Dans l’extraordinaire film The Fog of War, lauréat de l’Oscar du meilleur documentaire en 2003, Robert McNamara, ex-secrétaire à la Défense des États-Unis, fait l’inventaire des 11 grandes leçons qu’il a apprises au sujet de la guerre.
Au sommet de cette liste figure le conseil suivant : cultivez de l’empathie pour votre ennemi.
La suggestion de McNamara, qui dirigeait le Pentagone pendant la crise des missiles de Cuba en 1962 (alors que l’Union soviétique cherchait à planter des ogives nucléaires à quelques dizaines de kilomètres des côtes de la Floride), n’est pas de s’aplatir face à l’adversaire, mais plutôt d’essayer de se mettre dans sa peau, pour concevoir comment lui nous perçoit.
Bien qu’aussi vieille que la guerre froide, la leçon peut s’appliquer aux tensions contemporaines entre les États-Unis et la Russie.
Après que le président russe eut, au cours des dernières semaines, déployé quelque 100 000 soldats à la frontière entre la Russie et l’Ukraine, des pourparlers entre les plus hautes instances diplomatiques à Washington et Moscou ont eu lieu en début de semaine afin de calmer les tensions. Particulièrement après les interventions militaires russes en Géorgie en 2008, puis en Crimée en 2014, nombreux sont ceux en Occident qui craignent maintenant une possible invasion de l’Ukraine.
Or, aussi contre-intuitif cela puisse-t-il paraître, peut-être devrait-on tenter… de se mettre dans la peau de Vladimir Poutine.
Les « agresseurs »
En dépêchant ces dizaines de milliers de soldats à la frontière avec l’Ukraine, la Russie se place à nouveau dans le rôle de l’agresseur aux yeux de l’Europe et de l’Amérique du Nord, qui exigent qu’elle recule.
L’ironie largement incomprise est que pour la Russie, surtout lorsqu’il est question de l’Ukraine, les agresseurs sont dans les faits les Américains et leurs partenaires de l’OTAN.
Depuis des années, l’Union européenne tente d’attirer l’Ukraine vers elle — c’est justement le refus de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch d’entériner un accord formel d’association entre les deux qui a entraîné la chute de ce dernier en 2014. Au cours de la même période, les États-Unis et leurs alliés ont alimenté des efforts de collaboration de plus en plus étroite avec l’Ukraine qui devraient mener, selon les souhaits de l’actuel président ukrainien Volodymyr Zelensky, à une admission dans l’OTAN.
À Moscou, de telles démarches constituent plus qu’une simple provocation : elles représentent une véritable menace. Depuis trois siècles, la Russie tente de maintenir, d’une façon ou d’une autre, son influence sur l’Ukraine, un pays qui, par sa situation géographique, est en sandwich entre les intérêts européens et russes.

Si la Russie disputait l’Ukraine à la Pologne il y a 300 ans et à l’Allemagne il y a 100 ans, elle la dispute aujourd’hui à une alliance transatlantique, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), explicitement bâtie pour s’opposer à la Russie !
Pour le Kremlin, accepter le déploiement de l’OTAN en Ukraine, c’est laisser son plus important adversaire géopolitique s’installer dans sa cour arrière. Il s’agit donc d’une question de sécurité nationale pour la Russie, et de la survie du régime pour Vladimir Poutine.
Ainsi, les troupes russes se massent à la frontière ukrainienne peut-être pas pour envahir l’Ukraine… mais probablement pour en repousser les intérêts américains et européens.
Aucune solution magique
Depuis son ascension à la tête de la Russie, il y a maintenant un peu plus de 20 ans, force est de constater que Vladimir Poutine a généralement bien joué ses cartes, aussi déstabilisatrices pour l’ordre mondial et antidémocratiques puissent-elles avoir été. Il s’est révélé un acteur rationnel et prudent, même dans l’agression.
Une invasion complète de l’Ukraine serait très téméraire. Qui dit invasion dit responsabilité par la suite envers le pays envahi — comme les Russes l’ont eux-mêmes appris à leurs dépens après une décennie d’occupation catastrophique de l’Afghanistan dans les années 1980. Être responsable de l’Ukraine voudrait dire devoir gérer un pays déjà aux prises avec de profondes divisions internes et une partie ouest farouchement opposée à Moscou.
Voilà peut-être la meilleure « arme » dont dispose actuellement l’administration Biden, qui espère une désescalade des tensions : faire valoir pour la Russie les risques inhérents à une invasion de son voisin.
Au-delà de cette considération, les menaces de Washington à l’endroit de Moscou en cas d’offensive ont leurs limites.
Premièrement, presque personne ne prend au sérieux la possibilité de voir les États-Unis se lancer présentement dans un conflit armé ouvert contre le géant eurasiatique.
Puis, les « graves conséquences économiques » qu’évoque le président américain ne constituent pas nécessairement une panacée : de multiples séries de sanctions imposées dans la dernière décennie — par les administrations Obama et Trump —, en plus d’une expulsion formelle de la Russie du G8, n’ont visiblement pas suffi à dissuader Poutine.
Au final, si la Russie voit ce qui se passe à sa frontière comme une menace fondamentale pour sa sécurité, les craintes de punitions d’ordre économique pourraient n’être que secondaires.
Joe Biden est le cinquième président américain devant se frotter à Vladimir Poutine — et, si les choses continuent sur cette voie, il sera peut-être le plus rudement testé par l’ex-officier du KGB.
Votre article est limpide, on ne peut plus clair et juste, M Jacob. Pour ceux qui connaissent un tant soit peu l’histoire de la Russie et de l’URSS, tout ce que vous décrivez ici, de façon succincte mais très précise, relève de l’évidence. Ce que je n’arrive pas à comprendre pourtant c’est pourquoi personne à l’OTAN, à l’OSCE, dans l’entourage de Biden, dans les différents cercles diplomatiques européens impliqués dans ce casse-tête géopolitique, ne semblent partager ce qui est pourtant facile à comprendre si on se donne la peine d’y apposer un cadre d’analyse historico-politique. Je suis complétement « flabergastée » par le manque de vision, le nombrilisme, l’intolérance et l’intransigeance des USA et de ses alliés envers la Russie. C’est fou comme ils semblent ne rien comprendre, ou sans doute ne veulent-ils rien comprendre. Ça sent très fort les relents de la pensée coloniale – encore très présente en Occident ; la nostalgie de la domination sans partage de l’après-guerre froide, la démonisation à outrance de Poutine, la haine et le rejet de tout ce qui ne nous ressemble pas. Avec une attitude pareille c’est bien évident qu’il ne peut y avoir de véritables pourparlers et que ce sera toujours l’impasse. C’est décourageant comme on n’apprend pas du passé, malgré les leçons apprises de McNamara !!
Je ne crois pas qu’il faille sous estimer le fait que les occidentaux comprennent très bien ce qui se passe en Russie sous Poutine mais leurs réactions sont surtout pour consommation interne. Biden est un président au talon d’Achille, un lame duck, qui risque fort de ne plus gouverner dès les élections de mi-mandat et il est plus que probable que Trump revienne au pouvoir à la prochaine élection – les étoiles sont alignées pour cela.
La Russie aussi a des velléités de domination et de colonialisme tout comme les ÉU et les Européens se remettent très mal de leur aventure coloniale. Poutine sait fort bien que l’Occident entre en pleine décadence et il ne veut surtout pas être entraîné par cette chute dont le géant américain est le premier en lice. Poutine c’est la Russie mais ce n’est pas les Russes.
J’ai été en URSS dans ses bonnes années et les Russes sont des gens très attachants malgré la politique. Je me souviens m’être «échappé» de notre guide de l’Intourist pour prendre le métro à Moscou et aller à l’université Lomonossov y rencontrer des étudiants et ces rencontres furent très loin d’être hostiles, bien au contraire, il y avait une soif de se connaître de part et d’autre. Toutefois, il y avait une chose que les Russes avaient alors, c’est la confiance en soi et je ne suis pas certain que le peuple russe l’ait encore. Si ce n’est pas le cas, les résultats pourraient être bien difficiles non seulement pour eux mais aussi pour le reste des gens de cette planète.
Poutine sent-il qu’il doit à tout prix rétablir cette confiance dans le peuple russe ?
Très intéressant et plein de logique.
Merci pour cet éclairage
Pouvez-vous svp enlever ces publicités limite stupides, entre chaque paragraphe, nous montrant une image de grand-mère fumant une cigarette, qui fait la promotion d’une recette miracle contre le diabète??
Pour une revue sérieuse et de qualité comme la vôtre, ce type d’intrusions publicitaires est particulièrement absurde et franchement dérangeant.
Merci
Bonjour,
Nous avons transmis votre commentaire à notre équipe informatique. La publicité en question ne devrait plus se retrouver sur le site.
Merci et bonne journée.
»Premièrement, presque personne ne prend au sérieux la possibilité de voir les États-Unis se lancer présentement dans un conflit armé ouvert contre le géant eurasiatique. »…il en est probablement de même pour un conflit armé entre les États-Unis et la chine au sujet de Taiwan.
Et deuxièmement?
Quand De Gaulle parlait de l’Europe, il précisait de « l’Atlantique à l’Oural ». Je suis très déçu par le Président Poutine, mais en même temps, il dirige un pays difficile et les coups tordus en Politique sont permanents. Il a fait carrière das les services secrets et nul doute qu’il soit bien renseigné. L’Europe a raté le coche et aurait dû en son temps proposer à la Russie, cette grande nation « mosaiquale », d’adhérer à l’Europe. Mais cela n’était pas l’intérêt des Américains et Britanniques. Ces derniers nous ont d’ailleurs quitté sans vergogne… en espérant, comme d’habitude de bénéficier du parapluie Americain qui a maintenant beaucoup de trois…
J’aime bien lire les articles..toujours intèressantes!
La définition de l’empathie selon Robert McNamara telle qu’elle nous est présentée dans ces colonnes par Rafael Jacob, n’est pas à proprement parler celle qui correspond au bouddhisme. Dans le cas de MacNamara, cela consiste à se mettre dans la psyché d’un adversaire pour mieux vaincre l’adversaire.
Dans le cadre du bouddhisme, la chose est un peu plus subtile. L’empathie consiste à identifier en autrui ce qui est bon dans autrui. En quelques sortes, l’empathie ne grandit pas celui ou celle pour lequel ou pour laquelle nous éprouvons de l’empathie, cela grandi celui ou celle qui éprouve de l’empathie.
L’empathie, contribue tous simplement à nous rendre meilleur. Elle ne rend pas meilleur celui ou celle pour lequel nous éprouvons de l’empathie. Devenir meilleur est une victoire sur soi-même.
Si l’Occident était empathique dans le bon sens du terme, il faudrait éprouver de l’empathie pour le peuple russe, pour l’âme russe, pour cette nature sublime exaltée par les grands auteurs russes. On peut penser à Tolstoï ou encore à Dostoïevsky.
Si nous éprouvions cette sorte d’empathie, en plus de nous grandir, elle nous acheminerait certainement sur le chemin de la paix. Nous cesserions alors de voir dans la Russie de Vladimir Poutine une menace pour l’Occident, nous verrions plutôt l’opportunité de bâtir des ponts entre l’Asie et l’Occident. Où l’Ukraine de par sa potion centrale deviendrait un acteur de premier plan. Nous pourrions certainement considérer que la paix ne passe définitivement pas par l’Otan et que d’adhérer à l’Otan ne donne pas aux populations de garantie de vivre en meilleur santé et bien plus longtemps.
À l’époque du Général de Gaulle, le siège de l’Otan se trouvait à Paris et non à Bruxelles comme maintenant. Ce dernier a fermé les bases militaires américaines qui se trouvaient sur le territoire français et renoncé à héberger ce siège prestigieux. À la place, il s’est ingénié à construire l’Europe avec le chancelier d’Allemagne Konrad Adenauer et il s’est efforcé d’accroitre toutes formes de coopération avec l’Union soviétique.
L’Axe Berlin-Paris dure toujours et l’amitié franco-russe demeure encore aujourd’hui. Dans la pure tradition diplomatique française, le président Macron continue d’entretenir des relations cordiales avec Vladimir Poutine. Ce qu’il faut préserver, c’est la complémentarité des peuples et notre capacité de vivre en bonne intelligence, dans la paix au bénéfice de tout un chacun.
Une organisation militaire comme l’Otan ne peut ni préserver la paix, ni-même faire le bien.
Il y a aussi les pays baltes qui sont dans la mire de Poutine alors que des populations russophones s’y trouvent tout comme c’est le cas du Donbass ukrainien que la Russie occupe virtuellement. La faiblesse des Occidentaux ne fait pas de doute, surtout que le grand leader de cet amalgame de pays aux intérêts divers, les ÉU est en pleine débandade depuis son retrait d’Afghanistan. Biden est en sursis jusqu’aux élections de mi-mandat et il est pratiquement paralysé par le congrès alors que deux conservateurs dits démocrates torpillent ses initiatives.
Les temps sont plutôt favorables à Poutine pour une invasion car les Occidentaux n’ont pas la capacité de riposter et les sanctions sont risibles pour un personnage comme Poutine qui contrôle un des plus grands pays du monde et qui peut compter sur des alliés circonstanciels puissants comme la Chine qui est aussi dans le collimateur américain. Ukraine, Taïwan, qui sera le premier à tomber?