américains ?

Que faire maintenant ?

Maintenant que « le mal est fait », que doit faire l’Occident ?

La réponse semble, du point de vue américain, assez simple : faire pression sur la Russie. À défaut d’envoyer des soldats pour affronter directement l’armée russe, les sanctions économiques et financières croissantes contre le régime forceront le président Poutine à reculer, voire mèneront à un soulèvement populaire contre lui.

Et si ça ne débloque pas, il y a l’option plus directe : éliminer Poutine, un vœu exprimé explicitement par le sénateur républicain Lindsey Graham au début du mois.

D’un point de vue occidental, ces « solutions » sont attrayantes : en écartant le dictateur, on met fin aux atrocités et aux injustices, à la fois en Ukraine et en Russie. Dans les mots du sénateur Graham, les Russes devraient donc trouver dans leurs rangs un Brutus prêt à mettre fin au règne de César.

Or, la Russie, doit-on le rappeler, n’est pas une démocratie libérale. Dans un pays animé a priori par une ferveur nationaliste, il n’est pas dit que la misère imposée à la Russie ne pourra pas servir, dans les faits, d’appel à un ralliement autour d’un dictateur contrôlant largement l’information qui y circule — et qui peut utiliser ces sanctions pour nourrir les doléances populaires contre l’Occident.

De plus, les renversements de gouvernements tyranniques — souvent parrainés par les États-Unis — ont rarement donné des résultats de paix et d’harmonie. La Libye libérée de Muammar Kadhafi, il y a 10 ans, est un exemple probant. Le pays est depuis empêtré dans une guerre civile sanglante.

L’histoire russe elle-même devrait servir de sérieux avertissement en la matière. La dernière fois qu’une révolution populaire a eu raison d’un régime dictatorial, c’était il y a un siècle. Après 300 ans de règne des tsars et de la famille Romanov, le tyran Nicolas II s’est vu éjecté du trône. Cela nous a menés à Lénine, puis à Staline.                                                         

Il y a aussi Shakespeare qui porte à réflexion : la pièce Jules César se termine non pas par la fin de l’homme d’État, mais par ce que la mort de ce dernier provoque : une guerre civile.

Bref, il n’existe pas, à ce moment-ci, de solutions simples au conflit ukrainien. Raison de plus pour se désoler de ne pas avoir porté secours à la Russie au moment où elle était à genoux économiquement.

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Cela ne me surprend pas des États Uniens; l’attitude de leurs élites envers leur propre population et plusieurs États du monde en est une d’arrogance, de domination écrasante et de vengeance. Leur échelle de valeurs reflète que l’humain occupe le 5ième rang (?) après l’argent (1er), le port d’arme (2è), le sexe (3è), la domination (4è). Les émules de Jean Calvin, du 16è siècle croît en la théorie oû il y a un certains nombre « d’Élus » sur la terre dont la majorité sont exclus. Le Canada pourrait jouer un rôle et poursuivre l’oeuvre de Pearson, abandonné par Harper, mais il s’en abstient. « Aimez vos ennemis » disent les écritures… Les États Uniens ont beau clamé leur Foi Chrétienne, c’est de la foutaise dans les faits.

Rafael Jacob, analyse et résume les faits de façon pertinente.

En complément, il convient de rappeler que Vladimir Poutine a accompli sa première carrière comme officier du renseignement du KGB, en d’autres termes, c’était un espion. Les renseignements russes passent pour être encore parmi les meilleurs du monde.

Poutine n’a pas pris la décision d’envahir l’Ukraine à la légère. La Russie détenait des informations précises sur la situation qui prévalait, incluant l’imminence d’une campagne militaire d’envergure de l’armée ukrainienne dans le Donbass, destinée à reconquérir par la force les territoires séparatistes pro-russes disputés. Il est peu probable que les instances de l’Otan l’ignoraient.

Rappelons pour mémoire que depuis le début du conflit dans cette région, l’armée régulière ukrainienne est à l’origine de la mort de quelques 13 000 civiles, des données considérées comme conservatrices par certains.

On a beaucoup parlé ces derniers mois du déploiement des forces russes aux frontières de l’Ukraine et pratiquement jamais du déploiement des forces ukrainiennes dans l’est et le sud-est du pays.

Une opération militaire de cette amplitude se planifie de longue date, elle n’est pas décrétée sur un simple coup de tête. Selon la Constitution de Russie, Poutine comme chef des armées a donné l’ordre des opérations. Aucune décision n’a été prise cependant sans que ce soit l’état-major qui réclame cette intervention et finalement sans l’aval du Conseil de la Fédération, des députés de la Douma et du président du gouvernement de la fédération de Russie. Un poste clef détenu par Mikhaïl Michoustine dont pourtant les occidentaux parlent peu.

L’article 102 de la Constitution qui précise les compétences du Conseil (équivalent de notre Sénat), fait mention dans l’alinéa suivant qu’il détient la compétence de prendre :
«  d) la décision relative à la possibilité de recourir aux Forces armées de la Fédération de Russie hors des limites du territoire de la Fédération de Russie; »

La résolution d’envahir L’Ukraine ne pouvait être prise sans qu’il n’y ait eu de consensus au plus haut niveau.

Il était techniquement possible de désamorcer la crise militaire et humanitaire qui se profilait ces derniers temps à l’horizon. Personne n’a estimé opportun de le faire. En punissant la Russie par des sanctions économiques drastiques, ceci permet d’éliminer à tout le moins temporairement un concurrent, en corollaire l’inflation profite à ceux qui fixent les prix et encore à ceux qui peuvent acquérir des actifs à meilleur prix lorsque ceux-ci tombent au plus bas.

Sans oublier que les marchands de canons peuvent d’ores et déjà se frotter les mains, je conjecture qu’on entre dans un « nouvel âge-d’or » pour tout ce qui relève des dépenses en matière d’armement. Nonobstant, je me demande bien quel pays libre pourrait s’en trouver le premier bénéficiaire…. J’ai beau chercher, je « n’trouve » pas.

Si le renseignement russe savait était au courant du déploiement des forces ukrainiennes dans l’est et le sud-est du pays, pourquoi ne pas avoir simplement renforcé la défense militaire des deux régions séparatistes que la Russie venait de reconnaitre? Mais non, le dictateur russe a préféré envahir toute l’Ukraine. Comme on dit au Québec, il a eu les yeux plus grands que la panse (et je dirais son cerveau plus petit que sa panse). Il aura besoin de pantoprazole pour digérer…

@ Claude Perras,

Désolé de ne répondre que tardivement à vos commentaires, je ne les avais pas lus. Je pense que vous ne lirez probablement pas cette réponse. Je vais toutefois la formuler :

Je ne suis pas certain que vous soyez très au fait de ce qu’on appelle la stratégie militaire, ni moi non plus d’ailleurs… toutefois vous posez une bonne question. Face à l’imminence d’une menace, faut-il renforcer ses lignes défensives ou faut-il avoir la priorité de l’attaque ou faut-il faire les deux : renforcer la défensive et attaquer attendu que la meilleure défense, c’est l’attaque ?

À cette question, je n’ai pas de réponse parfaite, je conjecture simplement que le renforcement considérable de la capacité militaire ukrainienne depuis 2014, avec l’aide stratégique et matérielle de plusieurs nations, dont le Canada et globalement plusieurs pays membres de l’Otan, que cela constituait une menace suffisante pour la Russie pour profiter de la crise dans le Donbass pour à la fois protéger ces deux petites républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk et prendre l’initiative de réduire si possible à néant la capacité militaire de l’Ukraine.

J’aimerais encore vous signaler que les accords de Minsk II signés le 12 février 2015, qui a toutes fins pratiques sont un protocole, qu’ils prévoyaient une douzaine de mesures parmi lesquelles un cessez le feu (jamais respecté), le retrait d’armes lourdes sur le terrain (jamais fait), la promesse de la part de l’Ukraine qu’elle n’emploierait pas de forces armées étrangères (l’Ukraine bénéficie du supports de conseillers militaires étrangers) et… la pièce maitresse prévoyait une loi sur la décentralisation, ce qui permettrait entre autre la reconnaissance d’une certaine autonomie des Républiques de Donetsk et Lougansk (évidemment il n’y a pas eu décentralisation), ce qui ouvrait la porte à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union Européenne.

Le problème est qu’après que ses émissaires aient signé et accepté les principes directeurs, l’Ukraine a choisi de se dissocier des dits accords. En pratique la Russie n’a pas grand choses à gagner à conquérir ce pays voisin compte-tenu de ses propres ressources qui restent encore sous-développées.

Les raisons de ce sous-développement constant sont expliquées dans cette chronique de Rafael Jacob en des termes qui me semblent pertinents.

Je me souviens très bien de la grandeur de l’URSS (j’y étais allé à l’époque) puis de la Perestroïka que nous croyions alors devait apporter la paix dans le monde. Je me souviens de l’appel désespéré des Russes pour de l’aide alors que l’Occident n’a pas bronché et, comme le dit M. Jacob, cela ouvrit la porte au dictateur Poutine. En fait, cet ex membre du KGB est presqu’une création de l’Occident et en particulier des ÉU et il a su non seulement parler au peuple russe mais capitaliser sur son malheur.

Le dictateur a réussi à sortir son pays de l’indigence malgré l’hostilité des Occidentaux et leur manque d’empathie avec le peuple russe. Néanmoins, l’Europe s’est quand même rapprochée de la Russie et l’a encouragée avec les projets énergétiques. Il y a aussi eu des rapprochements dans le domaine spatial mais la négligence de l’ouest d’accepter la Russie telle qu’elle est a fini par laisser ce rideau de fer s’élever de nouveau.

D’une part il est probable que la disparition du dictateur pourrait mener à la fin de l’invasion de l’Ukraine mais ce qui est encore plus probable, c’est que les Russes retournent leur colère contre l’Occident en raison des souffrances subies à cause des sanctions et non contre leur chef. C’est non seulement le fruit de la propagande de Poutine mais aussi et surtout du fait que le peuple russe est un peuple fier qui se tient ensemble devant l’adversité et s’attaque rarement à ses chefs à moins d’être acculé au mur du désespoir.

Ce chaos a été très mal géré par l’Occident et les Ukrainiens en paient le prix alors que nous sommes peut-être en train de leur tourner le dos, terrifiés que nous sommes devant une guerre nucléaire possible.

On connaît bien cette théorie recuite mille fois qui veut qu’Hitler ait été le produit de l’humiliation de l’Allemagne en lui faisant payer trop cher tous les dommages encourus après avoir perdu la guerre de 14-18. Sauf tout mon respect, M. Jacob, cela n’excuse en rien ni ne justifie a posteriori l’émergence d’un psychopathe criminel tel que Poutine dénué peut-être de naissance de toute faculté morale. Bien au contraire, nombre de génies spirituels ont fait preuve de résilience en se sortant de la pire crasse inhumaine dans l’histoire de l’Humanité. Par exemple, pourquoi pas faire payer la Russie toutes les destructions par centaines de milliards de $ qu’elle a causé quand elle aura probablement perdu la guerre d’invasion anachronique de l’Ukraine? Parce qu’elle a, un pays émergent de 145 millions d’habitants, un PIB 25 % plus petit que le Canada qui compte 38 millions de citoyens? Elle n’avait pas les moyens de se lancer dans une telle guerre, elle doit en assumer toute la responsabilité morale et financière.

@ Pierre F Gagnon,

Sur la première partie de vos propos, vous avez plutôt raison. Le tribut à payer par la Prusse (l’Allemagne) suite à la défaite de 14-18 était autrement moins élevé que celui que dût payer l’Empire Ottomans (les Turcs), ou encore l’Empire Austro-hongrois (les Autrichiens), deux empires presque entièrement démembrés. Qui plus est, nombres de grandes familles allemandes avaient pu préserver leurs avoirs. Enfin, l’Allemagne bénéficiait de préteurs et de fonds américains.

Ce qui est venu bousculer la reprise de l’Allemagne, c’est plutôt la crise économique de 1929, puisque les prêteurs sont devenus rares. Ce n’est qu’en 1933 qu’Hitler prend officiellement le pouvoir. Depuis 1918, de l’eau avait coulée sous les ponts.

Sur votre dernier point, il n’est pas certain que la Russie n’ait pas les moyens de financer sa guerre en Ukraine. Bien sûr les sanctions économiques réduisent ses revenus, néanmoins ce pays détient des réserves, y compris de l’or qui sont supérieures à la dette du pays. En 2019, la dette cumulée intérieure/extérieure s’élevait à 248 milliards d’USD, soit seulement 15% du PIB. En comparaison la seule dette fédérale du Canada dépasse présentement les 900 milliards d’USD. Faites si vous voulez le calcul per capita. Qui est le plus endetté ?

La Russie a hérité du puissant arsenal de l’URSS, elle a modernisé son armée à un coût de 5 à 8 fois moins élevé que le coût des armées occidentales. Environ 15 fois moins que le coût d’un soldat américain. Actuellement, c’est moins de 10% de sa capacité militaire (armes et soldats) qui soit engagée dans les combats.

Les missiles de forte puissance ne sont pas sur le champ de bataille, une très petit nombre d’avions sont engagés et certainement pas les bombardiers stratégiques. Si la Russie voulait complètement rayer de la carte l’Ukraine, dites-vous bien qu’elle pourrait en avoir amplement les moyens.

Contrairement à toutes les spéculations. Le but recherché est de démilitariser ce pays et de faire en sorte qu’il n’adhère pas à l’Otan. Comme l’a si bien démontré Léon Tolstoï dans « Guerre et Paix », l’amour bucolique et raisonnable a toujours plus de valeur que les plus grands émois.