Le silence est total, brisé seulement par les soupirs du propriétaire de la barque, qui tente de réparer son hors-bord crasseux. Il y a plus d’une heure que nous sommes au milieu du canal des Vents, entre l’île de la Tortue et la Grande Terre, comme on appelle ici Haïti. Il commence à se faire tard, et les méduses dansent dans l’eau sombre, infestée de requins. Écoeuré, un homme arrache une planche du faux plancher de la chaloupe et se met à ramer. Un autre s’empare d’une longue perche.
Nous atteindrons finalement la côte à la nuit tombée, contents de nous être tirés du pétrin. Comme l’espèrent, en somme, les sept millions d’Haïtiens qui doivent apprendre à ramer dans les eaux autrement plus traîtresses de la modernité.
Un échec, la jeune et tumultueuse démocratie haïtienne? Peut-être pas… «Il faut en finir avec cette réputation d’enfer, d’endroit dangereux qui colle à Haïti», dit Micheline Bégin, responsable à Port-au-Prince de l’International Foundation for Electoral Systems, un organisme chargé de la formation du personnel des bureaux de scrutin. «En fait, mes patrons ont bien plus peur à Washington qu’à Port-au-Prince», dit cette ancienne employée du Directeur général des élections du Québec. «En Haïti, les choses ont changé. Les gens s’expriment librement; ils craignent beaucoup moins pour leur sécurité. Les nouveaux policiers sont extrêmement polis. On entretient les routes, il y a même de l’électricité à certaines heures…»
Le Québécois Robert Liboiron, propriétaire du restaurant Le Trottoir, à Pétionville, vit en Haïti depuis plus de 15 ans. Lui aussi est confiant. «La Direction générale des impôts informatise ses activités et a commencé à répertorier les commerces. À Pétionville, on n’était que cinq à payer des impôts. L’État va enfin accroître ses revenus.»
Le Fonds monétaire international assure que l’économie haïtienne connaît une «évolution encourageante». Depuis un an, l’inflation a diminué de façon constante, note l’organisme. La gourde – la monnaie nationale – s’est raffermie, et quelques milliers d’emplois ont été créés dans les industries d’assemblage, une première depuis le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide en 1991.
Même le tourisme revit. En décembre, un paquebot de croisière, le premier depuis 10 ans, a accosté à Cap-Haïtien. Les rues de Port-au-Prince sont moins sales, et on a repavé une partie de celles du centre-ville.
Mais les rivages rieurs du développement sont encore loin pour la population – aux trois quarts analphabète -, qui n’a connu que des régimes plus ou moins despotiques et que méprisent ses élites. Quatre ans après le débarquement de 20 000 marines américains venus déloger les putschistes qui avaient mis fin au «règne démocratique» de Jean-Bertrand Aristide, les luttes intestines pour la plus petite parcelle de pouvoir paralysent encore Haïti. «La fourchette de la division ne peut pas boire la soupe de la démocratie», dit, dans son style imagé habituel, l’ex-président «Titid», candidat probable aux élections de 2000.
Entre-temps, le pays est sans véritable gouvernement depuis plus d’un an. «Celui que j’avais désigné comme premier ministre n’a pas été accepté par le Parlement, soupire l’actuel président René Préval. Il ne pouvait présenter l’acte de naissance de sa grand-mère.»
«L’unique consensus, c’est que l’heure est grave», résume la Fondation des industries d’Haïti, un organisme patronal. Ces querelles byzantines entre grands mangeurs, comme sont qualifiés ici politiciens et gens d’affaires, coûtent cher au pays, le plus pauvre d’Occident. L’absence de gouvernement agace les bailleurs de fonds internationaux, qui exigent que les Haïtiens s’entendent avant de profiter de la pluie de dollars promise à l’intérieur du programme d’aide conclu à Washington en 1996. L’hiver dernier, Haïti a ainsi perdu des crédits de plus de 200 millions de dollars de la Banque interaméricaine de développement. Un coup dur pour l’État, dont le budget dépend aux deux tiers de l’étranger.
Le pays a pourtant des besoins pressants. Le chômage touche plus de la moitié de la population. Près de deux siècles après leur indépendance, les descendants des esclaves révoltés vivent en grande majorité dans la pauvreté et n’ont accès qu’à des soins de santé sommaires, prodigués pour l’essentiel par des communautés religieuses ou des organismes internationaux. Les deux tiers des enfants ne vont pas à l’école et 93% des chanceux qui se rendent jusqu’à la fin du secondaire échouent aux examens. Même le ministre de l’Éducation, Jacques Édouard Alexis, parle de «formation camelote».
Haïti est le seul pays d’Occident à faire partie du club peu sélect des pays les moins avancés du monde. De quoi embarrasser les nationalistes haïtiens, qui dénoncent un nébuleux «plan néolibéral» auquel les Blan’ – les étrangers – voudraient assujettir la République noire.
Pourtant, depuis trois ans, l’État a presque doublé ses recettes, sans augmenter les impôts. Le problème, c’est qu’à peine 100 000 Haïtiens gagnent assez d’argent pour en payer. Et si peu. Les trois quarts des 43 000 salariés du secteur privé font moins de 200 dollars par mois, la moitié du salaire des 40 000 fonctionnaires. La société L.V. Myles, le plus important sous-traitant de Disney en Haïti, ne verse que la moitié du salaire minimum légal, l’un des plus bas de l’hémisphère. Peu de gens réussissent à emprunter dans les banques. L’an dernier, 133 clients exactement monopolisaient les deux tiers des emprunts de plus de 5000 dollars.
La majorité de la population vivote toujours à la campagne. La réforme agraire promise par Aristide et enclenchée par son successeur, René Préval, a permis à des milliers de paysans de l’Artibonite, la région la plus fertile du pays, de s’approprier des parcelles de terre autrefois accaparées par les grands dons, de grands propriétaires qui avaient fait main basse sur les terres de l’État. Une véritable révolution. La région recommence à produire.
On mise sur la production agricole, certes, mais aussi sur la revitalisation des zones franches, délaissées par de nombreuses industries après le départ précipité de Jean-Claude Duvalier en 1986. Plusieurs bâtiments du parc industriel de Port-au-Prince sont vides. L’approvisionnement en électricité est toujours problématique. Électricité d’Haïti n’arrive à se faire payer que 23% de l’énergie qu’elle produit, le reste se perdant dans d’innombrables fuites et prises clandestines. Téléco, la compagnie nationale du téléphone, est aux prises avec des gangs qui piratent ses lignes. À peine une personne sur 100 a le téléphone.
Serrée entre des terrains vagues et la mer, Cité Soleil est un inextricable dédale de venelles où s’entassent des cahutes et des maisonnettes. Environ 200 000 personnes vivent dans ce bidonville gigantesque près de Port-au-Prince où les policiers craignent de s’aventurer. Ramassis hétéroclite de pauvres choses et de pauvres gens, cette «cité antillaise de la joie» incarne l’inquiétant phénomène d’urbanisation sans industrialisation qui ronge la capitale haïtienne.
Le président René Préval tente de réformer les institutions, mais bute contre un Parlement fragmenté et des fonctionnaires qui déclenchent grève sur grève pour obtenir des augmentations de salaire et faire échec aux compressions. La pagaille donne parfois lieu à des scènes surréalistes. Il y a quelques mois, le maire de Port-au-Prince, Manno Charlemagne, prenait la tête d’une manifestation de ses cols bleus pour réclamer le paiement de plus de 24 mois d’arriérés de salaire.
L’État essaie toutefois de régler les conflits par le dialogue plutôt que par la confrontation. «On entend moins d’appels à monter aux barricades», dit Réjean Gardner, un cadre d’Urgences-santé qui vient de réorganiser de fond en comble le système ambulancier de Port-au-Prince.
«Pour quelqu’un qui se rend une première fois en Haïti, c’est très difficile de voir un progrès», dit Vanel Pagé, un Haïtien du quartier Saint-Michel à Montréal qui revient chaque hiver visiter sa famille. «C’est évident que ça va mieux. Haïti ne peut pas se développer d’un seul coup, mais ti-goutte pa’ ti-goutte, comme on dit chez nous.»
À Frères, en banlieue de Port-au-Prince, la maison luxueuse d’un grand mangeur trône au milieu des lotissements jonchés d’ordures que fouillent des chiens faméliques. Le soir tombe, et l’odeur prenante des braseros saute par-dessus le haut mur d’enceinte garni de tessons de bouteilles. Mon hôte fulmine. «J’ai 150 000 tonnes de riz qui attendent d’être placées dans mes entrepôts, dit-il, et on ne veut pas me donner le permis d’importation. Nous sommes gouvernés par une bande d’aventuriers. Ce qu’il nous faut, c’est un régime fort, musclé. On n’a pas de temps à perdre avec la démocratie!» Son épouse, québécoise, demeure silencieuse dans la cuisine gardée par un mastiff obèse. «Il n’est pas méchant, mais si je lui donne l’ordre de sauter sur vous, il va le faire», me prévient l’homme d’affaires.
La corruption, financée en bonne partie par l’argent de la drogue, menace l’État convalescent. Tout s’achète. À deux pas du Palais national, n’importe qui peut se procurer un acte de naissance ou de décès «officiel» pour une dizaine de dollars. Des papiers fort utiles aux candidats à l’émigration qui veulent prouver un lien de parenté et bénéficier des programmes de réunification des familles immigrantes mis en place par certains pays, dont le Canada. Même des élus sont impliqués dans les multiples trafics. Le député Kérold De La Cruz est incarcéré en Suisse pour une affaire de stupéfiants. Un autre député a été pris en flagrant délit de vol du moteur d’une voiture garée… dans le stationnement du Parlement! Un autre a reconnu avoir vendu un visa américain.
«Les institutions sont encore fragiles», reconnaît Andrée Gilbert, directrice d’Oxfam-Québec en Haïti. «Mais il n’y aura plus de coups d’État, ça c’est certain. Il commence à y avoir de vrais partis et une culture de participation à la vie politique, comme ça existe chez nous. Lors de la dernière inscription pour entrer dans la police, les gens ont fait la queue pendant trois jours et trois nuits. Il n’y avait plus de parents, de cousins, d’amis… Tout le monde était sur le même pied.»
Mais les vieilles habitudes ont la vie dure. La nouvelle police nationale, qui a pris la relève de l’armée dissoute, n’est pas à la hauteur du boulot qui l’attend, loin s’en faut. Des dizaines de policiers, dont certains formés par la Gendarmerie royale du Canada, ont dû être congédiés parce qu’ils s’adonnaient au trafic de stupéfiants. Au moins, les officiers n’arrêtent plus les véhicules pour extorquer de l’argent à leur chauffeur, comme c’était naguère une pratique courante.
«Il y a une volonté réelle d’améliorer les choses», confirme Grégory Charles, responsable du programme d’appui au développement local mis en place par le Centre canadien d’étude et de coopération internationale. «Mais ça va prendre du temps pour changer les mentalités. Si des exactions sont commises par des policiers, au moins ce n’est plus caché. On en parle même dans les tribunes téléphoniques, un phénomène nouveau.»
En matière de justice aussi, des progrès sensibles ont été accomplis. Les juges, payés moins de 1000 dollars par mois, sont de moins en moins nombreux à exiger des justiciables qu’ils paient l’essence de leur véhicule quand ils se déplacent à la campagne. «Avant, on traitait les gens comme des bêtes», m’explique un employé du Tribunal civil de Port-de-Paix en me faisant visiter les lieux, immaculés. «Maintenant, on les traite comme des êtres humains. La justice est mieux servie.»
Mieux servir la justice, c’était justement le but du Centre canadien d’étude et de coopération internationale, qui a supervisé les travaux de construction et de rénovation de 14 des 15 palais de justice. Les Canadiens ont aussi fourni les bureaux, chaises, classeurs et machines à écrire indispensables à ce projet clés en main de 4,5 millions de dollars qui doit contribuer à remettre un peu d’ordre dans le dantesque système judiciaire haïtien.
Une tâche d’autant plus délicate que l’État est absent des campagnes et que les grozorteils, comme on appelle les paysans qui vont souvent pieds nus, ont tendance à se faire justice eux-mêmes. Chaque semaine, des petits criminels sont lynchés par des paysans qui n’en peuvent plus des lenteurs et des fourberies du système. En province, la plupart des prisonniers n’ont pas encore vu un juge, souvent après des mois d’incarcération. «Au moins, il n’y a plus d’exactions», observe un gendarme béninois membre de la mission internationale des Nations unies aux Gonaïves, la ville où fut proclamée l’indépendance en 1804. «On visite les prisons afin de s’assurer que les prisonniers et les prévenus ne sont plus battus et qu’ils mangent trois fois par jour.»
Il n’est pas le seul étranger à être surpris par l’ampleur de la tâche à accomplir dans ce pays qui a pourtant reçu, au fil des ans, des milliards de dollars en aide internationale.
Et qui n’a vraisemblablement pas fini de dépendre de l’étranger.
LES FRÈRES DE L’ÎLE
Des religieux québécois ont accompli un petit miracle: apprendre à lire à près de 90% des enfants de l’île de la Tortue.
Hubert Boulanger, ex-directeur général du cégep Marie-Victorin, à Rivière-des-Prairies, connaît Haïti depuis plus de 20 ans. Responsable de la petite mission des Frères des écoles chrétiennes de Haut-Palmiste, sur l’île de la Tortue, il s’étonne encore de l’état de désorganisation générale qui prévaut dans ce pays. «La grande majorité des gens vivent comme il y a 500 ans avant Jésus-Christ, dit-il. Ils se déplacent à dos d’âne, cultivent de minuscules parcelles de terre, naviguent à la voile. Il n’y a ni livres ni journaux. Dans ce monde, les gens n’ont pas vraiment besoin de savoir lire pour gagner leur vie.»
Par leur action énergique, les «frères de la côte», comme aiment à se qualifier les religieux québécois installés depuis 1974 dans cet ancien repaire de pirates et de flibustiers, sont néanmoins en voie de réaliser un miracle. En bonne partie grâce à eux, 7000 des 8000 enfants de l’île sont scolarisés. Un record de tous les temps en Haïti!
La palme revient sans conteste au frère Bruno Blondeau, 76 ans, qui a mis sur pied un réseau d’écoles où 350 enfants finissent chaque année leurs études primaires. À son arrivée, en 1977, seuls trois élèves y parvenaient… Il a aussi aménagé, «à l’huile de bras», précise-t-il, la piste d’une soixantaine de kilomètres qui court sur la crête de l’île, à quelques centaines de mètres d’altitude.
Sur la plage de sable blanc de la pointe ouest, j’observe frè Bwuno’ engager la conversation avec des pêcheurs à demi nus qui s’affairent à boucaner des poissons tropicaux. Il tente de les persuader de conserver les arêtes: broyées et mélangées avec les gousses d’un arbuste local, elles pourraient constituer une moulée pour les animaux. Peine perdue. Les pêcheurs veulent être payés d’abord. «Comme si on faisait de l’argent avec ça», grommelle le frère Bruno, qui s’éloigne en pestant contre le manque d’initiative des Haïtiens.