Les revenus du mépris

Que nous disent le congédiement de Tucker Carlson à Fox News et la diffusion d’une entrevue avec Donald Trump à CNN ? 

Seth Wenig / AP / La Presse Canadienne / montage : L’actualité

Combien vaut une tête d’affiche pour une organisation ? Et quand passe-t-elle d’actif rentable à actif toxique ? La question se pose avec la saga Tucker Carlson, animateur-vedette congédié par la chaîne Fox News à la fin avril, qui veut revenir avec une émission sur Twitter.

La semaine précédant le départ de Carlson, Fox News a accepté de payer 787,5 millions de dollars à l’entreprise Dominion Voting Systems pour l’avoir salie en propageant des mensonges sur la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle de 2020. Une entente à l’amiable qui a évité à Fox un procès gênant où elle était poursuivie pour le double.

Beaucoup ont fait le lien entre cette facture et le départ de Carlson. Il n’est pourtant pas le seul sur la chaîne à avoir souscrit aux délires d’élection volée du clan de Donald Trump. Or, après le congédiement de Carlson, d’autres informations ont surgi, dont le témoignage d’une ancienne productrice qui rapportait des propos racistes et misogynes de sa part.

Idem quand a commencé à circuler un message texte dans lequel il commentait une vidéo où trois jeunes Blancs tabassaient un jeune Noir. « Ce n’est pas comme ça que les hommes blancs se battent, a-t-il écrit. Pourtant, je me suis soudain retrouvé à encourager la bande contre l’homme, espérant qu’ils le frappent plus fort, qu’ils le tuent. Je voulais vraiment qu’ils blessent le gamin. J’en avais le goût. »

Des propos répugnants et pas très éloignés de ceux qu’il tenait en ondes. Carlson adhérait ouvertement aux discours des suprémacistes blancs, aux positions masculinistes et aux théories du complot défendues par l’extrême droite. Il accusait l’immigration d’appauvrir, de salir et de diviser les États-Unis. Il a propagé la théorie maintes fois démontée du Grand Remplacement, selon laquelle l’immigration massive viendrait « noyer » la population « de souche » de l’Occident d’ici 2100.

Tucker Carlson n’est pas un journaliste, c’est un polémiste. Son émission engrangeait néanmoins les meilleures cotes d’écoute de toutes les chaînes câblées aux États-Unis. L’influence de son discours était indéniable.

Alors à quel moment Fox a-t-elle senti que l’animateur était plus nuisible que lucratif ? Selon plusieurs médias, les nombreux échanges internes qui ont filtré dans la presse sont une partie de la réponse. L’attitude de Carlson, qui se voyait plus important que la chaîne, en est une autre. Mais au final, il ne faut pas écarter les considérations financières et le calcul coût-bénéfice.

Faisons un parallèle avec Radio X, quand la station de Québec s’est séparée pour la première fois de son animateur-vedette Jeff Fillion, en 2005 : elle avait vraisemblablement estimé que le coût en temps, argent et pertes de publicité dépassait le bénéfice de garder l’animateur en ondes. À sa réembauche en 2016, elle a jugé l’inverse. Puis, en 2022, c’est Fillion qui a décidé que l’offre de renouvellement n’était pas à la hauteur.

Quand un artiste est lâché par des producteurs ou des diffuseurs à la suite d’un comportement présumé, la même réflexion s’enclenche. Julien Lacroix, Maripier Morin, Philippe Bond ou Guillaume Lemay-Thivierge ont perdu leurs contrats à la suite d’une évaluation coût-bénéfice par leurs commanditaires : notre image risque-t-elle d’être atteinte ?

À l’inverse, Nike n’a jamais abandonné Tiger Woods après les révélations de ses infidélités, estimant que son image de marque perdrait davantage qu’elle y gagnerait.

Dans le cas de Tucker Carlson, il y a bien sûr un coût de renonciation pour Fox, avec la perte possible de cotes d’écoute. Sauf que plusieurs marques américaines avaient déjà fui sa plage horaire des années plus tôt et refusaient d’y acheter de la publicité. Fox fait donc le pari qu’elle pourra retrouver une part de ces revenus.

Selon différentes sources, Carlson était payé entre 15 et 20 millions de dollars par an pour son émission à Fox. Le réseau concurrent Newsmax, qui souhaite devenir la nouvelle chaîne câblée de droite aux États-Unis, lui aurait offert une somme encore plus importante pour l’embaucher.

Mais des obligations contractuelles l’en empêchent : Carlson reste lié à Fox News jusqu’en janvier 2025, et certaines clauses l’empêchent d’animer une émission sur une chaîne concurrente. Il renoncerait à 25 millions en résiliant son contrat.

Carlson veut donc se tourner vers Twitter pour créer une nouvelle émission. Le propriétaire, Elon Musk, assure qu’il n’y a aucun contrat et que l’animateur y va de sa propre initiative. Difficile de dire si une émission sur un réseau social représente véritablement une violation de son contrat avec Fox.

Bien sûr, l’avantage de Twitter, c’est qu’il n’y aura personne pour congédier Tucker Carlson pour ses écarts. Mais il y a plus. L’ex-animateur de Fox réaliserait en quelque sorte le rêve de Musk, qui décrivait Twitter comme un town square, une place publique numérique, lors de son achat.

L’arrivée du nouveau propriétaire a fait chuter les revenus publicitaires, mais Musk veut monétiser la plateforme par l’intermédiaire des « créateurs de contenu ». Pas les photos filtrées d’Instagram ou les vidéos montées de TikTok ; plutôt du contenu attisant une masse populiste qui se fait beaucoup entendre sur Twitter. Même les populistes de gauche, souhaite-t-il.

Dans le monde des médias, la notion de coût-bénéfice est large. CNN, qui a un nouveau patron depuis un an, a voulu réhabiliter Donald Trump sur ses ondes en l’invitant à un town hall en direct avec des sympathisants républicains. Cela après les insultes parfois violentes que l’ex-président a proférées à l’égard de la chaîne.

Résultat ? Trump a été fidèle à lui-même. Une émission aussi prévisible que navrante où il s’est livré à une succession de mensonges et d’insultes.

Lors de la campagne présidentielle de 2016, CNN avait été fortement critiquée pour avoir diffusé tous les faits et gestes de Trump, attisant sa popularité tout en donnant de la crédibilité à ses mensonges. C’était bon pour les cotes d’écoute.

Cette année, la chaîne devra juger si l’audience est un bénéfice suffisant. Ou si sa crédibilité comme entreprise de presse vaut davantage.

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