À 18 ans, Radha croyait son destin tout tracé. Elle travaillerait aux champs, aux tâches les plus ingrates, comme ses parents et ses ancêtres avant elle. Issue de la communauté des dalits — les anciens intouchables —, la jeune femme ne pouvait rêver mieux. Mais en 2009, l’arrivée d’Internet dans son village du Karnataka, dans le sud-ouest de l’Inde, a élargi ses horizons.
Formée par l’ONG indienne IT for Change (la techno pour le changement), Radha a non seulement eu la chance de se familiariser avec le Web, mais elle est même devenue « infomédiaire ». Elle aide les paysans — et surtout les paysannes — à se connecter à Internet pour trouver emploi, formation, aide sociale… « Avant, ils devaient se rendre jusqu’aux bureaux gouvernementaux, à 40 km d’ici, et perdre une journée de travail », dit-elle, le sourire plein d’assurance. « Aujourd’hui, on leur offre tout ça à côté de chez eux. »
Dans ce pays de 1,3 milliard d’habitants, où la discrimination envers les castes inférieures perdure malgré son interdiction depuis 1947 (date de l’indépendance de l’Inde et de la fin de la colonisation britannique), Radha en a bavé pour convaincre les villageois d’entrer à l’infocentre rural dont elle est gestionnaire — une simple masure connectée à Internet, et installée à dessein dans une ruelle réservée aux dalits. « Ceux des castes supérieures dédaignaient l’ordinateur et l’imprimante parce que je les avais touchés », raconte-t-elle en faisant tinter ses bracelets de verre. « J’ai beaucoup pleuré, mais j’ai tenu bon et ils ne peuvent plus se passer de moi ! » Radha espère que ses deux fillettes ne subiront jamais les mêmes rebuffades. « Elles me rejoignent à l’infocentre chaque jour après l’école et savent déjà se débrouiller à l’ordi et sur le Web. »
Établie à Bangalore, la capitale indienne de la haute technologie, IT for Change emploie sept infomédiaires, qui s’occupent chacune d’une dizaine de bourgades. L’ONG s’associe aux groupes de femmes et aux leaders masculins locaux pour faire évoluer les mentalités. « Internet permet aux femmes d’accéder à des informations cruciales et de faire entendre leur voix au sein des conseils villageois, voire de s’y faire élire », dit l’avocate Sarada Mahesh, 24 ans, chargée de projet pour l’organisme. « Et il les outille pour défendre leurs droits. »
Tout un défi dans ce pays où les femmes, encore jugées inférieures aux hommes, sont souvent soumises à des rites ancestraux, comme le mariage arrangé et précoce ou l’obligation de porter vêtements traditionnels et cheveux longs attachés. Si ces conditions moyenâgeuses affectent surtout les femmes habitant les zones rurales, elles n’ont pas complètement disparu des grandes villes.

À l’avant-garde des technologies, mais toujours dominée par le patriarcat, la « plus grande démocratie du monde » exclut encore de facto d’Internet la plupart des femmes : celles-ci comptent pour moins du tiers (29 %) des internautes au pays. Et seulement 28 % des Indiennes possèdent un cellulaire (contre 45 % des hommes — la pauvreté étant un frein, même si le coût des téléphones et des données est très bas en Inde). L’appareil sert souvent moins à leur émancipation qu’à leur étroite surveillance par leur mari, leur père ou leur patron. Des panchayats (conseils de village, le plus souvent masculins) de divers États ont même décidé d’interdire les cellulaires aux adolescentes, sous prétexte de les protéger. Le tableau ressemble à ce que l’on retrouve ailleurs dans les pays en développement, où la majorité des femmes n’ont toujours pas accès à Internet.
Même une fois en ligne, les femmes demeurent désavantagées : elles sont la cible d’humiliation et de harcèlement. En 2018, la journaliste d’enquête indienne Rana Ayyub, 35 ans, a été victime d’appel au viol collectif et au meurtre sur Twitter, son visage a été incrusté dans une vidéo porno et la photo de sa mère, « modifiée de toutes les manières possibles », a-t-elle déclaré à Reporters sans frontières. Au Pakistan, en 2016, la star des réseaux sociaux Qandeel Baloch, 26 ans, aussi adulée que critiquée pour sa liberté de ton, a été assassinée par son frère, revendiquant un crime d’honneur. Une vague d’insultes et de menaces en ligne s’est ensuite abattue sur les Pakistanaises.
C’est pour tenter de mieux comprendre les types de discrimination numérique que doivent surmonter les femmes qu’a été lancé cette année le Réseau de recherche pour un Internet féministe (RRIF). Financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), situé à Ottawa, il rassemble des chercheurs (une majorité de femmes) de différents pays — dont l’Inde — qui scruteront l’écosystème numérique durant trois ans et demi (voir l’encadré).
« Internet est encore loin de respecter la diversité et les droits de la personne en ligne », dit Ruhiya Seward, administratrice de programme principale au CRDI. « La moitié de la population mondiale n’y a toujours pas accès et d’importantes fractures numériques subsistent, notamment entre les hommes et les femmes. » Le réseau veut recueillir des données pour ensuite susciter une évolution des politiques et des lois régissant Internet, afin d’assurer la prise en compte des besoins des femmes, ainsi que des personnes de la diversité sexuelle et de genre.
Les Indiennes ne restent pas les bras croisés à attendre que les choses changent. Dans les mégapoles de Delhi, Bangalore et Bombay, de nombreux collectifs féministes s’activent pour éliminer le fossé numérique. Ces groupes essaiment partout au pays, œuvrant en ville comme à la campagne. Ils sont menés par des Indiennes formées à l’université, férues de nouvelles technos et de réseaux sociaux, qui ont de plus en plus d’écoute. Comme Venu Arora, directrice fondatrice de l’ONG Ideosync Media Combine (IMC), qui offre des formations sur Internet et le multimédia dans deux bidonvilles du sud de Delhi.

« Les Indiennes affrontent les mêmes inégalités sur Internet que dans la vraie vie », dit cette ancienne cinéaste, radieuse dans sa tunique jaune citron. « Leur mobilité y est tout aussi limitée. » Titulaire d’une maîtrise en communications, Venu Arora a notamment travaillé pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) avant de se consacrer à la cause sur le terrain.
Nous sommes à Tajpur Pahadi, un bidonville de 60 000 habitants, pour la plupart des migrants qui ont fui les inondations qui ravagent régulièrement le nord de l’Inde. Dans la maisonnette bleue convertie en salle de classe par IMC, ils sont 10 adolescents — autant de filles que de garçons — venus discuter de ces inégalités avec la journaliste canadienne, dans une pièce dépourvue de ventilateur alors qu’il fait 48 °C à l’ombre en ce début juin.
Les inégalités sont un sujet auquel les adolescents ont été sensibilisés tout au long du programme Free-Dem, la formation multimédia de 14 semaines (28 heures) qu’ils viennent de terminer. Suleman, un moustachu de 17 ans au regard espiègle qui compte devenir électricien, raconte qu’il vient d’offrir un cellulaire à sa mère et qu’il lui apprend à l’utiliser en cachette, quand son père n’est pas à la maison. « Mais j’ai bloqué l’accès à Facebook, c’est trop risqué : ses photos risqueraient d’être détournées et elle pourrait se faire intimider. »
Un air déjà entendu par les adolescentes présentes : elles-mêmes n’ont pas ou ont peu accès au cellulaire familial et s’abritent souvent sous une fausse identité pour fureter sur Facebook. « J’utilise le compte de mon grand frère », murmure la timide Priya, 16 ans, élève en 10e année. « Beaucoup de parents croient que seules les “mauvaises filles” s’affichent sur les médias sociaux », note Venu Arora, qui joue l’interprète, les jeunes s’exprimant surtout en hindi.
Komal, 16 ans, une experte en égoportraits rigolos, dispose d’un peu plus de latitude : il lui arrive de publier ses photos sur WhatsApp et Instagram. Mais si sa mère la soutient dans son rêve de devenir mannequin, son père ne veut rien entendre.
Seule Mansi, toute menue dans son jean et son t-shirt à l’occidentale, s’affirme libre d’aller à sa guise sur Internet et possède son propre téléphone, acheté avec son argent de poche. « Je suis chanceuse, car mes parents n’ont pas cette mentalité patriarcale », dit cette future enseignante de 19 ans à l’anglais impeccable. Fille d’un mécanicien d’ascenseur et d’une institutrice, elle explique que ceux-ci l’encouragent à s’ouvrir sur le monde. « Ils me font confiance et ne veulent pas que je reste à la maison à cuisiner, ajoute-t-elle avec aplomb. Ils comprennent que, dans ma génération, les garçons et les filles ont des droits égaux et qu’une fille peut exercer le métier de son choix, exactement comme les gars. »
Si les adolescentes sont convaincues d’avance de l’utilité du Web, leurs aînées sont plus difficiles à attirer. « Apprendre les rudiments d’Internet quand on est illettrée, ou quand on ne comprend pas l’anglais, ça peut faire peur », explique Venu Arora. (L’Inde se situe au 129e rang mondial avec un taux d’alphabétisation de 71,2 %, soit 81,3 % des hommes et 60,6 % des femmes.) « Et comme ces femmes n’ont souvent même pas le droit de sortir de leur rue, nous donnons les cours juste devant leur maison, par terre, sur un tapis. »
En milieu d’après-midi, à l’heure où maris et fils sont au boulot, une dizaine d’entre elles se regroupent ainsi pour s’initier au maniement d’un cellulaire et à la recherche vocale sur Google — idéale pour qui ne sait ni lire ni écrire.
C’est dans l’une de ces ruelles étroites que je retrouve cinq de ces apprenties, pimpantes dans leurs saris colorés malgré la touffeur ambiante. « Moi qui croyais que la technologie n’était pas pour moi, je sais maintenant utiliser toutes les fonctions d’un téléphone intelligent », dit Sonmati, 48 ans, dont la raie des cheveux est marquée du sindoor, trace de poudre vermillon signalant qu’elle est mariée. Ancienne coupeuse de fils dans l’industrie textile, cette mère de six enfants était payée moins d’une roupie (deux cents) pour 15 heures de labeur quotidien jusqu’à ce qu’elle arrête de travailler à sa première grossesse, en 2001. Sa plus grande fierté : avoir réalisé l’an dernier une vidéo où elle raconte comment elle a vécu les inondations qui ont frappé son Uttar Pradesh natal, en 1998. « Le monde entier peut la regarder en ligne! » lance-t-elle, amusée. À base d’images d’archives glanées sur le Web, la vidéo est diffusée sur le site du programme Free-Dem.
Toutes sont ravies d’énumérer leurs compétences récemment acquises : chercher une recette sur YouTube, suivre les nouvelles de leur village d’origine, faire du magasinage en ligne, communiquer par textos avec leur parenté…
Le hic, c’est qu’aucune des cinq ne possède son propre téléphone. « Mon mari part avec le matin et ne le rapporte que tard le soir, après son travail », déplore Premwati, 40 ans, ancienne ouvrière chez un fabricant de climatiseurs, en chassant les mouches égayées par l’odeur des latrines. « Mon fils ne me le prête jamais de peur que je le brise », ajoute leur voisine Kunti, les yeux au ciel. « Le mien retire la carte SIM quand il sort », dit Renu, une quinquagénaire à l’air résigné, qui tient un petit magasin de variétés dans le bidonville. Elles éclatent toutes de rire devant l’absurdité de leur situation. « On finira bien par pouvoir s’en acheter un », conclut Sonmati, philosophe.
Les géants du Web et des télécoms comptent bien gagner cette énorme clientèle potentielle. La concurrence est féroce : depuis 2016, téléphones et données cellulaires sont offerts à prix cassé, et le nombre d’abonnés indiens aux services mobiles a doublé pour passer à 500 millions.
La chute des prix ne suffit pas. En 2015, Google Inde s’est associée à Tata Trusts, division philanthropique de l’empire industriel indien Tata, pour offrir une formation de base (deux jours) sur Internet dans quelque 210 000 villages du pays. Jusqu’ici, 22 millions d’Indiennes vivant en zone rurale ont bénéficié du programme Internet Saathi (amie, en hindi). S’appuyant sur un réseau de 58 000 bénévoles recrutées au sein de ces localités, cette initiative a fait passer la proportion de femmes utilisant Internet dans l’Inde rurale de 1 sur 10 en 2015 à 3 sur 10 en 2017.
« Ce programme permet aux femmes d’accroître leur indépendance économique », observe Shahid Siddiqui, directeur général adjoint de la Digital Empowerment Foundation, une ONG indienne qui implante Internet Saathi sur le terrain. La formation est le dernier élément qui manquait à nombre d’entre elles pour mettre sur pied une microentreprise et vendre leur production au moyen de WhatsApp, Facebook ou Amazon, par exemple des sacs peints à la main, des grignotines maison, des bijoux artisanaux… Pour s’assurer que les femmes ont accès à un cellulaire durant leur apprentissage et après, l’ONG leur en remet deux : un pour elle, et un qui risque d’être accaparé par les hommes de la famille !

Les fournisseurs de services Internet ne sont toutefois pas toujours aussi conscients ou soucieux des besoins concrets des femmes. Preeti Mudliar, 35 ans, professeure adjointe à l’International Institute of Information Technology (IIIT), à Bangalore, a pu le constater durant la recherche qu’elle a menée en 2018 dans une région rurale du Rajasthan, dans le nord-ouest du pays. « Même si l’accès au Wi-Fi gratuit se développe en milieu rural, les femmes qui y vivent n’en profitent pas », dit la chercheuse depuis son bureau situé dans le quartier d’Electronic City, l’un des plus grands parcs technos du pays. « Et cela, pour une raison très simple : comme elles n’ont pas le droit de se montrer dans l’espace public, sous peine d’être déshonorées, personne ne leur donne le mot de passe pour le Wi-Fi ! »
Selon la recherche de Preeti Mudliar, seules les femmes qui ont les moyens de payer un abonnement cellulaire peuvent donc accéder à Internet. Résultat : elles ont tendance à rationner leur consommation, et à n’utiliser leurs données que pour des recherches liées à leurs études ou à leur emploi. « Alors que les garçons et les hommes n’hésitent pas à s’en servir pour télécharger des films et des chansons ou pour regarder de la porno. »
Qu’est-ce qu’un Internet féministe ?
Les travailleuses sont-elles plus ou moins exploitées lorsqu’elles sont recrutées en ligne ? Peuvent-elles évaluer les clients et être défendues si leurs droits ne sont pas respectés ? Et surtout : comment les employeurs s’y prennent-ils pour recruter cette main-d’œuvre qui n’a généralement pas accès à Internet ? C’est le genre de questions auxquelles tente de répondre la chercheuse indienne Ambika Tandon, responsable politique au Centre for Internet and Society (CIS), un OSBL de Bangalore qui réalise des recherches interdisciplinaires sur Internet et les technologies numériques.
Pour y arriver, elle a choisi d’examiner les plateformes numériques fournissant des services d’entretien ménager et de soins à domicile — des métiers surtout exercés par des femmes. « L’idée est de comparer les possibilités d’emploi et les conditions de travail offertes sur ces plateformes avec celles des agences de placement traditionnelles », dit cette diplômée de la London School of Economics, et membre du Réseau de recherche pour un Internet féministe (RRIF), lancé cette année.
Financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa, le réseau regroupe des chercheurs (une majorité de femmes) d’une douzaine de pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe de l’Est. Il est dirigé par l’Association pour le progrès des communications (APC), un organisme international, qui a contribué à l’élaboration des 17 « principes féministes de l’Internet 2.0 ». Chacun des huit projets de recherche du RRIF sera lié à l’un ou l’autre de ces principes.
« Notre objectif est d’accroître la visibilité de ces problèmes dans l’espace public, afin qu’ils fassent partie du discours », dit l’Indienne Namita Aavriti, coresponsable de la mise en place de projets au sein de l’APC. « Avec une attention toute particulière sur la violence faite aux femmes en ligne, qui doit encore être reconnue dans de nombreux pays. »
À 400 km du Rajasthan, les femmes des régions agricoles de l’Haryana, près de Delhi, affrontent des obstacles similaires. Obstacles que Jasmine Rose, responsable du centre de formation professionnelle Kamalini (fleur de lotus, en hindi), combat au jour le jour avec son équipe d’enseignantes, toutes des féministes engagées.
Situé sur une grande route, au milieu de champs désertiques en cette saison, le centre est installé dans un bâtiment moderne de briques ocre, ouvert en 2017. Il accueille des élèves (de 17 à 35 ans) issues d’une quinzaine de villages des alentours — inscrites en informatique, en esthétique ou en couture. Leur transport en minibus ou en tuk-tuk (tricycle motorisé) est assuré par le centre, ce qui est essentiel pour qu’elles puissent suivre la formation — craignant pour leur sécurité, leurs parents ne les laisseraient pas s’y rendre par leurs propres moyens. « Convaincre les familles de les laisser sortir de leur village pour venir apprendre un métier n’a pas été simple », dit l’énergique trentenaire, en jean et aux cheveux courts. « Et il a fallu travailler aussi fort pour qu’elles les autorisent à naviguer sur Internet, indispensable pour approfondir leurs apprentissages, dénicher un stage ou démarrer une entreprise. »
Le discours féministe de Jasmine Rose et de son équipe porte ses fruits. Six mois de formation plus tard, les finissantes de Kamalini ont fait des pas de géant. La plupart affichent une impressionnante confiance en elles et en leur capacité à travailler pour devenir indépendantes. Certaines ont réussi à se payer un cellulaire grâce à de petits contrats liés à leurs études. Et toutes assurent consulter le Web avec aisance. « C’est même moi qui montre à mes petits frères et à mes parents à se servir de l’ordinateur que mon père vient d’acheter », dit Nancy, une diplômée en informatique de 19 ans qui compte travailler dans une banque. La révolution est en marche, une connexion à la fois.
Isabelle Grégoire s’est rendue en Inde à l’invitation du CRDI, qui soutient le Réseau de recherche pour un Internet féministe.
Trois questions à… Kanika Mishra
Féministe, caricaturiste et star des réseaux sociaux
Caricaturiste indépendante, Kanika Mishra fait un tabac sur les réseaux sociaux en Inde, de même que dans divers sites Web et magazines indiens et internationaux. On peut trouver la plupart des liens sur son site mettant en vedette sa jeune héroïne Karnika, qui s’exprime tant sur le droit des femmes au plaisir que sur l’interdiction de cellulaires pour les adolescentes ou sur la politique de Narendra Modi, premier ministre élu pour un second mandat en mai dernier. En 2014, elle a reçu le prix Courage in Editorial Cartooning du Cartoonists Rights Network International, un organisme non partisan établi aux États-Unis.

L’intimidation des femmes en ligne en Inde est-elle différente de celle qui sévit ailleurs dans le monde ?
Elle est pire en Inde en raison de la mentalité patriarcale et misogyne, selon laquelle une femme est faite pour rester dans sa cuisine et ne doit pas avoir d’opinion. Et parce que le gouvernement Modi soutient cette façon de penser. Il n’aime pas les femmes fortes et indépendantes, et c’est pourquoi des ministres nous expliquent comment on doit s’habiller, qu’il ne faut pas sortir seule, que les femmes hindoues doivent faire au moins quatre enfants, etc. Celles qui ne suivent pas ces recommandations se font intimider, insulter, menacer.
Vous-même subissez du harcèlement virtuel en raison de vos caricatures. Quelle est votre réaction ?
Cela ne m’affecte plus. Je considère que les violences en ligne font partie de mon job. Je rétorque à mes attaquants que l’Inde est une démocratie, que la liberté d’expression est un droit fondamental et que la peur ne me freinera pas. Ces temps-ci, la plupart des médias indiens sont occupés à louanger le gouvernement et à cacher les faits, alors les voix indépendantes comme la mienne doivent être plus vigilantes et actives que jamais.
La plupart des femmes indiennes n’ont toujours pas accès à Internet et aux téléphones intelligents. Comment voyez-vous la suite des choses ?
Tout ça est heureusement en train de changer. J’ai rencontré des femmes, y compris en région rurale, qui se servent de ces outils de façon incroyable même lorsqu’elles ne sont pas autorisées à sortir de leur maison. C’est vrai que des communautés misogynes veulent toujours empêcher les femmes d’accéder à Internet de peur qu’elles deviennent autonomes et qu’elles leur échappent. Mais avec la révolution technologique constante et l’inéluctable mondialisation, ces vieilles voix vont finir par perdre de leur intensité et être réduites au silence.
Cet article a été publié dans le numéro d’octobre 2019 de L’actualité.