L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.
Alors que les aspirants au poste de président ont l’habitude de publier un livre pour créer l’engouement autour de leur possible candidature — comme l’a récemment fait le gouverneur républicain de la Floride, Ron DeSantis —, c’est plutôt le nouvel ouvrage d’un ancien candidat présidentiel qui devrait nous intéresser ces temps-ci.
Et pas n’importe lequel : après deux campagnes ayant frappé l’imaginaire, en 2016 et en 2020, Bernie Sanders suscite encore un grand intérêt avec son livre au titre sans équivoque, It’s OK to Be Angry About Capitalism.
L’émotion de colère exprimée par son auteur semble partagée par les centaines de personnes qui, ville après ville pendant sa tournée de promotion, font la file pour l’entendre parler. Et surtout par les jeunes adultes, eux qui ont composé la majeure partie de sa base électorale.
Cette génération se reconnaît dans les sorties en règle de Sanders contre les inégalités croissantes ; contre un système où les trois personnes les mieux nanties des États-Unis possèdent un actif plus important que celui de la moitié de la population la moins nantie ; contre un système leur ayant fait cadeau d’une dette étudiante moyenne qui dépasse les 20 000 dollars et d’une quasi-impossibilité d’accession à la propriété.
Pour une partie de cette génération, le « capitalisme américain » est malade. Ce qui se confirmait dans un sondage Gallup mené il y a quelques années : pour la première fois en des décennies depuis que la question était posée, une majorité de jeunes Américains voyaient désormais le socialisme de façon plus positive que le capitalisme. Et, contrairement à la plupart de leurs aînés, les adultes de cette génération ne semblent pas devenir plus conservateurs en gagnant en âge.
Depuis la grande récession de 2007-2009, les méfaits commis par les géants de Wall Street contre l’économie américaine ont été fréquemment exposés, de même que leurs effets sur la population. Comme le souligne le journaliste d’enquête spécialisé Matt Taibbi, c’est un scandale aux yeux de bon nombre d’Américains que personne du monde de la haute finance n’ait vu l’intérieur d’une cellule de prison à la suite de l’affaire des prêts à haut risque qui a provoqué la crise de 2007-2009.
Il est vrai que la manipulation dont ont fait l’objet les emprunteurs hypothécaires dans cette déroute financière ayant précipité l’économie des États-Unis au bord du précipice mérite encore d’être rappelée. Mais il est temps de s’intéresser aussi au rôle qu’a joué la fameuse Réserve fédérale américaine, l’équivalent de la Banque du Canada, en agissant comme fournisseur de kérosène envers les pyromanes de Wall Street.
Et quelle ironie : le pouvoir qu’exerce la Fed sur la vie des gens est proportionnellement inverse à l’intérêt qu’ils lui portent. À peu près tout le monde qui suit ne serait-ce qu’un peu la politique américaine a entendu parler de Stormy Daniels. Mais qui sait quelque chose de la « Fed put » ?
Pourtant, la première n’a eu (du moins jusqu’avant les possibles accusations criminelles contre Donald Trump) qu’un impact divertissant, tandis que la seconde façonne la dynamique politique américaine depuis maintenant plus de 15 ans. Voici comment.
***
Alan Greenspan a dirigé la Réserve fédérale de 1987 à 2006, sous quatre présidents différents, dont les Bush et Bill Clinton. Aux débuts des années 2000, en réaction à une série de crises successives, telles que l’éclatement de la bulle des technos en 2000, puis les attentats du 11 Septembre, Greenspan a réduit le taux directeur de manière artificielle. Comme le décortique le journaliste du New York Times Christopher Leonard dans son fascinant ouvrage The Lords of Easy Money, la Réserve fédérale a ainsi directement contribué à la formation de la bulle immobilière ayant mené au krach de 2008. Cette stratégie a fait de l’immobilier un foyer de spéculation financière.
Or, après l’éclatement de cette bulle — la première fois de l’histoire moderne où les prix de l’immobilier chutaient de façon prononcée à la grandeur du pays —, la Fed a décidé de redoubler la mise dans son approche. Désormais sous la gouverne de Ben Bernanke depuis 2006, elle a cherché à briser une nouvelle barrière : des taux d’intérêt à zéro… combinés à de multiples rondes d’injection sans précédent de liquidités dans le système financier.
Et tout cela est survenu avant même les mesures de stimulation encore plus spectaculaires pour contrer les effets économiques de la pandémie, cette fois-ci sous l’égide de l’actuel président de la Fed, Jay Powell.
En septembre 2008, les actifs détenus par la Fed étaient de 1 000 milliards de dollars. Ils avoisinent aujourd’hui les 9 000 milliards de dollars.
Ce faisant, la Réserve fédérale a créé le boum immobilier — qui avait aussi, dans les faits, un accompagnateur : l’inflation. Ainsi, le prix moyen d’une maison a doublé au cours de la dernière décennie — passant 250 000 dollars à près de 500 000.
Ce qui a bénéficié à une classe aux dépens d’une autre : les propriétaires au détriment des aspirants propriétaires. Autrement dit, les Américains plus âgés et déjà mieux nantis voyaient la valeur de leur plus important investissement s’apprécier de façon spectaculaire, tandis que les plus jeunes et moins riches voyaient le rêve américain s’éloigner de plus en plus.
Lorsque l’entreprise Hasbro a mis sur le marché une version « pour milléniaux » du classique Monopoly en 2018, elle a changé ce qui avait toujours été l’objectif premier du jeu en empêchant aux joueurs d’acheter des propriétés. Le slogan de la nouvelle édition : « Oubliez l’immobilier. Vous ne pouvez pas vous le permettre de toute façon. »
***
La Réserve fédérale américaine a été créée il y a un peu plus d’un siècle, sous l’administration de Woodrow Wilson, avec de bonnes intentions et pour de bonnes raisons : l’extrême volatilité des marchés face à un manque de stabilité nationale avait entraîné une série de paniques financières désastreuses au XIXe siècle, puis au début du XXe, qui avaient provoqué une profonde détresse auprès de pans entiers de la société. À tel point qu’on avait craint pour la survie de la démocratie américaine.
En même temps, un siècle plus tard, la colère et le ressentiment de nouveaux pans de la société américaine ont mené à l’émergence d’au moins quatre révoltes populistes majeures distinctes depuis la crise de 2008 : le Tea Party, Occupy Wall Street, le mouvement soutenant Donald Trump… et celui appuyant Bernie Sanders.
Et pour ce qui est de craindre pour la démocratie américaine… la suite de la phrase, surtout depuis 2020, est tristement évidente.
Bien sûr, les sources de ces inégalités économiques sont multiples, allant des premières rondes de baisses d’impôt massives dans les années 1980, sous la présidence de Reagan, à l’ouverture des marchés américains à des pays comme la Chine, sous celles de Bill Clinton et de George W. Bush, en passant par l’automation et la robotisation.
Reste que, comme analyste, je regrette de ne pas avoir montré davantage d’intérêt envers la politique monétaire avant 2021. Les problèmes n’ont pas commencé avec la présente période d’inflation des prix à la consommation — et les ramifications de ces problèmes sont étendues.
Ils dépassent la partisanerie, ce qui les rend naturellement moins attrayants pour les médias américains noyés dans cette dernière. Mais la démocratie gagnerait à les voir davantage présentés, discutés et débattus.
Ne vous inquiétez pas M. Jacob: les États-Unis d’Amérique ont un système politique très bien « rodé » pour éviter que les idées de Bernie Sanders ne fassent leur chemin plus loin que quelques voies dissidentes à la Maison Blanche.
Les opposants aux mesures plus socialistes n’auront qu’à brandir la carte du communisme pour tout arrêter en le temps de le dire. Vous savez probablement plus que moi ce qu’une étiquette de communiste signifie pour un projet politique aux États-Unis. Les plus grand de ce pays pourront donc retourner à leurs occupations, avec Wall Street comme ange gardien, en toute tranquillité… parce c’est plate à dire, mais l’histoire va probablement se répéter. On ne sait juste pas quand.
Aussi, vous expliquez dans votre article les effets non désirable de la « Fed put ». Vous auriez dû en glisser un mot à notre cher Premier Ministre Trudeau et à M. Macklem parce qu’on dirait qu’ils n’étaient pas trop au courant non plus. Ce que vous décrivez est exactement ce qui se passe, en ce moment, au Canada et c’est vraiment fâcheux.
Tout ce que nous devions savoir sur la « politique monétaire » a été bien défini par M. Burns. La « Fed » a comme unique fonction d’assurer que la quantité d’argent disponible à tout moment suffit aux besoins de l’Economie à ce moment-là, avec ajustements selon les besoins futurs à venir.
Une Fed indépendante agira en fonction de cette mission, sauf s’il y a intervention du gouvernement. Si le gouvernement, son maître, dit: « Imprime plus d’argent. », la Fed va impriner plus d’argent, avec l’inflation qui nécessairement en résulte.