
À la veille de ses quatrièmes élections démocratiques, le « pays de Mandela » est en crise. Il n’y a plus de miracle. Les héros sont partis. Le Congrès national africain (ANC), parti soudé à la lutte contre l’apartheid, a de bonnes chances d’être réélu. Mais il ne pourra plus miser encore bien longtemps sur la loyauté historique de ses partisans pour y arriver, croit l’analyste politique Justice Malala, directeur de la Division des magazines de l’empire médiatique sud-africain Avusa.
Les failles de l’ANC sont devenues apparentes en juin 2005, lorsque le président de l’Afrique du Sud de l’époque, Thabo Mbeki, a démis de ses fonctions le vice-président de son parti et du pays, Jacob Zuma, soupçonné de crimes financiers. Zuma a tout de même été élu à la présidence de l’ANC en décembre 2007. Puis, en septembre 2008, Thabo Mbeki a été forcé de démissionner de la présidence du pays, désavoué par son parti — notamment parce qu’il aurait tenté d’utiliser la justice pour écarter son rival Zuma. Il a été remplacé par le vice-président de l’ANC, Kgalema Motlanthe.
De cette division est né, en décembre 2008, un nouveau parti, le Congrès du peuple (COPE), dirigé par Mosiuoa Lekota, ancien ministre de la Défense de Mbeki. Le COPE formera probablement l’opposition officielle.
Le chef de l’ANC, Jacob Zuma, est extrêmement populaire auprès des gens « ordinaires », malgré des accusations de corruption, fraude, blanchiment d’argent, escroquerie et évasion fiscale, accusations qui ont été levées en avril 2009. Zuma a déjà été acquitté en 2006 dans une affaire de viol, mais ses propos à l’égard des femmes et du sida en ont outré plus d’un : il a soutenu que la jeune femme était arrivée en minijupe, ce qui équivalait à une invitation sexuelle, et a ajouté qu’il avait pris une douche après la relation sexuelle « pour minimiser les risques de contracter le virus ».
Les questions d’économie et d’éducation inquiètent la population, dont le tiers vit avec moins de deux dollars par jour. Justice Malala avertit que « les jeunes Sud-Africains nés après la libération de Nelson Mandela n’auront pas de remords de conscience à voter pour un autre parti que l’ANC ». L’actualité l’a rencontré à Johannesburg.
Après le passage à la démocratie, l’Afrique du Sud entame avec ces élections une deuxième transition. Comment décririez-vous celle-ci ?
— Nous avons parcouru un extraordinaire chemin : l’apartheid, la libération de Nelson Mandela, en 1990, les négociations pour une Afrique du Sud démocratique, les premières élections libres, en 1994. Les élections de 1999 ont permis la consolidation de tout cela. Celles de 2004 ont cependant laissé voir des fissures dans le miracle. En 2004, l’ANC a récolté la plus importante majorité depuis la libération du pays [69,2 % des votes], mais le quart de l’électorat n’est pas allé voter. La population avait commencé à se poser la question : est-ce vraiment cette liberté que nous voulions ? Parce que l’ANC est étroitement associée à la lutte pour la libération, des électeurs n’ont pas voulu trahir leur parti, leur passé ou leur histoire et ont préféré rester chez eux plutôt que de voter pour un autre parti.
Et à ces élections-ci ?
— C’est la première fois que des jeunes nés après 1990 voteront. Ils n’ont pas le bagage de leurs aînés. Ils demandent : « Pourquoi vous pensez toujours à l’apartheid ? Ça n’a rien à voir avec nous ! » Leurs choix sont plus terre à terre et réalistes. Pour leurs aînés, la question n’est pas de savoir pour qui voter, mais comment ne pas voter pour l’ANC. Le choix est pénible et beaucoup ne voteront pas à cause de cela. Nos loyautés sont liées au passé. C’est aussi une transition parce que nous entrons dans un processus politique « normal », comme dans d’autres pays démocratiques. Nos politiciens ne sont plus des héros. Il faut dire adieu à tout cela et c’est difficile.
Vous parlez de fissures dans le miracle. Quand ont-elles commencé à apparaître ?
— Les premiers signes sont apparus avec le gouvernement de Thabo Mbeki, en juin 1999. Nous nous disions tous : il va tenir ses engagements. Quatre mois plus tard, Thabo Mbeki a commencé à parler du VIH d’une façon qui a outré l’Afrique du Sud. Et le monde. [NDLR : L’équipe de Thabo Mbeki niait l’existence d’un lien entre le VIH et le sida.] Nos gens mouraient et le gouvernement ne faisait rien, sauf élaborer toutes sortes de théories de conspiration en matière de VIH. Cela a ébranlé la psyché de l’Afrique du Sud, le message se traduisant par « les gens peuvent mourir ». La société de Nelson Mandela, centrée sur l’être humain, fut perdue avec Mbeki. Il n’a pas su établir le contact avec le peuple. Il a commencé à réintroduire la notion de race dans les débats.
Sous Mbeki, la politique étrangère en Afrique était scandaleuse. Le président du Zimbabwe, Robert Mugabe, a volé les élections de 2002 et fait tabasser des députés du Parlement sud-africain qui y assistaient en tant qu’observateurs. Qu’a fait Mbeki ? Rien. Beaucoup sont aussi outrés par son soutien au Soudan, par son refus d’appuyer les Nations unies concernant le Myanmar. La fissure dans le miracle, ce fut Thabo Mbeki.
Et pourtant, Thabo Mbeki fut réélu en 2004…
— Nous avons admiré cet homme pendant très longtemps. Il était un des héros de la lutte. Mais il a aussi été réélu parce que la machine électorale de l’ANC est puissante. Nous en avons encore la preuve à ces élections-ci. Je vois les affiches de l’ANC et je peux vous dire que le parti va gagner. Il a adopté une approche très astucieuse : il convainc ses partisans de voter et encourage les indécis à rester à la maison. Les autres partis misent évidemment sur cette masse d’indécis.
Comment l’ANC est-il passé d’un Mandela à un Zuma en 15 ans ?
— Jacob Zuma est le seul qui avait les couilles pour se bâtir une équipe et le pouvoir de se débarrasser de Mbeki. Il a commencé sa campagne à la présidence de l’ANC en juin 2005, lorsque Mbeki l’a relevé de ses fonctions. Il a rallié l’appui du Parti communiste sud-africain (SACP), du Congrès des syndicats sud-africains (COSATU), de la Ligue de la jeunesse de l’ANC et même de la Ligue des femmes du parti, malgré ses propos parfois dégradants à l’égard de la gent féminine. À ce moment-là, le parti voulait à tout prix se débarrasser de Mbeki. Et maintenant, il est trop tard. Surtout que le monde de la finance et des gens de tous les domaines croient que Zuma sera le prochain président.
Tous les partis d’Afrique du Sud, depuis 15 ans, ont subi des transformations majeures, se sont dissous, ont fusionné ou se sont réinventés. Sauf l’ANC. Le parti est-il intouchable ?
— Peut-être… Mais le vent commence à changer de direction. Le parcours de l’ANC, jusqu’à présent, est sain. Comparée à celle d’autres mouvements de libération africains — comme au Kenya, avec Jomo Kenyatta, président pendant 15 ans, et au Zimbabwe, avec Mugabe, au pouvoir depuis 29 ans —, la santé démocratique de l’ANC va relativement bien. Le parti est maintenant contesté par des membres, des militants et des citoyens qui en ont marre qu’il ne tienne pas ses engagements — surtout au niveau municipal —, marre de la corruption, de la gourmandise, du copinage politique. C’est très bien. Le parti s’aperçoit qu’il ne pourra plus compter sur la loyauté du peuple encore très longtemps. Il devra commencer à respecter ses engagements.
L’opposition prendra-t-elle de l’importance cette fois-ci ?
— Une nouvelle importance et un nouveau visage, surtout avec l’émergence du Congrès du peuple (COPE). Ce nouveau parti, issu des rangs de l’ANC, rassemble plus que les mécontents pro-Mbeki. Il regroupe aussi ceux qui considèrent Zuma comme un barbare ayant des opinions scandaleuses sur de nombreux sujets. Et on ne sait toujours pas d’où viendront ses politiques économiques — de la gauche, dont il est très proche ? Beaucoup de jeunes voteront aussi pour le COPE. La solution de rechange au COPE est l’Alliance démocratique, un parti plutôt blanc…
Faut-il toujours compter avec l’Inkatha ?
— Oh ! L’Inkatha, parti basé surtout sur l’ethnicité zouloue, a de gros problèmes ! Jacob Zuma est plus zoulou que les Zoulous ! Il revêt au moins une fois par mois son accoutrement traditionnel (peau de léopard et plumes, lance), alors que Buthelezi, le chef de l’Inkatha, le porte une fois par année ! On voit souvent Zuma avec le roi des Zoulous. L’Inkatha va perdre beaucoup de plumes — et de votes — à ces élections.
Quels seront les principaux défis du gouvernement ?
— Le principal défi est économique, car il va falloir trouver des moyens pour survivre à cette crise financière mondiale. L’économie, sous Mbeki, fut dirigée selon des principes macroéconomiques assez orthodoxes et très prudents. Et maintenant, les électeurs disent que leur situation ne s’est pas vraiment améliorée. L’Afrique du Sud n’a pas un problème d’argent, mais d’accès à l’argent. La pauvreté est importante. Le chômage est d’environ 25 %, officieusement de 40 %. Le gouvernement Mbeki a fourni une aide sociale à beaucoup de monde, mais ne s’est pas attaqué aux causes fondamentales de la pauvreté. De plus, le coefficient de Gini — cette mesure mondiale de l’écart entre les riches et les pauvres — attribué à l’Afrique du Sud est parmi les plus élevés au monde !
La plus grande priorité, selon moi, devra être l’éducation. C’est le pire des échecs du gouvernement sud-africain. Nous avons désormais moins d’étudiants qui réussissent l’examen national de mathématiques que nous n’en avions sous l’apartheid !
Qu’est-il arrivé à la magie de « Madiba », ces pouvoirs de négociation, de réconciliation et de paix attribués à Mandela ? L’héritage de Mandela s’est-il déjà évaporé ?
— Pas du tout ! Mais il est enfoui et il faut le déterrer. Nous envions les États-Unis avec Obama, leur Mandela. Nous voulons revivre cela. Nous voulons ravoir un Mandela. Nous sortons d’une ère où l’on disait : « Ah, le pays de Mandela ! » Tant de gens sont revenus au pays pour vivre ce grand rêve, ce miracle qui s’est produit en 1994. Tout cela est fini. L’éclat est parti, ce magnifique et miraculeux éclat de 1994. L’Afrique du Sud est à la croisée des chemins.
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EN BREF
L’Assemblée nationale d’Afrique du Sud :
• 400 députés
• 28 partis se présentent aux élections du 22 avril 2009.
• Douze autres partis ont chacun moins de 1,5 % de représentation à l’Assemblée nationale
Les quatre têtes d’affiche aux prochaines élections :
• Congrès national africain (ANC)
Actuellement au pouvoir
Fondation : 1912 Députés : 297
% à l’Assemblée nationale : 74,25 %
Orientation : parti social-démocrate, multiracial
Chef : Jacob Zuma
• Fortes chances d’être le prochain président du pays. Son procès prévu le 25 août 2009 n’aura pas lieu, les accusations ayant été levées en avril.
• Le vice-président, Kgalema Motlanthe, est le président élu (par l’Assemblée nationale) du pays depuis septembre 2008. Si l’ANC remporte les élections, il pourrait devenir vice-président sous Zuma.
• Alliance démocratique (DA)
Opposition officielle
Fondation : 2000
Députés : 47
% à l’Assemblée nationale : 11,75 %
Orientation : parti libéral, plutôt blanc
Chef : Helen Zille
• Aussi mairesse de la ville du Cap. Femme forte, éloquente, très présente et engagée.
• Inkatha
Fondation : 1975
Députés : 23
% à l’Assemblée nationale : 5,75 %
Orientation : parti conservateur,
traditionnel, plutôt zoulou
Chef : Mangosuthu Buthelezi
• À 80 ans, le chef ne fait que de rares apparitions publiques. Zuma, un Zoulou, risque de plumer son parti.
• Congrès du peuple (COPE)
Fondation : décembre 2008
Députés : aucun
% à l’Assemblée nationale : 0 %
Orientation : parti social-démocrate, multiracial
Chef : Mosiuoa Lekota
• Premier ministre de la province de l’État libre de 1994 à 1996, président national
de l’ANC de 1997 à 2007, ministre de la Défense sous Mbeki.
• Le candidat à la présidence, le révérend Myume Dandal, est un évêque de l’Église méthodiste, docteur
en théologie et en philosophie, au passé quasi impeccable, sans bagage politique controversé.