Le combat des agricultrices de la bande de Gaza

Pour produire fraises, tomates et blé, elles affrontent les préjugés sexistes, mais aussi les changements climatiques, le manque de moyens financiers, la pénurie de terres cultivables… et les bombes. Un photoreportage de Fabrice de Pierrebourg.

Jazia Felfel dans ses rangées d’épis de maïs. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Chaque matin à 7 h, beau temps, mauvais temps, guerre ou pas, Jazia Felfel est déjà au travail, le dos courbé, les mains dans la terre, au milieu de ses rangées d’épis de maïs, de fraises ou de concombres, à Beit Lahiya, dans le nord de la bande de Gaza.

Depuis 50 ans, cette septuagénaire aux traits burinés par le temps et le soleil trime dur, comme des milliers d’autres femmes palestiniennes, pour « nourrir son peuple ». Et sa famille. Un métier « gratifiant », mais « de plus en plus difficile », à cause, énumère-t-elle, de la crise économique, des effets néfastes des changements climatiques, de la raréfaction de l’eau douce au fond des puits et de la pollution accélérée de la nappe phréatique par les infiltrations d’eau de la mer toute proche. Mais ce qui l’angoisse plus que tout, ce sont les bourdonnements incessants des drones de surveillance israéliens au-dessus de sa tête.

La hantise d’être touchée par un tir ou un missile venu du territoire israélien, qui commence à un kilomètre de sa terre, fait partie du quotidien de cette agricultrice au regard déterminé. « Travailler dans les champs est toujours dangereux », dit Jazia Felfel.

Gaza vit en effet dans un état de guerre perpétuel. Et sous blocus terrestre, aérien et maritime, imposés par Israël en réaction à la prise du pouvoir, il y a 15 ans, par le mouvement islamiste Hamas, cette organisation considérée comme terroriste par Israël et la plupart des pays occidentaux, dont le Canada.

Près de 2,3 millions de personnes, pour la plupart des descendants des réfugiés d​u conflit israélo-arabe de 1948, et à forte majorité musulmane, s’entassent ainsi sur cette bande côtière de quelque 10 km de large, au plus, sur 40 km de long, soit l’équivalent des trois quarts de l’île de Montréal. Une enclave coincée au pied des clôtures sécurisées qui la séparent d’Israël et de l’Égypte. Même la mer n’est pas un symbole de liberté infinie : elle est verrouillée par la marine israélienne jusqu’à trois à six milles nautiques du rivage, au grand dam des pêcheurs locaux. Alors les Gazaouis se contentent de rêver à un avenir meilleur au soleil couchant, assis sur le sable, en regardant leurs enfants sauter dans les rouleaux fougueux qui se succèdent sur la plage. De rares moments où ils peuvent évacuer le stress des bombardements. Et la misère.

La situation économique et sociale est en effet catastrophique. Selon l’ONU, on dénombre à Gaza plus de 60 % de chômeurs, tandis que 65 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. La plupart ne peuvent pas sortir de l’enclave. Une population pauvre, donc, mais qui doit manger.

Malgré ces conditions difficiles, du nord au sud, des agriculteurs continuent de défier les guerres, les changements climatiques et la crise économique. Moins nombreuses que les hommes, les femmes qui cultivent la terre font face aux mêmes écueils, sont animées de la même volonté de nourrir leur peuple, mais pour elles se présente un défi supplémentaire : combattre les traditions conservatrices. L’actualité est allé à la rencontre de certaines de ces agricultrices en mai, quelques jours après le cessez-le-feu suivant la plus grave escalade récemment survenue entre des groupes armés palestiniens et Israël. 

Sur les 13 420 exploitations de Gaza consacrées exclusivement à la culture de fruits, légumes et autres plantes, près d’un millier (et jusqu’à 2 500 si l’on ajoute celles qui seraient non enregistrées officiellement), de toutes tailles, sont gérées ou cogérées par des femmes fières du rôle qu’elles jouent, contre vents et marées, dans la quête de souveraineté alimentaire. Les femmes gazaouies forment aussi quelque 20 % à 30 % de la main-d’œuvre de ce secteur. 

L’agriculture ne représente que 8,5 % de l’économie de Gaza, mais c’est le pilier de la sécurité alimentaire. Un quart du territoire, soit 88 km2, est cultivé. Ces terres arides et gourmandes en eau sont majoritairement situées dans le Nord et l’Est, en dehors des zones urbaines, lesquelles sont concentrées le long de la mer. Il en faudrait le double pour atteindre l’autosuffisance, a calculé le ministère de la Planification. Un objectif utopique en raison de la croissance démographique constante, au rythme de 3 % par an, qui augmente les besoins en plus d’accélérer l’urbanisation aux dépens des terres cultivables, mais aussi des restrictions israéliennes sur des terres cultivables…

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Dans sa serre près de Khan Younès, petite ville du sud de Gaza, aux confins d’Israël et de l’Égypte, Hanadi Mahanna, 39 ans, contemple avec un mélange de désespoir et de colère ses plants de tomates jaunis et ratatinés tombés au sol.

Cloîtrée dans sa maison durant les cinq jours du dernier conflit, en mai, elle n’a pas pu sortir pour irriguer ses plantations. « Je viens de perdre 500 shekels israéliens [675 dollars] et je vais devoir tout arracher puis attendre pendant deux mois que le sol se repose avant de pouvoir planter de nouveaux pieds », déplore-t-elle. 

Le petit coin de paradis que Hanadi et son père, Abou Hani, imposant tant par sa stature que par la chaleur de son accueil, se sont bâti au fil des années au milieu des oliviers n’est situé qu’à un kilomètre de la clôture séparant Gaza d’Israël. « Nous sommes effrayés même lorsque nous travaillons dans notre jardin. On ne sait jamais à quoi s’attendre avec les Israéliens », intervient le père, petite tasse de café à la main. La semaine précédente, une maison à proximité a été bombardée. Et un de leurs voisins est paralysé depuis qu’il a reçu une balle dans le dos dans son champ en 2014.  

Hanadi Mahanna a perdu ses plants de tomates lors du conflit de mai 2023. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

À Gaza, la guerre n’est pas une exception. Elle est presque devenue banale. Et la mort aussi. On dénombre 12 conflits depuis 2005, dont deux en à peine 10 mois entre août 2022 et mai 2023. Chaque « escalade », mot employé à Gaza pour évoquer les conflits armés, entraîne son lot de drames humains et de dommages matériels.

Selon les autorités locales, près de 450 familles se sont retrouvées à la rue après la destruction totale ou partielle de leur logement lors du plus récent conflit. Des frappes qualifiées par Israël de « ciblées », car visant, affirmait-on, des officiels du Jihad islamique palestinien (JIP), groupe armé nationaliste révolutionnaire soutenu par l’Iran. Ou parce que les cibles, toujours selon Israël, étaient des installations utilisées comme postes de commandement ou comme lieux de stockage ou de lancement de roquettes. 

La vie est de moins en moins rose pour la famille Mahanna, affectée par des revenus qui n’en finissent plus de baisser, sous la pression des grossistes et des consommateurs, et par les dérèglements climatiques qui lui causent du souci en bouleversant les périodes de plantation et en nuisant à sa production d’olives.

Aux alentours, les voisins, qui ont choisi de planter du tabac, semblent mieux lotis. Mais cette culture « rentable et nécessitant peu de travail » désole les Mahanna, car elle est moins utile que le blé ou tout autre produit qui « profite vraiment » à la population.

Depuis 2019, Hanadi Mahanna s’est d’ailleurs lancée dans un audacieux projet de banque de semences locales, certaines menacées de disparition : bien qu’adaptées aux conditions rudes du terrain, elles sont remplacées petit à petit par des semences industrielles et transgéniques importées. Ses pots en plastique transparent remplis de graines séchées de légumes (tomates, poivrons, melons, lentilles, etc.) et de céréales (blé, maïs, etc.), alignés sur des étagères, sont donc sa contribution à la souveraineté alimentaire de Gaza.

À quelques kilomètres de là, Sheren Aba Mansi et son mari, Mohamed, tiennent à nous montrer les panneaux solaires qu’ils venaient d’installer sur le toit d’un petit bâtiment abritant le puits utilisé pour l’irrigation de leurs plantations de tomates et de poivrons. Le souffle de l’explosion d’une bombe, tombée sur une maison située à une centaine de mètres, a fissuré la surface vitrée et rendu inopérant le système qui alimentait en électricité la pompe du puits.

Dans la même région, chez Basimah et Azmi Mosabbeh, le plastique de la serre de plusieurs centaines de mètres carrés contenant des plants de tomates cerises a été percé quelques jours plus tôt par la retombée d’éclats de projectiles du « Dôme de fer », le système israélien de défense aérienne et d’interception des roquettes lancées depuis la bande de Gaza. « Nous sommes souvent découragés, mais nous n’avons pas d’autre choix que de continuer. L’agriculture est notre seul métier et notre seule source de revenus », lâche Basimah, 58 ans, mère de huit enfants, diplômée universitaire en langue arabe qui rêvait, plus jeune, d’être enseignante. 

Basimah et Azmi Mosabbeh dans leur serre. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Les restes de missiles intercepteurs israéliens et de roquettes tirées par leurs compatriotes, en abîmant leur serre, ajoutent aux soucis financiers qui s’accumulent pour les deux conjoints, agriculteurs depuis une trentaine d’années. L’augmentation des coûts du matériel, des engrais et des traitements fongiques plombe de plus en plus le budget. Au point que le couple n’arrive plus à payer les travailleurs temporaires employés pour récolter ses tomates. 

Du nord au sud de Gaza, le même spectacle de désolation se répète après chaque affrontement. Des maisons effondrées. Des années de vie écrasées sous des dalles de béton empilées comme les couches d’un millefeuille.

Un immeuble détruit en mai par un bombardement israélien. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Le danger est omniprésent pour les personnes qui travaillent dans les champs à portée de tir des soldats israéliens de faction aux postes de guet. En mai 2021, pas moins de 15 agriculteurs et agricultrices ont été tués dans leurs exploitations, soutient Adham al-Bassiouni, responsable du ministère palestinien de l’Agriculture pour la région nord. Rien que parmi les exploitations agricoles gérées par des femmes, près de la moitié auraient été endommagées ou détruites lors de ce conflit.

En plus du danger, environ 25 % des terres de bonne qualité ne peuvent pas être cultivées, poursuit Adham al-Bassiouni, à cause des restrictions israéliennes imposées pour des motifs de sécurité, depuis le début du blocus, sur une zone tampon qu’il estime à 300 m de large. Les personnes qui s’y aventurent pour travailler ou manifester risquent d’y laisser leur peau. 

Au cours d’invasions terrestres passées, l’armée israélienne a aussi rasé avec des bulldozers nombre de plantations limitrophes, jugées trop proches, en particulier des champs d’oliviers. Et elle y pulvérise régulièrement des herbicides. « Avant la seconde intifada [soulèvement] en 2001, nous étions autosuffisants et produisions assez de fraises, de citrons et même de fleurs pour en exporter, affirme Adham al-Bassiouni. Maintenant, notre situation est difficile. Nous devons préserver assez de fermes pour nourrir les gens et en même temps trouver de nouveaux espaces pour les loger. L’occupation [israélienne] est notre premier obstacle à l’autosuffisance », conclut, lapidaire, le haut fonctionnaire.

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Samaher Shaheen, 39 ans, est relativement épargnée parce que sa terre est loin des clôtures. Lors de notre rencontre, la mère de deux jeunes enfants se préparait à moissonner son petit champ de blé aux épis dorés, dans le sud de la bande de Gaza.

Diplômée en administration des affaires, elle s’accroche depuis 2006 à sa passion pour l’agriculture malgré les multiples sacrifices et embûches. Sa maison et ses champs ont été rasés en 2014 lors d’une opération terrestre de Tsahal, l’Armée de défense d’Israël. Puis les poulets qu’elle élevait pour subvenir à ses besoins en attendant de pouvoir repartir à zéro ont été dévorés par des chiens errants.

Aujourd’hui, ses plantations de blé et de zaatar (herbe aromatique) ainsi que ses quelques moutons lui procurent les revenus « juste nécessaires pour vivre dans la dignité, être indépendante financièrement, sans rien demander aux autres ». Pour rien au monde Samaher ne travaillerait dans un bureau où elle pourrait pourtant espérer une certaine sécurité financière. Se rendre dans son champ, même à l’aube, pour tailler ses arbres fruitiers, nourrir ses animaux, tout cela ne lui apporte que du bonheur, nous dit-elle, les yeux pétillants.

Samaher Shaheen dans un champ de blé. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Drapée dans sa longue robe noire ornée de délicates broderies fleuries, elle montre avec fierté les jeunes pêchers, déjà alourdis par des fruits, qu’elle a plantés autour de sa maison. Puis elle s’appuie en silence sur une barrière rudimentaire pour observer ses moutons dévorer goulûment du fourrage dans leur enclos.

Si son rêve d’acheter une autre parcelle pour accroître son activité est inatteignable en raison du coût (environ 65 000 dollars pour 1 000 m2), elle a toutefois pu compter sur l’aide financière de la Plateforme d’agriculture urbaine et périurbaine de Gaza (GUPAP) pour la construction d’une clôture autour de son champ ainsi que d’un système d’irrigation. L’organisme non gouvernemental fondé en 2013, soutenu notamment par le Canada, a pour mission de contribuer au développement de l’agriculture, et en particulier d’épauler et fédérer les cultivatrices, les aider à professionnaliser leur métier. Samaher Shaheen, elle, a déjà un autre projet en tête : bâtir une serre et se lancer dans la culture de tomates et de concombres.

Alaa Abu Jayab, coordonnatrice de la GUPAP, constate qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour les femmes entrepreneuses en agriculture. « L’acceptabilité sociale est loin d’atteindre un niveau idéal ici », se désole Hanadi Mahanna, l’agricultrice de Khan Younès. Dans cette société conservatrice, les obstacles ne manquent pas à toutes les étapes, que ce soit pour obtenir du financement, accéder à la propriété, jusque dans les relations au quotidien avec des fournisseurs, grossistes, etc. 

Entre deux bouchées de melon, Samaher Shaheen, qui représente 25 agricultrices de son quartier au sein de la GUPAP, évoque aussi les petits commentaires insidieux qu’elle entend régulièrement dans le cadre de son travail, et même de la part de son entourage : « “Pourquoi travailles-tu ? Pourquoi tu ne restes pas plutôt à la maison ?” J’ai une famille à nourrir, alors je me moque de ce que les gens disent, poursuit-elle. Mais il y a un véritable problème de reconnaissance. Nous devons toujours faire davantage nos preuves que les hommes, être plus fortes. »

Malgré tous les efforts déployés, le blé produit localement par des agriculteurs comme Samaher Shaheen ne couvre que 2 % des besoins des Gazaouis en farine, pour le pain essentiellement.  

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Dans les allées du marché al-Zawiya, dans le vieux quartier de la ville qui a donné son nom à l’enclave, les étals des commerçants croulent sous les montagnes de légumes et de fruits. Les clients ont l’embarras du choix : tomates d’un rouge éclatant, aubergines bien fermes, pêches juteuses, fines herbes… Cette abondance cache toutefois une dépendance au puissant voisin israélien, mais aussi à l’Égypte, spécialement pour les fruits (80 000 tonnes importées par an). « En ce moment, seuls mes melons, pastèques, épis de maïs et fraises proviennent d’exploitations de Gaza, 95 % de mes produits sont importés d’Israël », dit Mohammed El Betar, un vendeur. 

Une grande partie des fruits et légumes à vendre dans les marchés de Gaza dépendent de l’offre en provenance d’Égypte et d’Israël. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Alaa Abu Jayab, la coordonnatrice de la GUPAP, croit que les Gazaouis ont le pouvoir d’inverser la tendance. « On ne maîtrise pas la pluie, la COVID-19 ou les guerres. Mais il y a des choses que l’on peut changer pas à pas dans notre société pour espérer atteindre notre autosuffisance alimentaire. C’est à nous de décider ce que l’on consomme. »

Gaza réussit tout de même à exporter chaque année près de 60 000 tonnes de légumes (pommes de terre, aubergines, tomates, etc.) vers la Cisjordanie et les pays du Golfe, ainsi que des fraises vers l’Europe.

Quelques dizaines de mètres plus loin, Jihad, 26 ans, vend des légumes provenant de Gaza, en particulier des concombres, tomates et pommes de terre. Seuls ses fruits sont importés. C’est plutôt la situation économique qui le préoccupe dans l’immédiat. Ses clients, constate-t-il, se serrent plus la ceinture, même si ses produits sont bon marché. « Parfois je dois vendre au rabais, je liquide même mes tomates à 1,5 shekel [55 cents] le kilo pour ne pas les jeter. »

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Gaza est la terre de tous les contrastes. Sur les routes, des automobiles flambant neuves et des taxis jaunes usés jusqu’à la corde zigzaguent et klaxonnent entre des charrettes tirées par des ânes faméliques aux réactions intempestives et des chevaux trottant sur l’asphalte bouillant. Le soir, des cafés et des salles de mariage clinquantes alignés sur le front de mer du centre-ville s’animent, au milieu des effluves des narguilés et des épis de maïs cuits sur la braise. Mais à quelques minutes de là, la misère saute aux yeux dans l’étroit labyrinthe du camp d’al-Shati, un ghetto déshérité d’à peine un demi-kilomètre carré, où s’entassent des centaines de familles de réfugiés palestiniens expulsés d’Israël à la fin des années 1940. 

Le front de mer du camp d’al-Shati. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Les Gazaouis qui bénéficient d’un permis de travail octroyé par Israël (environ 17 000), après un long processus bureaucratique et sécuritaire, font figure de privilégiés. Ces travailleurs transfrontaliers, employés majoritairement dans le bâtiment et l’agriculture, injectent près de 27 millions de dollars par mois dans l’économie locale. Une vraie manne, qui se tarit cependant lors des affrontements avec Israël, ceux-ci entraînant de facto le verrouillage du point de passage « frontalier ». Ces travailleurs peuvent gagner de 135 à 270 dollars par jour. Rien à voir avec les 270 à 400 dollars mensuels que peut espérer empocher un ouvrier à Gaza. Ni avec les 120 dollars versés comptant tous les mois par le Qatar, habituel bailleur de fonds de l’enclave, aux familles les plus défavorisées.

Dans sa serre désormais trouée, Basimah Mosabbeh va produire comme chaque année environ six tonnes de petites tomates savoureuses qu’elle tient à nous faire goûter, mais aussi des concombres et des melons. Des plantations gourmandes en eau. Mais celle-ci se fait de plus en plus rare à Gaza, se désole-t-elle. Alors son mari et elle ont créé un système de récupération de l’eau de pluie à l’aide de gouttières judicieusement placées le long du creux des toiles en plastique de leur serre, installation qui comble pour l’instant 20 % de leurs besoins en eau. Le reste est extrait de leur puits. Mais pour combien de temps ?

À l’extrême nord, à Beit Lahiya, Jazia Felfel constate concrètement elle aussi les effets néfastes des changements climatiques. Des niveaux de pluie plus faibles en hiver et des étés « de plus en plus secs » et chauds compromettent entre autres sa production de fraises.

Terre agricole à Beit Lahiya, ville gazaouie la plus près de la frontière israélienne. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

La Banque mondiale, qui finance des initiatives locales liées à l’eau et aux changements climatiques, a chiffré entre 20 % et 30 % la baisse du volume des précipitations annuelles depuis 2015 sur ce territoire, ce qui a un impact direct sur la capacité de recharge naturelle de la nappe phréatique. Une réserve d’eau douce indispensable, déjà surexploitée par des pompages intensifs du secteur agricole ainsi que pour les besoins domestiques grandissants, en raison de la croissance démographique.

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, cette nappe phréatique, dont le niveau d’eau douce est au plus bas, est contaminée par l’infiltration de nitrates provenant des cultures et surtout par l’eau salée de la Méditerranée, « qui remplit le vide », explique Riyad Junina, directeur du bureau de Gaza du Groupe hydrologique palestinien, une ONG qui se consacre depuis 1987 au développement et à la protection des ressources hydriques et environnementales.

La salinisation de l’eau la rend impropre à la consommation et même dangereuse pour la santé, dit-il, car elle dépasse allègrement tous les standards de l’OMS. En particulier le taux de chlorure, qui peut atteindre 2 000 mg/litre, soit huit fois la norme acceptable. Si bien que, désormais, à peine 10 % des Gazaouis ont accès à de l’eau potable coulant de leurs robinets ou provenant de leur puits. Les autres doivent remplir des citernes posées sur les toits plats avec de l’eau plus ou moins bien dessalée, achetée à des fournisseurs privés.

La situation n’est pas plus enviable pour les agriculteurs, les producteurs de fraises, par exemple, qui doivent condamner leur puits gorgé de cette eau empoisonnée et sont contraints eux aussi d’acheter des milliers de mètres cubes d’eau douce pour arroser leurs cultures.

« Cette crise de l’eau, aggravée par les attaques israéliennes répétées contre nos infrastructures, y compris d’assainissement, va empirer », souligne Riyad Junina.

Utiliser le peu de ressources en eau potable pour l’irrigation devient un non-sens, estime cet expert. L’une des solutions durables réside dans la construction d’usines de traitement des eaux usées, comme celle bâtie dans la région de Jabalia, dans le Nord-Est, au pied de la clôture israélienne. « Nous voulons convaincre les agriculteurs de tous les bénéfices qu’ils peuvent tirer de cette vaste quantité d’eau recyclée, offerte à un coût minime, pour leurs oliveraies, palmeraies, etc. », précise Mohammed Rehan, chef de projet au Service des eaux palestinien.

Mohammed Rehan nous fait visiter avec fierté cette installation financée par des fonds étrangers, dont la Banque mondiale et l’Union européenne, et alimentée en partie à l’énergie solaire pour contrecarrer les nombreuses interruptions de courant qui touchent le territoire.

Coincée entre un cimetière, des champs d’oliviers et la clôture israélienne, l’usine traite chaque jour 36 000 m3 d’eaux usées, auparavant rejetées dans la mer, qui sont désormais réinjectées dans la nappe phréatique. Et dès la fin de l’été, elle devrait fournir de l’eau, facturée 25 cents le mètre cube, à 1 300 exploitations agricoles de la région, en majorité des producteurs d’olives et de citrons, grâce à un nouveau réseau de canalisations, assorties de compteurs, qui serpentent au milieu des champs.

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En ce milieu d’un vendredi après-midi de la mi-mai, des milliers d’hommes, femmes et enfants convergent sous un soleil caniculaire vers un vaste terrain au centre de Gaza. L’espace est déjà envahi par une foule exubérante qui chante et brandit des drapeaux. Beaucoup ont les yeux tournés vers une estrade sur laquelle se tiennent, impassibles, des combattants armés avec à leurs pieds diverses pièces d’équipement, dont un mortier, des lance-roquettes, des filets de camouflage et des sacs de sable. Sur le toit d’un immeuble tout près, on aperçoit un tireur d’élite, arme de précision pointée vers les spectateurs.

Ceux qui n’ont pas la chance d’être aux premières loges, en avant, regardent attentivement les écrans géants qui retransmettent les images de l’entrée en scène, à la file et d’un pas décidé, de quelques dizaines d’hommes en tenue de combat, cagoule noire sur la tête, certains équipés d’un lance-missiles sol-air portatif.

Hommage rendu par le Jihad islamique palestinien aux « martyrs » morts une semaine plus tôt dans des affrontements avec Israël. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Ce grand déploiement guerrier réglé minutieusement a été organisé par le Jihad islamique palestinien pour rendre hommage aux « martyrs » morts au cours de son plus récent affrontement avec Israël, moins d’une semaine plus tôt. Trente-trois personnes, commandants du JIP et civils, dont trois enfants, ont été tuées lors des frappes de l’armée israélienne pendant les cinq jours de combat.

À une quinzaine de kilomètres de là, à Beit Lahiya, Jazia Felfel et son mari triment sans relâche pour nourrir leur famille et doivent se résigner à s’endetter, « même pour acheter de l’engrais ». À l’ombre de sa pergola couverte de vigne, en attendant de retourner bichonner ses plants de maïs et de concombres, l’agricultrice ne peut s’empêcher de songer aux jours plus heureux, 20 ans auparavant, lorsque les cultivateurs comme eux avaient les moyens de « se bâtir de belles maisons et d’offrir une bonne éducation à [leurs] enfants ». Une époque révolue. 

Ce reportage a été réalisé avec la collaboration d’Aysar Naserallah et grâce au soutien du Fonds québécois en journalisme international (FQJI).

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