Malgré un rassemblement annoncé sur sa page officielle, le local de campagne républicain de Houston est désert en ce lundi soir de septembre. Difficile de dire si c’est parce que la tempête tropicale Beta déverse des trombes d’eau sur le bitume du stationnement ou, de façon plus pragmatique, parce que la métropole texane a voté démocrate lors des trois dernières élections présidentielles.
Des chaises sont alignées soigneusement devant un énorme téléviseur où la bouche de Donald Trump apparaît en gros plan pendant quelques secondes, durant une conférence de presse. Il n’y a que cinq personnes dans la grande pièce. Des habitués, apparemment. Deux de ces bénévoles se lèvent promptement à mon approche.
« Nous n’avons pas l’autorisation de parler aux journalistes », m’annonce machinalement le plus grand des deux, cheveux coupés en brosse, quand je me présente. Il a visiblement bien appris son texte : « Je ne peux fournir aucune déclaration de quelque nature que ce soit », répète-t-il en refusant de donner son nom.
Un autre jeune homme, la lèvre supérieure ombrée par une moustache juvénile, les rejoint, le trio formant une petite barrière symbolique pour m’empêcher d’aller plus loin. C’est la première fois depuis les trois semaines que je suis sur la route dans les États du sud des États-Unis que je rencontre une réaction aussi fermée, un peu hostile.
Je me tourne vers les peintures de Trump accrochées au mur, des bouées de sauvetage pour détourner l’attention. L’une d’elles, en noir et blanc, le montre avec sa femme, Melania Trump. En face, Trump plus jeune portant le nœud papillon, ou le doigt pointé dans sa gestuelle de star de téléréalité. « C’est un artiste local qui les peintes », explique le moustachu.
Et ces roches sur la table ? Le visage de mon interlocuteur se dégèle encore un peu plus. L’activité de ce soir devait consister à peindre sur ces roches des symboles républicains, comme l’éléphant, sur fond bleu, la couleur du Grand Old Party. « Nous allons publier des photos de ces roches avec le mot-clic #Trumprocks », explique-t-il, « rocks » ayant ici le double sens de « roches », littéralement, et « est extraordinaire ».
C’est donc ça, la brigade autoproclamée de Trump vers la victoire ? Trois gars qui veulent peindre des cailloux ? Je souris intérieurement… avant de me souvenir qu’une roche est aussi un projectile.
Comme des millions d’Américains, l’idée qu’il pourrait y avoir une poussée de violence après les élections du 3 novembre a fait son chemin dans ma tête. Certains experts envisagent, entre autres scénarios, une contestation du résultat des élections par la rue, des démonstrations de force alimentées par l’incertitude et une éventuelle lenteur du comptage des bulletins de vote.
Devant les roches de Trump sur la table du local électoral, cette inquiétude me taraude. Mais je chasse rapidement cette pensée, refusant de céder à cette peur. Je discute encore quelques minutes avec les jeunes trumpistes avant de sortir.
En m’éloignant du local électoral, je remarque à quel point le quartier est un microcosme du Texas, entre grand brassage démographique et traditions américaines. D’un côté, un comptable de Liberty Tax annonce ses meilleurs trucs pour payer le moins d’impôt fédéral possible (le Texas n’impose pas le revenu des particuliers). De l’autre, une boutique d’armes, Guns Unlimited, et un salon de massage un peu louche. Sur la rue adjacente, on trouve côte à côte un restaurant mexicain, une sandwicherie vietnamienne, un magasin qui vend du poulet frit et une épicerie indienne.
Une fois repartie en voiture, je longe un pâté de maisons. Sur une seule portion de rue, cinq résidences affichent leurs couleurs sans détour, des pancartes de Donald Trump fermement plantées dans les pelouses. Il faut dire que le secteur de Katy, où je me trouve, est la porte vers la deuxième périphérie de la ville de Houston, les derniers kilomètres à franchir avant de passer d’une circonscription qui a voté démocrate en 2016 à une autre, le comté de Waller, qui a choisi Trump à près de 63 %.
Alors que je suis encore à Houston, le président Trump, pressé par les questions des journalistes, refuse de s’engager à un transfert pacifique du pouvoir. Quelques semaines plus tard, des miliciens sont arrêtés et inculpés pour avoir fomenté l’enlèvement de la gouverneure du Michigan Gretchen Whitmer. « L’élection qui pourrait briser l’Amérique », titre le prestigieux magazine The Atlantic sur sa couverture de novembre.
On finit par s’imprégner de ce langage guerrier, nourri par l’hostilité des deux camps. Mais je me souviens surtout que la révolution ne se fait pas toujours par les armes : si les coups d’éclat et la violence marquent davantage notre imaginaire, l’érosion des institutions démocratiques est sans doute plus subtile.
En août, l’État a poursuivi le comté de Harris, où Houston est situé, pour faire cesser l’envoi de formulaires d’inscription au vote postal. Il a obtenu gain de cause devant la Cour suprême du Texas. Plus récemment, en octobre, c’est le parti républicain du Texas qui a lancé une poursuite contre le vote du type « service au volant » — on vote sur un appareil électronique tendu par la fenêtre d’une voiture immobilisée. Rejetée par les cours de première instance, la cause doit maintenant être entendue par la Cour suprême locale. Le gouverneur républicain Greg Abbott a lui-même goûté à cette médecine, traîné en justice par son propre parti pour avoir tenté de multiplier le nombre de jours de vote par anticipation.
Fin septembre, en quittant la permanence électorale républicaine pour regagner ma voiture, j’ai jeté un rapide coup d’œil vers le local et j’ai aperçu le jeune homme qui me parlait des roches manier un grand bâton, comme dans certains arts martiaux. Je me suis alors demandé : est-ce un jeune un peu geek qui joue à Star Wars ? Ou un militant convaincu qui se prépare à la guerre ?