La monarchie, infréquentable pour les politiciens britanniques après l’affaire Meghan et Harry ?

Au-delà de son côté « potinage de célébrités », le coup d’éclat du célèbre couple pourrait contribuer à affaiblir la réputation de la monarchie dans plusieurs pays du Commonwealth.

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LONDRES — Voilà maintenant plus de deux mois que le Royaume-Uni est confiné. Quand les lieux de divertissement sont fermés, que la socialisation est réduite au minimum et que les rayons de soleil se font discrets, les jours finissent par tous se ressembler. Mais cette semaine, la monotonie du confinement a été brisée par un rendez-vous télévisuel comme il y en a rarement. À 21 h tapantes lundi, des millions de Britanniques se sont réunis devant leur télévision pour voir l’entrevue explosive de Meghan Markle et du prince Harry, diffusée la veille aux États-Unis par le réseau CBS. 

Dans mon appartement du sud-ouest de Londres, cette entrevue a été LE sujet de conversation. Quels scoops le couple allait-il révéler ? Allait-on avoir droit à des détails croustillants ? Quelle serait la réaction au palais de Buckingham ? Mes colocataires et moi avons fait de cette entrevue un événement en bonne et due forme, comme le Super Bowl ou les Oscars. Assister à la réaction de mes colocataires anglaises me donnait l’impression de mener une étude anthropologique ; les pauses publicitaires permettant d’analyser les dernières révélations-chocs, les qualités d’intervieweuse d’Oprah, mais aussi le bien-fondé de l’entrevue elle-même. Car, dans un pays reconnu pour son flegme et son aversion pour les grandes émotions, le linge sale se lave en famille, et certainement pas avec la reine des talk-shows américains. Dans un sondage YouGov mené auprès de quelque 2 100 Britanniques avant la diffusion de l’émission, 47 % des répondants ont dit trouver l’entrevue inappropriée (un avis particulièrement marqué chez les 50 ans et plus). 

Au total, quelque 12 millions de Britanniques ont regardé ces olympiades du potinage royal — ce qui en a fait la deuxième émission la plus écoutée de l’année, tout juste derrière l’annonce de reconfinement de Boris Johnson début janvier. L’entrevue a eu l’effet d’une bombe.

Au lendemain de la diffusion, il était toujours impossible d’éviter le sujet. Le couple d’exilés faisait la une de tous les journaux (tabloïds ou non), et les extraits les plus marquants tournaient en boucle à la radio et à la télévision — l’institution monarchique aurait ignoré les appels à l’aide de Meghan alors qu’elle avait des pensées suicidaires et, avant la naissance de bébé Archie, au moins un des membres de la famille aurait formulé des inquiétudes sur la couleur de peau du futur héritier. 

Alors qu’au Royaume-Uni les occupants du palais de Buckingham sont souvent plus populaires que ceux du 10 Downing Street, le siège du pouvoir du premier ministre, ce dernier scandale rendra-t-il les Windsor infréquentables ? 

La reine, toujours populaire malgré les scandales

La classe politique britannique n’a pas échappé à l’avalanche de commentaires sur le sujet de l’heure. Si plusieurs élus se sont empressés de préciser qu’ils n’avaient pas regardé l’intégralité de l’entrevue (qui a quand même duré deux heures), le porte-parole de Boris Johnson a fait savoir que le premier ministre britannique faisait partie des millions de téléspectateurs rivés à leur petit écran. Bien que ce dernier ait suivi l’entrevue, il s’est gardé d’en commenter le contenu. « Lorsqu’il est question de la famille royale, la bonne chose à dire pour un premier ministre est de ne rien dire du tout », a déclaré un Boris Johnson visiblement amusé lors d’une conférence de presse sur la pandémie. 

Si le premier ministre est resté discret sur l’affaire Harry et Megan, il a pris soin d’apporter son soutien à la reine et de réitérer qu’il avait « la plus grande admiration » pour elle. Il faut souligner qu’au Royaume-Uni, contrairement au Canada, les liens du gouvernement avec la Couronne sont plus tangibles. Les amateurs de The Crown se souviendront des audiences tendues de Margaret Thatcher avec Élisabeth II. Si on peut reprocher à la série-culte d’avoir pris de nombreuses libertés dans son portrait de la famille Windsor, les audiences royales ne relèvent pas de la fiction. À ce jour, la reine continue d’avoir une audience hebdomadaire de 20 minutes avec son premier ministre, en plus de convoquer le ministre des Finances avant le dépôt du budget. Le contenu de ces conversations — qui se font maintenant par vidéoconférence, pandémie oblige — reste entièrement confidentiel. Le site Web du palais de Buckingham précise que la reine demeure politiquement neutre sur tous les sujets, mais qu’elle peut « conseiller » le gouvernement lorsque nécessaire. 

D’habitude, cette proximité sert bien les politiciens britanniques, qui sont les premiers à célébrer les nouvelles naissances dans le clan Windsor ou à s’associer aux multiples activités caritatives de la famille royale. Élisabeth II, sur le trône depuis 1952, jouit en effet d’une popularité exceptionnelle auprès du public, bien plus que la majorité des élus. Cette cote d’amour semble à l’épreuve de tous les scandales — comme la mort de Diana en 1997 ou l’amitié du prince Andrew avec le défunt prédateur sexuel Jeffrey Epstein. Non seulement « Lizzie » est populaire, mais le soutien à la famille royale en général demeure assez élevé. Un récent sondage Ipsos révélait que seuls 17 % des répondants pensaient que l’abolition de la monarchie serait une bonne chose pour le pays. 

Le rôle de la monarchie remis en question

Au Royaume-Uni, où la passion pour la famille royale est un sport national qui frôle l’obsession, l’affaire Meghan et Harry ne risque donc pas d’avoir un effet considérable sur l’opinion publique. Toujours est-il que le Daily Mirror n’a pas hésité à qualifier l’entrevue de « pire crise » royale en 85 ans et que le mot-clic #AbolishTheMonarchy était l’un des plus utilisés sur Twitter dans les heures qui ont suivi la diffusion. 

« Il y a des questions autour de la légitimité et de la fonction de la monarchie depuis longtemps, et je pense que [cette entrevue] est un autre coup pour une institution qui est déjà fragilisée. Ça ne veut pas dire que la monarchie sera abolie, mais ça soulève des questions sur ce qu’elle représente au Royaume-Uni », me dit Alanah Mortlock, qui fait un doctorat en études de genre à la London School of Economics et se spécialise en théorie critique de la race

La chercheuse, elle-même métisse, me raconte que sa mère d’origine jamaïcaine était emballée par l’arrivée de Meghan Markle dans la famille royale en mai 2018. « Quand Archie est né, elle m’envoyait toujours des photos de lui », relate-t-elle en riant. Pour Alanah, qui a aussi consacré son lundi soir à l’écoute de l’entrevue, la polarisation derrière le « Megxit » reflète le racisme qui existe dans la société britannique, mais s’inscrit également dans un contexte plus large de guerre culturelle. « Je pense que ce qu’on voit en ce moment, c’est un pays qui a du mal à cerner sa propre identité », dit-elle en faisant allusion à d’autres phénomènes, comme le Brexit ou le mouvement Black Lives Matter. 

Il est vrai que les réactions à la controverse semblent suivre des lignes partisanes. Ainsi, si les députés travaillistes ont largement apporté leur soutien à Meghan Markle — voire demandé la tenue d’une enquête indépendante —, le ministre d’État conservateur Zac Goldsmith a tweeté que Harry « détruisait » sa famille, alors que Meghan obtenait ce qu’elle voulait. De plus, un sondage YouGouv mené auprès de quelque 4 600 personnes indiquait que 64 % des électeurs conservateurs soutenaient la famille royale dans cette dispute, contre 15 % des travaillistes. Pourtant, la monarchie fonde une partie de sa légitimité sur son caractère non partisan, ce qui rend la politisation de la controverse actuelle d’autant plus délicate. 

Par ailleurs, ce n’est pas qu’au Royaume-Uni que l’affaire a des répercussions. Élisabeth II est chef d’État de 15 autres pays, dont le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Si le Canada et la Nouvelle-Zélande ont déjà signalé que l’heure n’était pas aux débats constitutionnels, l’Australie pourrait être tentée de se pencher sur la question. L’ex-premier ministre Malcolm Turnbull a en effet appelé à la tenue d’un second référendum sur ce sujet à la fin du règne de la reine. La question se pose aussi dans plusieurs pays des Caraïbes, surtout depuis que la Barbade a détrôné Élisabeth II l’an dernier. « L’heure est venue de dire un vrai adieu à notre passé colonial », avait alors déclaré la gouverneure générale Sandra Mason dans son discours du Trône. 

Bref, si l’entrevue de Harry et Meghan avec Oprah peut être réduite à du simple potinage de célébrités, il reste que le dommage infligé à la réputation de la monarchie britannique pourrait avoir des répercussions constitutionnelles dans divers pays, surtout lorsque le règne de la bien-aimée et consensuelle Élisabeth II prendra fin et qu’il faudra assurer sa succession, pour laquelle des questions demeurent. En attendant de voir si ces répercussions s’avéreront, le gouvernement Johnson peut au moins se réjouir que l’entrevue-événement ait éclipsé tous les autres sujets de la semaine — notamment l’augmentation des cas de COVID-19 anticipée avec la réouverture des écoles lundi.