La matinée débute à peine, mais déjà les bruits sourds des bombardements russes et des tirs d’artillerie ukrainiens déchirent le silence. Les plus puissants ou les plus proches font brièvement trembler le sol.
Campé dans sa tenue kaki, Sergeï, alias « Lucky » (« parce que j’ai oublié le nombre de fois où j’ai dit au revoir à la vie »), scrute d’un air impassible le ciel d’un bleu pastel.
Cet ex-militaire est le responsable de l’ONG Global Empowerment Mission (GEM) pour la région (oblast) de Donetsk, l’une des deux composantes du Donbass.
Son expertise est aussi mise à contribution lorsqu’il s’agit d’un déplacement à risque. « Je ne vais que dans les secteurs chauds », lance-t-il avec bravade.
Chaque jour, Lucky et les volontaires de cette organisation humanitaire internationale établie en Floride (et soutenue financièrement par la fondation du milliardaire Howard G. Buffett) affrontent les dangers de la guerre pour ravitailler la population coincée derrière la longue ligne de front.
Parmi eux, Alexeï, 38 ans, un technicien en réseau Internet qui s’est joint à GEM récemment après avoir perdu son emploi. Désormais, il avale les kilomètres des heures durant, y compris sur des chemins défoncés et des ponts provisoires, en écoutant Ozzy Osbourne ou Abba au volant de son véhicule. Pour aider les plus démunis de son pays.
Et aujourd’hui, c’est jour de distribution à Siversk, à environ 35 km au nord de la ville de Bakhmout. Des 11 000 habitants que comptait cette petite ville industrielle avant le début de l’invasion russe, il n’en reste plus qu’environ un millier, souvent âgés, déshérités ou malades. Tout sauf téméraires ou inconscients. Et pour veiller sur eux, un médecin et deux infirmières encore présents…


« Tous les autres habitants ont fui, ou sont morts ! » résume Oleksi Vorobiev, chef de l’administration militaire locale. « Heureusement, il n’y a plus d’enfants. »
Les troupes russes enserrent désormais la ville depuis leurs positions en arc de cercle à une distance variable de quelque 5 à 7 km sur ses flancs nord, est et sud, après plusieurs assauts infructueux en particulier au cours de l’été 2022, soit quelques mois après le début de l’invasion. Mais Siversk souffre toujours et le danger y est omniprésent.
À quelques pas d’Oleksi Vorobiev est stationné un gros semi-remorque qui a été rempli de boîtes de nourriture à l’entrepôt central de GEM, situé à Kyiv, à près de 700 km de là. Arrivés dans trois camionnettes, dont celle d’Alexeï, des bénévoles de l’organisme s’activent pour y transférer les boîtes.
Chacune de ces boîtes est destinée à une famille. À l’intérieur : gruau, pois secs et en conserve, farine, spaghettis, sucre, huile de tournesol, sardines, viande de dinde, lait concentré et biscuits.
Sitôt rempli, le premier véhicule, autrefois utilisé pour des transports de fonds, démarre en direction d’une petite épicerie, l’un des points de distribution locale de GEM, à quelques minutes de là. Pour ne pas se perdre dans ce dédale de rues désertes, le chauffeur, casque de combat sur la tête, suit les indications d’un collègue natif de Siversk.
Au fil du trajet, ce dernier nous récite, visiblement ému, la litanie des bâtiments détruits. « Ici, c’était l’hôpital… ici, mon école. Là, c’était le collège… »

Certaines rues commencent à être dévorées par les broussailles et des branches d’arbres. De rares personnes âgées marchent d’un pas lent devant des maisons et des commerces désertés ou endommagés. Plus aucun train ne roule sur la voie ferrée qu’il faut franchir en zigzaguant sur un pont constellé de cratères.
En pantalon de sport noir, torse nu, Stanislas, 63 ans, ex-militaire dans la marine soviétique, observe avec satisfaction l’entrée à la chaîne des premiers cartons à l’intérieur d’une minuscule échoppe aux fenêtres placardées de bois.
C’est là que les habitants du quartier bénéficiaires, comme lui, de cette aide alimentaire viendront ensuite chercher leur colis.
« Notre travail est difficile, mais il est important. Nous savons que cette aide va directement aux gens concernés », fait remarquer Sergeï.
Parfois, l’opération prend une tout autre tournure. Comme en juin dernier, lors de la destruction du barrage hydroélectrique de Kakhovka, près de Kherson, sur le fleuve Dniepr. Une immense vague a alors submergé toutes les localités situées en aval. Une catastrophe humanitaire et écologique dont Ukrainiens et Russes se sont accusés mutuellement.

Sergeï fait défiler sur l’écran de son téléphone photos et vidéos de son équipe et lui sur des barques pour livrer de l’eau et de la nourriture et surtout rescaper pendant deux semaines, parfois sous les obus, des dizaines d’habitants et leurs animaux piégés par les eaux.
Devant l’épicerie, Stanislas, qui partage son temps entre sa maison et un sous-sol servant d’abri anti-bombardement, est rejoint par un voisin, venu chercher du pain sur une antique moto à moitié rouillée. Les deux hommes soulignent que sans aide humanitaire, ils ne pourraient pas rester.


Le chef de l’administration militaire locale confirme leurs dires. « Les bombardements ici sont incessants, chaque jour, chaque heure ! Il n’y a plus d’eau, plus d’électricité ni de gaz… Tous les jours, je demande aux gens, en vain, de partir », explique Oleksi Vorobiev d’un air découragé.
Le dernier carton déchargé, c’est le retour sans tarder au point de transfert. Une autre centaine de boîtes sont entassées à l’arrière du fourgon. Direction cette fois-ci une résidence privée située dans un secteur rural plus à risque, en périphérie de la bourgade.
Là encore, l’opération ne doit prendre que quelques minutes. Une femme et sa fille empilent soigneusement les boîtes dans la cour, au pied de leur modeste maison en briques et couverte de plaques ondulées de fibrociment, tandis que Lucky scrute la campagne environnante, prêt à toute éventualité.

Lorsqu’on lui demande si le secteur est dangereux, le mari nous montre les deux petits cratères creusés dans le jardin par des roquettes Ouragan ou Grad, dont il ne subsiste que des fragments de métal, tombées ces dernières semaines à quelques dizaines de mètres de leur maison.
L’opération finie, Alexeï quitte Siversk presque le pied au plancher. Il ne faut pas s’éterniser dans ces secteurs vulnérables.
Samedi dernier, deux travailleurs humanitaires, un Canadien et une Espagnole, de l’ONG Road to Relief, sont morts après que leur véhicule a été touché, près de Bakhmout, par un projectile tiré par un drone russe. La hantise pour tous ceux qui circulent à portée de la ligne de front.
« Times have changed and times are strange… Mama I’m coming home », chante Ozzy Osbourne dans le haut-parleur tandis que la camionnette d’Alexeï s’éloigne dans un nuage de poussière.
Merci à L’Actualité et à Fabrice de Pierrebourg de nous permettre de voir et comprendre ce qui se passe (encore) en Ukraine.