La montée du bloc antiaméricain

Effet collatéral inattendu de l’invasion sauvage de l’Ukraine par la Russie : la montée d’un bloc anti-occidental que les États-Unis tentaient de prévenir depuis Henry Kissinger.

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L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.

La première visite officielle de Joe Biden au Canada depuis le début de son mandat a suscité un engouement médiatique monstre du côté nord de la frontière. Tous ont remarqué le franc succès diplomatique de son séjour, surtout d’une perspective canadienne, notamment avec cette victoire politique dans l’épineux dossier du chemin Roxham.

Or, après avoir fait le tour du Parlement et prononcé son discours à la Chambre des communes, le président a pu répondre à une première question d’un journaliste américain lors d’un point de presse commun avec le premier ministre Justin Trudeau.

Et elle ne portait pas sur le chemin Roxham, la migration ou même les relations canado-américaines.

Il s’agissait plutôt d’une question d’une importance fondamentale pour l’Occident. Et Joe Biden a donné une réponse qui n’avait franchement aucun sens.

Un monde changeant

Au sujet de la visite de trois jours du président chinois, Xi Jinping, à Moscou, Josh Boak de l’Associated Press a donc demandé à Biden pourquoi plusieurs pays d’importance choisissaient de former des partenariats adverses à ceux des Occidentaux, et ce que cela signifiait pour le monde.

Biden a commencé sa réponse, par moments carrément confuse, en disant rejeter la prémisse de la question, avant d’ajouter ceci : « Nous avons élargi nos alliances de façon considérable. Je n’ai pas vu cela se produire avec la Chine et/ou la Russie ou qui que ce soit d’autre dans le monde. »

Si cela est vrai, c’est que le président des États-Unis est aveugle aux changements qui se déroulent sous ses yeux.

Depuis des mois, de nombreux leaders et médias occidentaux, particulièrement aux États-Unis et au Royaume-Uni, se félicitent de la démonstration d’unité occidentale en appui à la cause ukrainienne et de l’accession à leur camp, après des décennies de neutralité officielle, de la Suède et de la Finlande.

Et pour cause : à peine quelques années après que son existence même eut été remise en question, l’OTAN est plus forte que jamais. Et même devant une flambée des prix de l’énergie, les partenaires européens des États-Unis — dont les pays maintenant menés par des leaders nationalistes, comme l’Italie — ont maintenu leur appui aux sanctions occidentales contre la Russie.

Or, là où le bât blesse, c’est dans la raison pour laquelle cette unité n’a pas réussi à faire reculer Vladimir Poutine en Ukraine, même si la situation était entièrement prévisible.  

C’est qu’une très nette majorité de pays, tout en appelant à la fin de l’occupation de l’Ukraine, refusent simultanément de participer aux sanctions parrainées par les États-Unis contre la Russie. Dans plusieurs cas, les pays importants n’ayant pas suivi le train occidental ont plutôt passé la dernière année à raffermir leurs relations diplomatiques, commerciales ou même militaires avec la Russie.

Lorsque le journaliste Boak a dû rappeler à Biden que la Chine avait accentué son commerce avec la Russie, le président a répondu avec une question : « Leur commerce a augmenté par rapport à quoi ? »

En comparant les deux premiers mois de 2023 à ceux de 2022, tout juste avant l’invasion de l’Ukraine, on observe que le commerce de la Chine avec la Russie, en bondissant de 20 %, a atteint un sommet. Pour la toute première fois de son histoire, la Russie est devenue dans la dernière année l’un des 10 partenaires commerciaux les plus importants de la Chine.

À Moscou, Xi et Poutine ont réaffirmé leur engagement, exprimé pour la première fois peu avant l’invasion de février 2022, dans une « amitié sans limites » entre les deux pays. Proposant un « plan pour la paix » à l’avantage de la Russie et rejeté par les États-Unis, la Chine continue d’imputer la guerre à ces derniers, reprenant certaines des doléances quant à « l’hégémonie américaine » que répète Poutine depuis des années.

Ce faisant, on assiste à ce que la politique étrangère des États-Unis, au gré des administrations depuis la guerre froide, avait tenté de prévenir avec la doctrine de « triangulation stratégique » mise en avant par Henry Kissinger : une alliance entre les deux autres grandes puissances mondiales.

Et ce ne sont pas seulement la Russie et la Chine. Il y a l’Inde, en principe la plus grosse démocratie de la planète, qui reste passive devant l’agression russe et contente d’acheter depuis un an son énergie de Moscou à bon prix, malgré les demandes répétées de Washington.

C’est aussi l’Iran, pays fort d’une centaine de millions d’habitants et bête noire des États-Unis au Moyen-Orient depuis plus de 40 ans, dont le gouvernement achemine des armes à la Russie en même temps que son président se rend à Pékin pour faire l’éloge, ovationné, d’une nouvelle route de la soie et de l’intégration iranienne en Eurasie.

C’est l’Arabie saoudite, officiellement le plus important partenaire du monde arabe pour les États-Unis depuis 75 ans, qui vend désormais son pétrole à la Chine en traitant en yuans et flirte ouvertement avec l’idée de se joindre au BRICS.

Et ce sont l’Iran et l’Arabie saoudite, ennemis jurés depuis des générations, qui se lancent maintenant dans un rapprochement diplomatique, facilité par… la Chine.

Treize mois après son invasion de l’Ukraine, il demeure évident que Vladimir Poutine a mal jugé la facilité avec laquelle il croyait pouvoir faire tomber le pays voisin dans son giron, ainsi que le manque d’opposition et de cohésion occidentales.

En même temps, le président des États-Unis se trouve lui-même dans un état de déni s’il ne comprend pas ceci : chaque action entraîne une réaction.

Si le fait d’envahir l’Ukraine a uni l’Occident en bloc contre la Russie, le fait de se braquer contre la Russie a aussi encouragé nombre de pays, digérant toujours mal le bilan occidental en matière d’interventions, d’invasions et de colonisations, à s’ériger à leur tour en bloc adverse.

Le fait en particulier d’avoir utilisé le dollar comme arme géopolitique pour tenter de faire plier la Russie a eu l’effet pervers d’envoyer un message on ne peut plus clair aux pays anticipant des divergences avec Washington : il y a une sérieuse incitation à se tourner vers d’autres options.

Ne nous en déplaise, fédérer l’Occident n’est pas synonyme de fédérer le monde.

Et les Américains, qu’ils en soient actuellement conscients ou non, ont besoin que la planète continue à leur accorder le privilège d’utiliser le dollar comme devise de réserve s’ils ne veulent pas cesser, comme ils le font depuis des années malgré des déficits à perte de vue, de vivre au-dessus de leurs moyens.

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Analyse fort intéressante.

Mais comparer les deux premiers mois de 2023 à ceux de 2022, est problématique car cette période correspond à la fin de la crise du COVID en Chine. Il serait plus utile de comparer le commerce entre les deux pays sur les 5 dernières années par exemple afin de confirmer si leurs échanges ont vraiment augmenté significativement. Il se peut que la Chine, comme l’Inde, profite simplement des rabais sur le prix du pétrole russe.

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