La troisième vie de Hambourg

Le plus ambitieux chantier d’Europe s’y trouve : tout un quartier qui sort de terre, dans une partie abandonnée du port. Un exemple inspirant d’une ville qui se réinvente pour le mieux.

Photo : mediaserver.hamburg.de / Cooper Copter GMBH

C’est comme si Montréal avait décidé d’installer l’Orchestre symphonique sur le bord du fleuve, au beau milieu du port, à côté de piles de conteneurs prêts à être expédiés. C’est le choix audacieux de Hambourg, en Allemagne, qui a inauguré en 2017 sa nouvelle maison symphonique, construite au centre de l’un des plus grands ports industriels du monde. La ville de naissance de la chancelière Angela Merkel, mais aussi de Brahms et de Mendelssohn, a mis 10 ans à achever cette symphonie de brique, de verre et de métal en forme de voiles et de vagues, déposée sur un vieil entrepôt de brique rouge tout au bord de l’Elbe. Un chantier réalisé dans la controverse, pour un coût de 1,2 milliard de dollars — cinq fois le prix de la Maison symphonique de Montréal.

L’Elbphilharmonie (la Philharmonie de l’Elbe, en allemand) est la plus récente audace de Hambourg et la pièce maîtresse de la plus ambitieuse reconstruction en Europe actuellement : le réaménagement d’une partie abandonnée du port, étalée sur 1,5 km2, soit environ deux fois le quartier Griffintown, à Montréal. Mais là s’arrêtent les comparaisons. Car contrairement à Montréal, Hambourg a pris grand soin que le plan soit soutenu par une vision d’urbanisme.

Vue aérienne du quartier HafenCity. (Photo : mediaserver.hamburg.de / DoubleVision – doublevision.me)

Deuxième grande localité d’Allemagne, avec 1,8 million d’habitants sur 755 km(à peu près l’île de Montréal et Laval réunies), Hambourg est une ville portuaire depuis toujours, et c’est l’air du large qui l’anime. Depuis deux siècles, les grands chantiers y sont presque permanents. C’est qu’elle a dû être reconstruite deux fois — après le grand incendie de 1842, puis après les bombardements de 1943, qui ont fait plus de 40 000 morts. Les Hambourgeois expérimentent donc sans arrêt.

Lorsqu’il sera terminé, d’ici 2025 ou 2030, le quartier HafenCity (« ville portuaire », en germish, équivalent local du franglais) comptera 7 000 appartements résidentiels destinés à accueillir 14 000 habitants. Et il aura augmenté de près de la moitié la superficie du centre-ville. Dans la partie est, les canaux sont déjà bordés d’élégants bâtiments résidentiels conçus par des architectes célèbres, tels l’Américain Richard Meier ou le Français Philippe Starck. J’ai eu l’impression, en déambulant sur les quais, de me trouver dans une sorte de musée architectural vivant. HafenCity compte par ailleurs 500 entreprises déjà établies, mais aussi des parcs, des promenades piétonnières, des écoles et des organismes communautaires, et même une école d’architecture et de planification urbaine, l’Université HafenCity.

D’anciennes parties délaissées du port ont aussi été revampées. Dont la Speicherstadt (la ville des entrepôts), construite au XIXe siècle et maintenant classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Lardée de canaux où l’on chargeait encore les navires en 1990, elle est encombrée d’élégants entrepôts de style néogothique, qui abritent toujours les traditionnels marchands de tapis orientaux, mais aussi désormais des cafés et des musées. (Photo : mediaserver.hamburg.de / Ingo Bölter)

Plutôt que de laisser l’initiative aux grands promoteurs, comme ce fut le cas à Montréal, Hambourg a créé un OSBL, HafenCity Hamburg GmbH, qui a le dernier mot sur tout ce qui se construit. Il gère les appels d’offres, et les contrats sont attribués par un jury d’experts sélectionnés par l’organisme. Chaque projet doit satisfaire à une série de critères sur les plans social, environnemental, architectural. Par exemple, tous les immeubles résidentiels doivent avoir un rez-de-chaussée public — un magasin, par exemple — afin de favoriser la mixité entre résidences, commerces, bureaux, etc.

La Philharmonie de l’Elbe (que les Hambourgeois surnomment joliment « Elphi ») est un bel exemple de ce que HafenCity veut accomplir. Outre ses deux salles de concert, l’immeuble compte un restaurant quatre étoiles, 45 logements de grand luxe et une terrasse ouverte au public. Située au 8e étage, là où le nouveau bâtiment a été déposé sur l’entrepôt, la terrasse est un tribut à ce port colossal, deuxième en Europe, auquel Hambourg doit sa raison d’être, son esprit et son apparence. À près de 40 m au-dessus de l’eau, on peut admirer le ballet des porte-conteneurs géants et des grues-portiques. C’est en fait l’une des meilleures vues sur le port, qui occupe trois fois la superficie de celui de Montréal et reçoit 10 000 navires par an et 10 millions de conteneurs — sept fois plus qu’à Montréal.

Sur la plus célèbre artère de la ville, la Reeperbahn (rue des cordes), trônent depuis 2012 les Tours dansantes, un duo de gratte-ciels dont les lignes évoquent deux danseurs de tango. (Photo : Ullstein Bild / Getty Images)

« Nous sommes très inspirés par l’urbaniste torontoise Jane Jacobs » [NDLR : apôtre de la mixité urbaine], dit Susanne Bühler, directrice des communications de l’OSBL HafenCity Hamburg GmbH. « Nous voulons assurer une variété architecturale et sociale. » Cette approche, explique-t-elle, correspond à la mentalité des Hambourgeois. « C’est une culture sans froufrous qui affirme fortement ses valeurs démocratiques. »

Les Hambourgeois cultivent depuis longtemps un côté non conformiste, voire frondeur. C’est de chez eux qu’est parti le mouvement Greenpeace d’Allemagne, dans les années 1970 — le groupe exigeait le nettoyage de l’Elbe, considéré comme une poubelle à ciel ouvert. Construite par des armateurs, des marchands et des entrepreneurs, leur agglomération est l’une des plus riches d’Allemagne. Officiellement, elle s’appelle « Ville libre et hanséatique de Hambourg ». Ce n’est pas une coquetterie. Les Hambourgeois sont libres depuis 1189, lorsque l’empereur Frédéric Ier Barberousse a accordé à la cité le statut de ville franche, ce qui lui permettait de se joindre librement à la Hanse — une ligue de commerce maritime qui reliait Londres à Novgorod, au fond de la mer Baltique, et dont Hambourg était l’un des principaux centres.

Dans le quartier bohème de Sternschanze, un abri antiaérien de quatre étages en béton, surnommé « Le bunker », loge des magasins, des boîtes de nuit et une école de musique. (Photo : Emma Swann / Alamy)

Avec la Philharmonie, Hambourg vise un deuxième objectif : se transformer en destination culturelle européenne. « Nous voulons devenir un incontournable pour les touristes culturels du monde entier », dit Julia Bankus, de l’Office du tourisme.

En tant que ville musicale, Hambourg ne part pas de zéro. Son opéra, fondé en 1678, est le plus ancien d’Allemagne. La ville est la troisième destination mondiale, après New York et Londres, pour les comédies musicales. La programmation de l’Elbphilharmonie est suffisamment dense et éclectique — jusqu’à trois spectacles par jour de musique classique, poésie, big band ou musique populaire — pour croire que ce rêve est réalisable. Demandez à Kent Nagano, chef de l’Orchestre symphonique de Montréal. Pourquoi lui ? Il est directeur musical général de l’Opéra d’État et chef de l’Orchestre philharmonique d’État depuis 2015 !