La voix de Burhan Uluyol résonne sur une petite place près du Bosphore, dans un quartier périphérique d’Istanbul, comme tous les matins depuis décembre. Lorsqu’il n’est pas en train d’enseigner la finance à la prestigieuse Université Sabahattin Zaim, l’activiste d’une quarantaine d’années traverse la mégapole de plus de 15 millions d’habitants pour donner le rythme aux manifestations près du consulat chinois. Une centaine de Ouïgours reprennent en chœur les slogans que Burhan Uluyol crie dans un micro : « Stop au génocide », « Chine fasciste, dictatrice ». Tous réclament des nouvelles de membres de leurs familles restés dans la région du Xinjiang, en Chine, où cette minorité musulmane et turcophone est persécutée par le régime communiste. De nombreux automobilistes turcs klaxonnent au passage pour montrer leur soutien à la cause.
« Vous pouvez imaginer que, pour chaque famille représentée ici aujourd’hui, de trois à cinq personnes ont disparu en moyenne au Xinjiang », dit en anglais l’homme polyglotte, en désignant les photos que chacun des manifestants porte autour du cou. Ces personnes ont-elles été emprisonnées ? Torturées ? Sont-elles toujours en vie ? Lui-même a perdu toute trace de ses oncles, cousins et beaux-frères restés dans le Xinjiang.
Encouragée par la dénonciation ces derniers mois par certains États, dont le Canada, de la répression subie par les Ouïgours au Xinjiang, la diaspora en Turquie accentue la pression pour obtenir des réponses des gouvernements turc et chinois. Elle manifeste toutefois sur fond d’inquiétude depuis le rapprochement de ce pays, membre de l’OTAN, avec la Chine. Un traité entre les deux pays, ratifié par Pékin en décembre, pourrait même faciliter la déportation des Ouïgours vivant en Turquie.
« Nous voulons que le monde entende nos voix. Peut-être que la communauté internationale peut nous soutenir avec des législations [et des sanctions envers la Chine]. C’est peut-être de cette façon qu’on pourra faire cesser l’oppression », revendique Burhan Uluyol.
***
Bien loin du consulat, une odeur de brioches émane d’une pâtisserie ouïgoure au coin d’une rue du quartier Zeytinburnu. À l’intérieur, des femmes s’affairent à préparer des délices de leur mère patrie. Un peu plus loin, un magasin offre des tuniques traditionnelles et de petits chapeaux aux ornements chamarrés. Les commerces de ce genre sont courants dans le quartier, où vit une grande partie de la diaspora ouïgoure en Turquie, l’une des plus importantes populations hors du Xinjiang — environ 60 000 personnes, selon l’organisme Human Rights Watch.
Beaucoup sont arrivés durant les 10 dernières années pour terminer leurs études ou pour fuir la répression. Ils ont pris connaissance de l’escalade de celle-ci dans le Xinjiang au compte-gouttes, souvent par l’intermédiaire des informations révélées dans les médias.
Depuis des décennies, une certaine politique d’assimilation culturelle et religieuse a cours dans le Xinjiang. La sinisation de la région depuis les années 1950 a accru les tensions interethniques, les Ouïgours ayant le sentiment d’être des citoyens de seconde zone, ne disposant pas des mêmes droits et libertés que les Hans — le groupe ethnique majoritaire en Chine, de plus en plus présent dans le Xinjiang. Cette tension a culminé lors d’émeutes meurtrières en 2009, qui ont marqué un resserrement sécuritaire dans la région. Puis, en 2017, le système des camps de détention a été mis en place…
Selon différentes sources, les exactions commises par Pékin depuis 2017 sont nombreuses dans le Xinjiang : incarcération arbitraire et torture de plus d’un million de personnes dans les camps, travail forcé de plus d’un demi-million de personnes dans les champs de coton, stérilisation forcée de femmes, destruction des mosquées, technologies de surveillance aux quatre coins de la province, etc. En mars, un rapport du Newlines Institute for Strategy and Policy a conclu que la Chine avait violé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La Chine dément ces accusations et affirme que les camps sont des centres de rééducation visant à prévenir l’extrémisme religieux.
« J’ai quatre enfants et je m’inquiète pour ma sécurité, mais je dois me lever avec mon peuple, autrement la nation entière sera balayée par la Chine »
Burhan Uluyol
Pendant des années, les 82 millions de Turcs, à très forte majorité musulmane, ont accueilli les Ouïgours fuyant la Chine comme des frères. « Les Turcs considèrent les Ouïgours comme des parents et des coreligionnaires », observe Abdürreşit Celil Karluk, professeur de relations internationales à l’Université Hacı Bayram Veli, à Ankara. Le Xinjiang fait aussi partie du territoire d’origine des ancêtres nomades du peuple turc. Par leur langue, leur religion et leur culture, les 12 millions de Ouïgours ressemblent davantage aux Turcs qu’aux Hans.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, fier défenseur des musulmans sur la scène internationale, a longtemps été le seul politicien à dénoncer la répression des Ouïgours au Xinjiang. Dès 2009, il décrivait les actions commises dans cette région du nord-ouest de la Chine comme un génocide contre la minorité turcophone.
Or, depuis que la Turquie éprouve des problèmes économiques et que ses relations avec l’Occident battent de l’aile, le président Erdogan tait ses critiques virulentes. La république située aux confins de l’Europe et de l’Asie figure sur le tracé des nouvelles routes de la soie, ce mégachantier entrepris par le géant asiatique afin d’améliorer ses échanges commerciaux dans le monde. En 2018, la Turquie a reçu des prêts de 3,6 milliards de dollars de la Banque industrielle et commerciale de Chine pour effectuer des investissements dans les secteurs privé, public et bancaire.
En décembre dernier, lorsque les 100 millions de doses commandées du vaccin Sinovac contre la COVID-19 ont été livrées en retard et en quantité moindre que prévu, de nombreux membres de la diaspora ont craint que la Chine n’utilise le vaccin comme moyen de pression pour inciter la Turquie à entériner le traité, dernière étape pour que celui-ci ait force de loi. Ankara n’a pas encore annoncé sa décision concernant la ratification du traité.
Dans le quartier Zeytinburnu d’Istanbul, le cabinet de l’avocat Ibrahim Ergin fourmille d’activité. Un client raconte ses problèmes en arabe, aidé par un traducteur syrien. Dans la salle attenante, des migrants attendent pour leur consultation, sous le bruit incessant du photocopieur installé à la réception. Le spécialiste des droits de la personne court chercher une énième tasse de thé, avant d’ouvrir une épaisse reliure à anneaux réunissant les documents d’un client ouïgour menacé d’extradition. « S’il retourne en Chine, il est condamné [à mort] ; cinq témoins dans cette cause sont déjà morts dans les camps chinois », explique celui qui défend plusieurs Ouïgours. L’avocat observe que les ordres de déportation récents instillent la peur au sein de la diaspora.
« Lorsque j’embrasse mes enfants, je pense à ma sœur et à ma nièce. J’entends les témoignages de survivants et je ne peux pas dormir la nuit »
Medine Nazimi
Si jamais Ankara ratifiait le traité, ce dernier ne permettrait pas de déportations massives en raison de lois nationales et internationales, assure Ibrahim Ergin. Par contre, la Turquie pourrait devoir livrer les Ouïgours accusés de terrorisme. Or, la Chine a parfois une définition subjective du terrorisme. En novembre, par exemple, l’organisme Human Rights Watch a révélé des motifs passibles d’emprisonnement en Chine grâce à une fuite de documents : être né après 1980, ne pas avoir payé son loyer, pratiquer la polygamie, avoir eu des conversations avec des membres de sa famille dans des pays considérés comme « sensibles », dont la Turquie.
Des membres de la diaspora ont à ce jour monté 5 199 dossiers de Ouïgours de Turquie disparus dans des prisons ou des camps chinois au cours des dernières années. Parmi ces dossiers figure celui de la sœur de Medine Nazimi, une linguiste vivant en Turquie depuis 2009 avec son mari et ses deux garçons.
Medine Nazimi a beau avoir obtenu la citoyenneté turque, elle sent que sa sécurité est menacée. « Ma sœur aussi a la citoyenneté turque. Elle a étudié à l’Université d’Istanbul, puis elle est retournée en Chine pour prendre soin de notre mère. Je n’ai pas entendu sa voix depuis quatre ans », dit l’activiste, une larme au coin de l’œil.
Elle croit que sa sœur, qui a été amenée dans un camp pour des raisons nébuleuses, a été accusée de vivre en Turquie. Medine Nazimi a écrit au gouvernement turc et à l’ambassade turque en Chine pour réclamer des réponses, en vain. Elle ignore tout autant ce qui est arrivé à sa nièce, probablement amenée dans une famille han ou un établissement d’éducation chinois.
« C’est difficile de continuer de vivre une vie normale. Lorsque j’embrasse mes enfants, je pense à ma sœur et à ma nièce. J’entends les témoignages de survivants et je ne peux pas dormir la nuit », confie-t-elle en se référant notamment à une enquête de la BBC ayant révélé des viols systématiques de femmes dans les camps.
L’activiste réfléchit à voix haute en regardant les eaux brillantes de la mer de Marmara depuis un parc en bordure de l’eau : « Les gens qui étudient en Turquie sont-ils considérés comme des terroristes ou sont-ils accusés de séparatisme ? Il y a des Ouïgours qui ont fait leur maîtrise ou leur doctorat en Turquie et qui sont maintenant dans des camps de concentration pour 10 à 20 ans. » Avec d’autres membres de la diaspora, Medine Nazimi a tenté de remettre les 5 199 dossiers aux autorités chinoises, qui ont refusé de les examiner.
De la même façon, la liberté d’expression des Ouïgours semble reculer en Turquie. En janvier, le témoignage d’une membre de la diaspora invitée au Parlement par la chef d’un parti d’opposition a été censuré à la télévision. En février, des Ouïgours ayant manifesté face au consulat chinois d’Ankara ont été confinés à domicile pendant quelques jours. En mars, des marcheuses activistes ont été ramenées trois fois à leur point de départ par des policiers avant que leur groupe puisse atteindre sa destination.
Malgré tout, la mobilisation ouïgoure ne s’éteint pas près du consulat chinois d’Istanbul, où Burhan Uluyol prend son micro pour crier à l’injustice. « J’ai quatre enfants et je m’inquiète pour ma sécurité, mais je dois me lever avec mon peuple, autrement la nation entière sera balayée par la Chine », dit le militant, la voix éraillée après avoir tant crié.
Cet article a été publié dans le numéro de juillet-août 2021 de L’actualité.