Chamblee, la ville miroir des sans-papiers

Légalement, une bonne partie des habitants de cette banlieue éloignée d’Atlanta n’existent pas. Ce qui ne les empêche ni de vivre ni d’espérer.

Photo : Sarah R. Champagne

Chamblee est une des fameuses banlieues qui pourraient faire ou défaire l’élection du 3 novembre. Sauf que, dans cette agglomération de près de 10 000 habitants au nord d’Atlanta, des milliers de personnes n’ont pas le droit de vote. Elles n’existent même pas dans les registres de l’État.

Nous sommes assis au restaurant El Patron devant des smoothies à la papaye et à l’ananas. Miguel, 49 ans, est guatémaltèque, comme la plupart des habitants du quartier. Il parle trois langues, mais pas l’anglais. Notre conversation se déroule donc en espagnol, puisque je ne parle ni k’iche’ ni cakchiquel, les deux langues mayas qu’il maîtrise et qui lui sont étonnamment utiles à Chamblee. L’homme a le front lisse et la peau jeune, mais, à force de trimer, ses épaules sont un peu voûtées. 

Sans statut légal sur le territoire américain, il vit en Géorgie depuis près de trois ans, seul, sans famille — il a bien un frère au New Jersey, mais il ne l’a pas vu depuis 17 ans. Miguel m’a demandé de taire son nom de famille, puisqu’il n’a pas d’autorisation pour vivre aux États-Unis. Il ne votera pas aux prochaines élections, ce qui ne l’empêche pas d’envisager sa vie ici à long terme.  

Au début de la pandémie de COVID-19 à Chamblee, « le coin de la rue est devenu vraiment très tranquille », raconte-t-il. « Le coin », ou la esquina, comme la plupart des migrants le désignent, c’est une station-service où des dizaines de personnes se mettent en file tous les jours à l’aube dans l’espoir d’être recrutées pour du travail journalier : construction, agriculture, déménagement, aménagement paysager, abattoirs, usines d’emballage ou de recyclage, la demande de main-d’œuvre est phénoménale.

En mars et en avril, les camionnettes ont cessé de s’arrêter pour embarquer des travailleurs, alors que le pays presque entier était en confinement. Miguel s’est alors résigné à vivre avec sept colocataires pour abaisser ses coûts de logement. « On était prêts à se soutenir si l’un d’entre nous tombait malade », dit-il, ce qui n’est heureusement pas arrivé.

Le seul autre moment où il a vu « le coin » si tranquille, c’était un samedi de juillet 2019. La veille, le président Donald Trump avait annoncé que le service américain de l’immigration et des douanes (ICE en anglais) allait effectuer des « raids » durant la fin de semaine. Suivi par des centaines de milliers de Latinos d’Atlanta, le journaliste Mario Guevara, du média en ligne Mundo Hispanico, alimentait sa page Facebook pour tenir les gens au courant des déplacements des patrouilles.

La priorité, disait le président Trump, était de déporter les criminels. Mais dans un État où conduire sans permis peut vous valoir la prison, les personnes sans permis de résidence ou visa de travail sont souvent fichées au cours de simples contrôles routiers. Les policiers recueillent alors des renseignements qui peuvent être transmis au service de l’immigration. 

« C’est toujours sur la route, en allant au travail ou en en revenant, que les migrants se font arrêter, puis déporter », note Miguel en terminant son smoothie. Au moment de pousser la porte du restaurant pour sortir, il s’arrête un instant afin de laisser passer une femme qui pousse un chariot débordant de vêtements vers la buanderie d’à côté. Il émane de l’établissement une odeur réconfortante de détergent. 

« Trump nous traite de criminels et de violeurs de femmes, mais il a besoin que nous travaillions pour lui, note-t-il. C’est nous, les travailleurs, dans ce pays. » Selon une enquête du Washington Post, le président a en effet employé au moins 48 personnes sans visa de travail dans son organisation qui gère 11 des propriétés de la famille, dont un somptueux club de golf privé en Floride et un autre à Bedminster, au New Jersey. Plusieurs de ces employés sans statut ont aussi été interviewés par le New York Times, corroborant ce que les Guatémaltèques se disaient souvent à la blague ici, à Chamblee. 

À l’instar du président, de nombreux employeurs font appel à ces sans-papiers qui, selon le Pew Research Center, sont au nombre de 10,5 millions aux États-Unis, soit 2 millions de plus que la population totale du Québec. Dans la grande région d’Atlanta, leur nombre oscille entre 275 000 et 300 000 selon les estimations. Autant de personnes qui ne voteront pas de sitôt.

La plupart sont maintenant des résidents à long terme qui se trouvent sur le territoire depuis plus de 10 ans. Certains ont pu régulariser leur situation, mais celle d’un grand nombre reste irrégulière. Ils ont cependant souvent eu le temps de former des familles et, comme le fait observer Miguel, les enfants de ces migrants pourront voter — grâce au droit du sol, quiconque naît sur le territoire est citoyen américain.

En attendant, force est de constater que la culture de ces migrants latino-américains est déjà intimement liée à la Géorgie. Tout près du restaurant où nous étions, Plaza Fiesta est une copie conforme d’un centre commercial mexicain ou guatémaltèque. Les boutiques de rosaires, de cierges et de vierges décorées à la mode latino côtoient les magasins de piñatas, de bottes de cuir ou de robes de mariage, le tout baignant dans l’odeur irrésistible des kiosques de tacos et dans une musique qui joue à tue-tête. Chamblee est une ville miroir, une ville dans la ville, et aussi, en partie, l’avenir du pays.