Haïti et la France, une histoire tragique

L’expert en affaires internationales et collaborateur de L’actualité Jocelyn Coulon publie, ce 2 mars, l’essai Ma France, au sujet d’un pays qu’il a visité de nombreuses fois et qui le fascine depuis l’enfance, en raison de ses origines paternelles. Extrait d’un chapitre portant sur le passé colonialiste de l’Hexagone.

Martine Doyon / Freepik / montage : L’actualité

Je me suis rendu à Bordeaux, un des ports du commerce français des esclaves entre 1672 et 1837. Le port de Nantes, plus au nord, était le plus important dans cet affreux trafic, mais j’ai choisi la capitale de la Nouvelle-Aquitaine pour ses lieux de mémoire sur l’esclavage. Ils sont nombreux : des statues, plusieurs salles dans le grand Musée d’Aquitaine, des plaques commémoratives, des maisons de commerce composent un parcours mémoriel impressionnant et rappellent le rôle joué par cette ville dans la traite des esclaves.

J’ai commencé ma courte visite à Bordeaux par une première étape : le parc des Berges de La Bastide, sur la rive droite de la Garonne en face du centre-ville, l’endroit même où se trouve le buste de Toussaint Louverture, héros de la guerre d’indépendance d’Haïti à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. La sculpture en bronze, installée sur un bloc de pierre, est l’œuvre de l’artiste haïtien Ludovic Booz et a été inaugurée en 2005. Le général haïtien y figure dans toute sa détermination. Il en a eu bien besoin durant sa brillante et tumultueuse carrière. Il a été tour à tour esclave, esclavagiste, collaborateur du régime français, éveilleur des consciences, révolutionnaire, gouverneur et libérateur. L’historien Sudhir Hazareesingh lui a consacré une biographie très fouillée, où le héros de l’indépendance d’Haïti dépasse le cadre de son pays pour occuper une place dans le panthéon des personnes illustres ayant marqué l’histoire du monde. Trop longtemps en effet, Toussaint Louverture est resté en marge de l’histoire, seulement connu dans son pays, dans les Caraïbes et dans quelques pays en développement. Mais la révolution haïtienne a fait depuis quelques années l’objet d’une relecture, et on s’est penché sur ses effets aux États-Unis et dans le monde atlantique. Après tout, sous le leadership de Louverture, un peuple d’esclaves a vaincu une des plus grandes puissances mondiales de l’époque, la France, et établi la première république noire. Ce fut un véritable coup de tonnerre qui a ébranlé les nations colonisatrices et blanches.

Toussaint Louverture a payé cher ce défi. Il a été capturé par les Français en 1802 et emprisonné au château de Joux, dans le département du Doubs, où il est mort en captivité le 7 avril 1803 sans avoir assisté à la réalisation de son rêve. Le 1er janvier 1804, Haïti proclamait officiellement son indépendance.

Le général n’a jamais vécu à Bordeaux, mais un de ses fils, Isaac, oui. Autour du buste, la ville a installé des plaques commémoratives présentant sa biographie et le rôle de la ville dans la traite négrière.

Si les sculptures de Toussaint Louverture se multiplient dans le monde — il y en a une à Montréal et à Québec —, Bordeaux a inauguré une autre statue, sur la rive gauche de la Garonne, qu’il ne faut pas oublier. Il s’agit de celle représentant Modeste Testas, de son vrai nom Al Pouessi, ancienne esclave, née probablement en Éthiopie à la fin du XVIIIe siècle et morte libre en 1870 à Haïti, à 105 ans, sur les terres de son ancien maître et concubin bordelais. Nous connaissons son histoire parce qu’elle fut transmise à l’oral et à l’écrit par sa famille. L’un de ses petits-fils, François Denys Légitime, a été quelques mois président d’Haïti à la fin du XIXe siècle.

L’histoire sanglante et tragique de la relation entre Haïti et la France est revenue hanter les consciences en mai 2022 à la suite de la publication en anglais, en français et en créole d’une enquête du New York Times, intitulée « Comment une banque française a fait main basse sur Haïti », sur les indemnités payées par Haïti à la France afin de dédommager les propriétaires esclavagistes français dépossédés pendant la révolution haïtienne. Cette page sombre de l’histoire était connue par les spécialistes et la population haïtienne, mais l’enquête du quotidien américain lui a donné un retentissement international. Grâce à la découverte de nouveaux documents en Haïti, en France et aux États-Unis, elle révèle la rapacité du Crédit industriel et commercial, une banque française, dans l’administration du paiement des indemnités et dans la gestion d’autres prêts à l’État haïtien. Entre 1825 et le début des années 1950, Haïti a versé l’équivalent de 27 milliards d’euros pour compenser les esclavagistes. Selon des études, cette ponction dans les finances du pays lui aurait fait perdre entre 21 et 115 milliards de dollars américains de croissance, ce qui explique sans doute l’extrême sous-développement dont il est accablé.

La deuxième étape de ma visite m’a amené au Musée d’Aquitaine, situé dans le centre de Bordeaux. C’est un musée d’histoire et d’archéologie dont les collections sont principalement centrées sur la région, comme le sont pour leur région respective ses homologues de Bretagne et de Normandie. En 2009, il a ouvert des salles permanentes sur le rôle de Bordeaux au XVIIIe siècle, en particulier sur le commerce maritime, les liens transatlantiques et la traite négrière. Le musée, affirme la brochure promotionnelle, ne veut rien cacher des modalités de la traite des esclaves par ses marchands, mais aussi par leurs vis-à-vis africains. Un espace est consacré à l’organisation du système esclavagiste : la vente des esclaves, les sévices corporels, l’infanticide, l’organisation du travail, la mortalité, l’affranchissement, le marronnage et les révoltes sont ainsi évoqués.

La visite d’une telle exposition suscite toujours un sentiment de révolte. Mais cela reste une exposition. Il y a quelques années, j’ai visité la Maison des esclaves, sur l’île de Gorée au Sénégal, et le fort Saint-Georges-de-la- Mine, à Elmina au Ghana, d’où pendant trois siècles sont partis vers les Amériques des millions d’Africains. Et dans ces lieux, dans les salles et les couloirs où les captifs pouvaient passer des semaines, entravés, à attendre leur départ, vous prenez toute la mesure des drames qui s’y sont déroulés pour des millions d’individus pendant si longtemps.

Bordeaux a bâti sa prospérité sur le commerce international et sur la traite négrière. Quelque 500 expéditions sont parties de ce port pendant deux siècles et sont à l’origine de la déportation d’environ 150 000 personnes. Les marchands se sont construit de luxueuses maisons, la ville s’est embellie. Aujourd’hui, les autorités ont commencé à identifier ces marchands et leurs demeures en y apposant des plaques commémoratives.

Ma France : Portraits et autres considérations, par Jocelyn Coulon.

Les Éditions La Presse, 200 p., 34,95 $. En librairie le 2 mars 2023.

Extrait publié avec l’autorisation de l’éditeur.

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Publier un tel article exige du courage et de l’impartialité. Glaner ces informations souvent éclipsées par les puissances impériales, par crainte de révolte ou d’énonciation, est l’un des difficultés auxquelles l’historien, passionné ou pas, a toujours à faire. Mais, Monsieur l’auteur Jocelyn Coulon, vous avez l’oeil de la femme aux yeux bandés. C’est juste pour vous dire à quel point je tiens à vous féliciter pour avoir attiré l’attention du lectorat sur un fait prisé sans lequel le monde tel qu’il est aujourd’hui, libre des rouages du système esclavagistes, serait toujours au bord du précipice et de l’inacceptable, au mot le plus simple, au carrefour périlleux de l’histoire.

Aujourd’hui tout comme avant, personne ne peut nier le rôle de Toussaint Louverture, l’un des principaux avant-gardistes de la révolution haïtienne; car, à la tête du mouvement de la révolution, il a fait raisonner le NON aux barbarismes des colons. Cependant, fort est de constater qu’il serait impossible que Toussaint Louverture jouisse de cette grande réputation sans l’appui inconditionnel de Jean Jacques Dessalines. Jean Jacques Dessalines, Héros de l’Indépendance Haïtienne, est l’homme le plus courageux du monde sans qui la victoire à Vertière, lieu de résidence des Colons français, serait inimaginable. À cet effet, je tiens à souligner que Toussaint Louverture n’était pas LE Héro de l’indépendance Haïtienne puisqu’il était mort bien avant même que l’indépendance a eu lieu; il s’agit tout au contraire de Jean Jacques Dessalines, l’homme qui incarnait la révolte. Sinon, TOUSSAINT L’OUVERTURE et JEAN JACQUES DESSALINES seraient les deux HÉROS jusqu’à la preuve du contraire.

Mon commentaire ne tend pas à réduire la personne de Toussaint Louverture puisqu’il demeura toujours HAÏTIEN et le plus grand avant-gardiste de la révolution ( j’ai bien dit le plus grand Avant-gardiste).

Que la connaissance du lectorat soit sur ce GAME-CHANGER qui a donné la voie à la LIBERTÉ, aux DROITS DE L’HOMME et à L’AUTOMATISATION DES PEUPLES !

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J’ai cherché en vain le nom de Jean Jacques Dessalines, le libérateur, le père de la nation. Toussaint a failli libérer Haïti mais Jean Jacques Dessalines a vaincu, Rochambeau, l’armée française

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Monsieur Coulon je vous rassure tôt ou tard la France remboursera cet argent à ma chère patrie. Vivre le peuple Haïtien vivre Haïti 🇭🇹🇭🇹🇭🇹🇭🇹🇭🇹🇭🇹🇭🇹

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