Comme au Québec, la fête du Travail et la rentrée scolaire coïncident aux États-Unis. Il s’agit d’un rite annuel aussi prévisible que le lever du soleil à l’est et son coucher à l’ouest.
Or, ce moment de l’année a mis en relief cette fois-ci une dynamique qui n’avait rien de prévisible il n’y a pas si longtemps : la transformation des deux principaux partis politiques américains sur deux axes majeurs de la société américaine, soit les relations de travail et le niveau de scolarité.
Il y a presque 100 ans, les syndicats sont devenus une force politique aux États-Unis. C’est surtout avec la Grande Dépression, l’élection à la présidence du démocrate Franklin Delano Roosevelt et la mise en place de son New Deal, qui a donné naissance à la Loi nationale sur les relations de travail en 1935, que le syndicalisme est devenu une pièce majeure de l’échiquier politique. Le mouvement syndical a d’ailleurs joué un rôle déterminant dans la réélection de Roosevelt en 1936. John L. Lewis, fondateur du Committee for Industrial Organization (CIO), le plus important regroupement de syndicats de l’époque (qui avait aussi des antennes au Canada), a déclaré triomphalement après l’élection : « Le CIO est sorti se battre pour Roosevelt, et chaque ville d’acier lui a donné une victoire écrasante. »
Depuis, à chaque élection, les syndicats ont continué à faire, ou tenté de faire, la fortune électorale du Parti démocrate.
Le Parti républicain, lui, a toujours été dépeint comme l’allié naturel de la « classe d’affaires ». En remontant aussi loin que le duel présidentiel de 1896 entre le républicain William McKinley et le démocrate William Jennings Bryan, le camp républicain s’est présenté comme le défenseur de la stabilité des grandes entreprises américaines face aux demandes dites « populistes » faites au nom des laissés-pour-compte par les démocrates.
Cette dynamique était généralement la même en matière de scolarité : aussi récemment qu’en 2012, les républicains faisaient meilleure figure chez les électeurs titulaires d’un diplôme universitaire que chez ceux n’en possédant pas. Le groupe d’électeurs parmi lequel Mitt Romney, candidat républicain cette année-là, avait obtenu le pire score était ceux n’ayant pas terminé l’école secondaire. À peine 35 % d’entre eux lui avaient donné leur appui, contre 64 % à Barack Obama.
Puis est arrivé Donald Trump.
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Après avoir remporté haut la main le Nevada, troisième État à voter dans le cadre des primaires de 2016, Donald Trump a prononcé un discours de victoire haut en couleur. Dressant la liste des groupes d’électeurs l’ayant préféré à ses rivaux républicains, Trump a déclaré : « On a gagné avec les jeunes, on a gagné avec les vieux. On a gagné avec les “très instruits”, on a gagné avec les “peu instruits”. J’adore les “peu instruits” ! »
La forme de cette déclaration avait quelque chose de saisissant, mais le fond du propos était tout aussi important. Lors des élections générales quelques mois plus tard face à Hillary Clinton, Trump allait remporter la majorité absolue des électeurs n’ayant pas terminé l’école secondaire. En fait, ce sont eux qui ont donné le plus haut score à Trump. Ils avaient tranché par près de 30 points d’écart en faveur des démocrates à peine quatre ans plus tôt ; ils se sont rangés derrière le candidat républicain Donald Trump en lui accordant six points d’avance. Ce fut la même histoire en 2020.
Certes, la transformation populiste du Parti républicain avait débuté bien avant la venue de Trump. Il est toutefois évident que son arrivée l’a précipitée. Et comme chaque action tend à entraîner une réaction opposée, les électeurs les plus scolarisés ont fui vers les démocrates.
Le tableau ci-dessous montre les performances électorales de Bill Clinton, Barack Obama et Joe Biden dans cinq comtés dominés par la plus importante et la plus prestigieuse université de l’État où ils sont situés.
Marge de victoire des candidats démocrates à la présidence dans cinq comtés universitaires en 1996, 2008 et 2020
Comté, État (Université) | Résultat 1996 | Résultat 2008 | Résultat 2020 |
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Boulder, Colorado (Université du Colorado) | Clinton +17 | Obama +46 | Biden +56 |
Clarke, Géorgie (Université de la Géorgie) | Clinton +18 | Obama +29 | Biden +42 |
Dane, Wisconsin (Université du Wisconsin) | Clinton +26 | Obama +47 | Biden +53 |
Travis, Texas (Université du Texas) | Clinton +12 | Obama +30 | Biden +45 |
Washtenaw, Michigan (Université du Michigan) | Clinton +26 | Obama +41 | Biden +46 |
Deux choses sautent aux yeux : le bond majeur des résultats démocrates dans chaque comté, à chaque élection, et le fait que les universitaires étaient déjà plus favorables aux démocrates avant même le tournant du siècle.
Le simple fait que l’avantage démocrate dans les milieux universitaires ait continué de croître après le remplacement d’Obama par Biden comme tête d’affiche du parti, lorsque l’on tient compte du style des deux hommes (le premier étant un intellectuel issu du milieu universitaire, le deuxième se présentant comme un champion des cols bleus), est en soi extraordinaire.
On se retrouve donc aujourd’hui aux États-Unis avec une dynamique jamais vue jusqu’ici : une polarisation en fonction du niveau de scolarité.
Et, sans surprise, le tableau change aussi dans le monde du travail. Une nouvelle étude, menée par le politologue Eitan Hersh, démontre qu’au cours de la dernière décennie, les entreprises privées se sont de plus en plus arrimées avec le Parti démocrate et ses positions sur des questions comme l’inclusion raciale et de genre et la promotion de l’environnement.
Les implications pour l’avenir non seulement des joutes électorales, mais aussi de l’orientation des politiques publiques, sont gigantesques. Ce sont des plaques tectoniques en place depuis un siècle qui sont en train de bouger sous nos pieds.
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Joe Biden a passé la journée de la fête du Travail dans l’État où il avait lancé sa campagne présidentielle de 2020 : la Pennsylvanie. Il y était pour s’adresser au même groupe d’électeurs qu’à l’époque, les travailleurs syndiqués, en se réclamant de l’héritage de Roosevelt.
Et pourtant, les temps changent. Le Parti démocrate, parti des élites ? Le Parti républicain, celui des « classes populaires » ? FDR aurait eu peine à le croire.