Le Noir qui murmure aux oreilles du KKK

Depuis plus de trente ans, le musicien Daryl Davis pousse les membres du Ku Klux Klan à quitter l’organisation de suprémacistes blancs. Pour lui, les manifestations antiracistes actuelles représentent un tournant historique.

Crédit : L'actualité

«Comment pouvez-vous me haïr si vous ne me connaissez pas ? » C’est la question qui a guidé Daryl Davis presque toute sa vie. Elle a poussé ce musicien noir de 62 ans, qui a accompagné au piano des légendes comme B.B. King et Jerry Lee Lewis, à se lancer dans une activité parallèle surprenante : contacter des membres du groupe suprémaciste blanc, le Ku Klux Klan (KKK), ceux-là mêmes qui voient les Noirs comme appartenant à une race inférieure. Directement ou indirectement, l’artiste assure avoir amené quelque 200 membres à quitter l’organisation. Ce travail de longue haleine suscite aujourd’hui un regain d’intérêt alors que le débat sur le racisme systémique enflamme les États-Unis. « Les médias disent de moi que je convertis ces gens-là. Or, ce n’est pas mon approche. Je ne fais que discuter avec eux et leur donner une raison de remettre en question leurs croyances. Je crée l’élan qui va les faire réfléchir, confie-t-il de sa voix grave à L’actualité.  Le racisme est un processus appris. Je les aide à le désapprendre. »

Né à Chicago, Daryl Davis a grandi loin du racisme. Grâce à son père fonctionnaire au sein du Département d’État américain, il partage son enfance entre plusieurs pays et cultures. « On voyageait dans un pays différent tous les deux ans. Dans les années 1960, j’étais dans des écoles internationales où il y avait de la diversité. Tout le monde s’entendait bien », dit-il. Mais quand il rentre chez lui, aux États-Unis, dans un pays où règne encore la ségrégation, c’est une autre histoire. « Aux États-Unis, il y avait des écoles noires et des écoles blanches. J’avais l’impression d’avoir été 10 ans dans le futur à l’étranger. Je ne connaissais pas le racisme. J’étais naïf. »

Il découvre le racisme à l’âge de 10 ans, quand il participe à un défilé de scouts dans la ville de Belmont (Massachusetts) en hommage à Paul Revere, figure locale de la révolution américaine. Seul Noir du groupe, Daryl Davis porte la bannière de la troupe. En marchant avec ses camarades, il devient la cible de jets de pierres. Le groupe le protège, et on lui dit de ne pas s’inquiéter. Lui ne comprend pas ce qu’il se passe. Il se demande même pourquoi ces gens détestent tellement les scouts ! C’est en rentrant chez lui que ses parents, le voyant salement amoché, lui « expliquent le racisme ». « Ils m’ont fait asseoir. Je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient. Ils me racontaient que certaines personnes n’aimaient pas les autres à cause de leur couleur de peau. Je ne pensais pas que c’était possible. J’avais toujours eu de bonnes relations avec les Blancs dans ma jeunesse. Si cela n’avait pas été le cas, j’aurais sans doute réagi différemment. » Le 4 avril 1968, le leader des droits civiques Martin Luther King Jr. est assassiné à Memphis. Le pays s’embrase. Et Daryl Davis comprend que le racisme est une réalité. « J’ai commencé à me poser la question : pourquoi devient-on raciste ? Pourquoi me haïssent-ils alors qu’ils ne me connaissent pas ? Je devais trouver une réponse. J’ai lu beaucoup de livres sur le suprémacisme blanc et noir, sur le KKK, sur l’antisémitisme… Aucun ne m’a apporté de réponse », raconte-t-il.

Il va avoir l’occasion d’en obtenir en 1983, à l’issue d’un concert qu’il donne avec son groupe dans l’État où il vit toujours, le Maryland. Un homme blanc vient le voir pour le féliciter après sa performance. Ils commencent à discuter. Au bout de quelques minutes, il lui dit qu’il appartient au KKK. Daryl Davis s’esclaffe. Son interlocuteur lui montre sa carte de membre. L’artiste retrouve son sérieux. Après tout, personne n’est mieux placé que cet homme pour répondre aux questions qui le taraudent depuis des années.

« Je n’avais aucune arme, à part mes connaissances approfondies du KKK. Je savais que c’était une situation dangereuse. »

De fil en aiguille, Daryl Davis va se lier d’amitié avec lui. Mais le musicien veut en savoir plus. Il convainc son nouvel ami de lui donner le numéro de téléphone de Roger Kelly, le « Grand Dragon » (leader) du KKK dans le Maryland. L’homme recommande à Davis de ne pas le contrarier, car Kelly risquerait de le tuer. Le musicien décide tout de même de solliciter un rendez-vous avec lui, prétextant la préparation d’un livre sur le « Klan »… sans préciser qu’il est Afro-Américain. « J’ai demandé à ma secrétaire de l’appeler pour fixer le rendez-vous, car il aurait deviné la couleur de ma peau par ma voix. Je voulais aussi qu’il soit surpris par le fait que je suis Noir pour que la conversation, si elle avait lieu, soit spontanée », se souvient-il. Le jour de la rencontre, Daryl Davis ressent une certaine nervosité. « Je ne savais pas à quoi m’attendre. Je n’avais aucune arme, à part mes connaissances approfondies du KKK. Je savais que c’était une situation dangereuse », dit-il. À la grande surprise de Daryl Davis, Roger Kelly, venu avec un garde du corps, accepte de se prêter à l’entretien après un début tendu. La rencontre dure trois heures. « Il était curieux de moi, j’étais curieux de lui. Nous nous sommes serré la main à la fin. »

Petit à petit, une amitié se forge. Roger Kelly l’invite chez lui, sans son garde du corps, et va jusqu’à le convier à des cérémonies du KKK, en présence de personnes vêtues de tuniques blanches et de capuches pointues, le costume traditionnel des membres du groupe. « Je n’avais pas peur, assure-t-il, car c’est une organisation paramilitaire. Ils obéissent à une chaîne de commandement. À partir du moment où le leader dit quelque chose, on lui obéit. J’étais protégé par cela. »

Ses centaines de rencontres avec des membres du KKK ne se sont pas toujours bien passées. Il a parfois été victime de violence physique ou verbale. Mais quand certaines personnes veulent bien discuter avec lui des racines de leurs croyances racistes, Daryl Davis fait plus que de simplement poser des questions. « Une fois que nous nous connaissons bien, je les invite chez moi pour qu’ils rencontrent des juifs, des gais et d’autres Noirs, pour qu’ils voient que je ne suis pas une exception », explique-t-il. Dans de nombreux cas, les Klansmen qui décident de quitter l’organisation lui remettent leur tenue. Sa première « remise » s’est faite dans l’appartement d’un membre qui l’avait invité spontanément en le rencontrant à la sortie d’un tribunal. « Je ne me sentais pas rassuré. Je me suis demandé si c’était une embuscade. Je n’avais pas pu dire à ma secrétaire où j’allais, comme je le faisais d’habitude. » Sur place, l’homme lui dit qu’il veut quitter le KKK et qu’il va jeter son costume à la poubelle. « J’ai ressenti le besoin qu’il me remette l’uniforme, je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais respecté ce genre de choses, mais on ne détruit pas l’histoire. Il me l’a donc donné. »

Il entend ouvrir un musée avec toutes les tenues qu’on continue de lui remettre aujourd’hui, y compris celle de Roger Kelly, qui a fini par abandonner le Klan en disant à Daryl Davis qu’il ne savait plus pourquoi il n’aimait pas les Noirs avant de le rencontrer. Il ne fait aucun doute que les manifestations qui ont lieu dans tous les États-Unis depuis la mort de George Floyd, un Afro-Américain tué fin mai par un policier blanc qui s’est agenouillé sur son cou à Minneapolis, apporteront de l’eau à son moulin. « C’est la chose la plus importante qui s’est produite pour la communauté afro-américaine aux XXe et XXIe siècles. Nous n’avons pas tourné de pages de l’histoire depuis Martin Luther King Jr. et l’élection de Barack Obama. Aujourd’hui, nous en tournons une, même si c’est traumatisant, estime-t-il. Nous ne sommes pas encore au bout du livre, mais un nouveau chapitre s’annonce. »

Les discussions avec des personnes ouvertement racistes dans une ère où les divisions sont amplifiées par le climat politique tendu et les réseaux sociaux ne sont-elles pas plus difficiles aujourd’hui par rapport à il y a 20 ans, quand Daryl Davis a sorti son livre Klan-destine Relationships, sur ses expériences avec le KKK ? L’intéressé ne le pense pas. « Que ce soit sur les questions raciales, le changement climatique, l’avortement ou Donald Trump, il faut se renseigner le plus possible sur l’autre camp pour pouvoir parler intelligemment », dit celui qui se targue parfois d’en savoir plus sur l’organisation que les membres eux-mêmes. « Laissez-les vous attaquer et défendez-vous, conclut-il. Mais ne les attaquez pas, car c’est à ce moment-là que les murs se dressent. Or, ils doivent rester abaissés pour espérer changer les esprits. »

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Je ne vous connaissais pas, mais maintenant je vous admire. Je vais faire ma part et juste poser des questions quand une amie, une connaissance ou un collègue va passer des commantaires négatifs sur un humain d’une autre couleur de peau…….juste pour savoir sur quelle croyance est basée son avis…..juste pour semer la graine du doute en lui.