Le fiasco de la conquête rapide de l’Ukraine devrait être un cuisant échec pour Vladimir Poutine. Dans un autre pays, l’ancien agent du KGB aurait été jeté aux poubelles. La guerre qu’il a lancée a déjà fait 200 000 morts et blessés chez lui en un an, 10 fois plus que l’aventure soviétique en Afghanistan en 10 ans. Elle a fait fuir plus d’un million de ses citoyens, qui craignent la mobilisation au front ou la prison.
Sur le plan militaire, Vladimir Poutine a eu tout faux. Son armée devait prendre Kyiv en une semaine, elle stagne toujours des mois plus tard. La campagne militaire a poussé l’Ukraine dans les bras de l’Europe et de l’OTAN, alors que l’en protéger était la raison d’être alléguée de cette folie. La solidarité occidentale qu’il croyait voir s’effriter est plus solide que jamais. Et 364 jours plus tard, ses troupes ont sur le dos un arsenal ukrainien crinqué aux stéroïdes occidentaux, qui pulvérise ses colonnes de chars et les baraques de ses soldats. Vladimir Poutine souhaitait mettre K.-O. le moral des Ukrainiens en détruisant leurs infrastructures, en les faisant geler tout l’hiver, mais la détermination de ce peuple-là demeure inébranlable et ça sent le printemps.
En dépit de tout cela, les indices apparents montrent Vladimir Poutine solidement à la barre avec un appui populaire dithyrambique. La machine à propagande, calquée sur un modèle éprouvé durant la Deuxième Guerre mondiale, fonctionne à plein. C’est le retour de la Grande Guerre patriotique de Staline, où l’URSS avait achevé les hommes d’Hitler au prix de sacrifices énormes. Le scénario est un peu modifié. L’Ukraine joue le rôle d’une Allemagne nazie nourrie par l’OTAN, qui est aux yeux de Moscou le véritable envahisseur. Et dans cette nouvelle mythologie, les États-Unis sont la force du mal qui tire les ficelles de l’OTAN. « C’est une utopie cauchemardesque », me décrivait de Moscou un ami journaliste, Sergueï Buntman, rédacteur en chef adjoint de la seule radio libre en Russie, qui a été fermée une semaine après l’invasion.
« La population baigne dans un confort d’illusions », ajoute-t-il. Les Russes travaillent, vivent leur vie malgré les sanctions. Ils ne « sentent » pas la guerre, elle est loin. Et même les dizaines de milliers de cercueils qui arrivent du front n’auraient, pour le moment, aucun effet sur l’opinion publique. Mais qui le sait vraiment ? Il n’y a plus aucun instrument pour prendre le pouls de cette société. « Toute la machine est cassée », conclut tristement Sergueï Buntman.
Poutine n’a pas le choix, cette mise en scène doit fonctionner. Tout arrêter serait suicidaire. Poutine et ses hommes sont, en quelque sorte, coincés dans un tunnel, pourchassés par un train. S’ils s’arrêtent, ils seront écrasés par leurs rivaux ou par une population qui risque de se réveiller brutalement du cauchemar.
Mais Vladimir Poutine sait que le temps joue en sa faveur. Il espère que l’Ukraine va s’épuiser, que l’Europe va craquer, que les républicains vont prendre le pouvoir aux États-Unis et couper les vivres aux soldats de Volodymyr Zelensky. Pour toutes ces raisons, les hommes du Kremlin veulent que ça dure.
L’armée russe, malgré ses nombreuses bourdes et sa corruption endémique, aurait tout ce qu’il faut pour jouer le grand jeu encore longtemps. Les rumeurs d’une offensive massive russe fusent de partout, mais les Ukrainiens auraient davantage à gagner à tenter de briser cette guerre d’attrition, parce qu’en nombre d’hommes et de munitions, la Russie l’emporte. Le Kremlin a réussi à mobiliser 300 000 âmes l’automne dernier. Il pourrait en puiser encore des centaines de milliers dans les provinces de ce pays de plus de 140 millions d’habitants — au moins trois fois plus que la population ukrainienne avant l’invasion. Et la Russie, qui a remis sur les rails une économie de guerre, recommence à soutenir le rythme du front en produisant munitions et artilleries avec l’aide de l’Iran et de la Corée du Nord.
Les vagues humaines lancées inlassablement autour de Bakhmout, cette ville martyre du Donbass, usent l’armée ukrainienne. Et comme un rouleau compresseur, les forces de Poutine avancent quelques kilomètres à la fois. Le nombre de morts, qui certains jours s’élèverait à 1 000 du côté russe, n’arrête pas les généraux russes, pour qui la tactique de la chair à canon fait partie de l’arsenal militaire. Une vie ne fait pas le poids devant l’ambition messianique de retrouver les frontières de la grande puissance qu’était l’empire soviétique. Les soldats de Poutine pillent, violent et torturent, contrevenant à toutes les règles de la guerre. Et l’artillerie pilonne sans retenue, pulvérisant ironiquement les villes industrielles de l’ancienne république soviétique qu’était l’Ukraine. En décembre, selon des médias américains, les forces russes auraient tiré 20 000 coups d’artillerie par jour autour de Bakhmout. C’est énorme.
Mais tout cela pour encore combien de temps ? Qu’est-ce qu’une victoire pour le Kremlin aujourd’hui ? Rien n’est plus flou. Anéantir le régime « nazi » de Zelensky, comme il le promettait au début de l’aventure, semble complètement illusoire. Poutine croit pourtant en l’avenir de la Russie. La chute de l’URSS est pour lui la plus grande tragédie de la deuxième moitié du XXe siècle, et il compte bien redonner la fierté à son peuple. Dans la logique impériale du Kremlin, tout le territoire à l’est de la Pologne devrait être sous l’influence de la Russie. Certains commentateurs va-t-en-guerre parlent même d’aller jusqu’à Paris !
N’y a-t-il pas des limites à suivre aveuglément les campagnes mégalomanes de son chef ? La Russie, comme l’Union soviétique en son temps, demeure un colosse aux pieds d’argile, pour reprendre l’expression d’Hélène Carrère d’Encausse, une soviétologue renommée qui prévoyait l’écroulement de l’URSS dans les années 1970. Un petit iceberg dans les eaux troubles de la guerre et la Russie devient le Titanic qui coule à pic.
La vie au Kremlin n’est pas un long fleuve tranquille. Les batailles actuelles ne sont pas menées strictement par l’armée régulière mais par une demi-douzaine de milices, où certains chefs de guerre nourrissent d’énormes ambitions politiques. Evguéni Prigojine, l’homme du groupe Wagner qui a dirigé les batailles les plus sanglantes, en mène large. Et pour Poutine, la coordination de ces gros égos ne doit pas toujours être évidente. Bien des généraux, produits classiques de l’Union soviétique, grinceraient des dents et seraient profondément agacés par ces aventuriers qui se moquent éperdument de la tradition de leurs armées.
Les contre-offensives majeures de l’armée ukrainienne à l’automne ont ébranlé les piliers du temple. D’autres pourraient faire des trous béants dans la coque du paquebot poutinien.
Et si la Russie était défaite ? Cela sauverait l’Ukraine certes, mais ça créerait une très grande instabilité au sommet de la pyramide russe. Au pays de Vladimir Poutine, on ne réclame pas de commission parlementaire pour faire la lumière sur toutes ces frasques. Les élections sont une parodie. Il n’y a pas de soupape, plus aucun contre-pouvoir, encore moins que du temps de l’URSS, où le Politburo veillait sur les états d’âme du secrétaire du parti communiste et chef du pays.
« Tout est détruit. La conscience est détruite. Les vies sociales et politiques n’existent plus », m’explique Sergueï Buntman, consterné. Il n’y a plus de solution de rechange démocratique. Alexeï Navalny, la seule figure de l’opposition, est en prison. Et les autres critiques connus sont en exil.
Tous les jours en Russie, il y a des arrestations, des perquisitions, des amendes données à des citoyens de toutes les professions. Ils seraient des milliers en prison pour leurs opinions politiques. Et tout le monde se méfie.
Alors qu’est-ce qui arrive quand il n’y a pas de démocratie et que rien ne va plus ? La société se transforme en presto et ça risque d’éclater. Si le pouvoir venait à tomber, le chaos pourrait se répandre comme une traînée de poudre.
Je laisse le mot de la fin à Sergueï Buntman, qui refuse de quitter la Russie et qui, depuis le début de l’invasion, anime une émission sur les médias sociaux qui s’appelle Tyran, mode d’emploi. « Je revois l’histoire des dictatures en Amérique latine et ailleurs et ça me fait réfléchir. C’est toujours le même scénario. Un dictateur arrive au pouvoir, il détruit son pays. Et ensuite, c’est son pays qui le détruit. C’est ce qui guette la Russie. »
Je le pense aussi.
Comparer la dictature de Poutine avec celles d’Amérique latine est probablement une erreur. Il faudrait la comparer à celle d’Hitler qui a survécu jusqu’à la fin, jusqu’à l’assaut par l’armée rouge de Berlin. Poutine a sa propre garde prétorienne avec des membres du groupe Wagner comme Hitler avec les SS et un attentat contre Poutine est absolument improbable. Autrement dit, il peut encore durer plusieurs années.
Sur le plan militaire, la Russie ne peut pas perdre, c’est quasi impossible avec ses ressources immenses en soldats et en matériel, surtout avec l’appui de la Chine. L’Occident a pu soutenir l’Ukraine pendant un an mais il serait étonnant qu’il puisse le faire encore une autre année et l’appui à l’aide à l’Ukraine au sein même des démocraties occidentales s’épuise lentement mais sûrement. L’Occident n’a pas la capacité économique, physique et militaire de faire tomber la Russie, c’est carrément impossible et les sanctions sont une farce pour les Russes surtout avec le nombre croissant de pays qui se rangent derrière la Russie, en particulier en Afrique où le groupe Wagner prend du poil de la bête aux dépens de la France.
Poutine s’est trompé en attaquant l’Ukraine mais il ne se trompe pas en faisant durer cette guerre car il a le temps de son côté et il est certain que l’Ukraine va tomber un jour ou l’autre, les Occidentaux n’ayant ni l’étoffe ni la volonté de s’engager sur le terrain. S’il y a un Titanic dans cette histoire, ce sera probablement l’OTAN et les démocraties occidentales qui vont couler et entraîner le président Zelensky avec elles quand l’appui des électeurs va flancher. Quant à Poutine, il est bien confortable dans son brise-glace nucléaire Ural!