
La salle de concerts du Nishtar Hall, à Peshawar, est pleine. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.
De nombreux artistes pachtounes de renom sont au programme. Bakhtiar Khattak, célèbre chanteur de charme, ouvre le spectacle. Quelques fumigènes lâchent une vague fumée. La salle hurle de joie.
Des étudiants, à ma gauche, se lèvent et se trémoussent joyeusement, les bras en l’air. Une poignée de jeunes hommes aux cheveux longs descendent l’allée pour danser devant la scène. Lorsque, 10 minutes plus tard, Hashmat Sahar, chanteur à la voix sucrée, entonne son refrain « Pakhtunkwa ! Pakhtunkwa ! » (le pays des Pachtounes), c’est l’euphorie. Quant aux femmes, elles écoutent. Chez les Pachtounes, les femmes ne dansent pas en public et évitent toute démonstration un peu trop « sensuelle ». Je me retiens pour ne pas me laisser aller à battre la mesure.

Le chanteur pachtoune Hashmat Sahar.
Triste retour à la réalité : des soldats sont plantés à l’entrée du bâtiment , des policiers postés dans le hall, des membres de la sécurité en civil éparpillés dans la salle, tous armés de kalachnikovs. Avant d’entrer, il a fallu se soumettre à une fouille au corps, au contrôle des sacs. Sécurité maximale pour ce spectacle, qui constitue une cible de choix pour les talibans.
Les occasions de divertissement sont rares à Peshawar, ville d’un million et demi d’habitants harassée par le terrorisme, les enlèvements et les problèmes économiques. Capitale de la province de Khyber Pakhtunkhwa, Peshawar est limitrophe des zones tribales, cette région de trois millions d’habitants connue sous le nom de FATA (Federally Administered Tribal Areas), au nord-ouest du Pakistan, à la frontière de l’Afghanistan.
Les zones tribales sont le théâtre d’affrontements réguliers entre l’armée pakistanaise et les talibans depuis les attentats du 11 septembre 2001. La situation a empiré progressivement avec l’affaire de la Mosquée rouge, à Islamabad (cœur de la contestation islamique), fin 2007, puis avec l’élection de Barack Obama, en 2008 – et sa décision d’augmenter les troupes américaines en Afghanistan -, et les attaques de drones… Près de 700 000 Pachtounes ont fui les combats et peuplent les nombreux camps de réfugiés situés à la frontière.
En ce soir de janvier 2011, toutefois, tout le gratin culturel de la province est au Nishtar Hall. Menacé par les talibans pour diffusion et promotion de la vulgarité, l’endroit est resté fermé aux spectacles de variétés pendant huit ans. Il a rouvert ses portes à l’hiver 2010, sous l’impulsion du ministre provincial de la Culture, Mian Iftikhar Hussain. Malgré le contexte sécuritaire extrêmement tendu, celui-ci met un point d’honneur à ce qu’un programme musical soit proposé chaque semaine.
Le combat du ministre contre les talibans lui a coûté la vie de son fils, il y a six mois. « Ils veulent faire de nous un nouvel Irak », m’a-t-il dit quelques jours plus tôt.
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Une reporter qui n’a pas froid aux yeux
Bien des reporters étrangers préfèrent ne pas s’attarder plus d’une journée à Peshawar. La journaliste, auteure et photographe Sylvie Lasserre, elle, y a passé trois semaines en début d’année, grâce à un contact privilégié.
Docteure en physique, Sylvie Lasserre a été ingénieure pendant plus de 10 ans avant de se tourner vers le journalisme, en 2000. Depuis 2004, elle passe près du quart de son temps en Asie centrale. Elle tente d’expliquer les conflits et les situations politiques à l’aide d’histoires de vies ordinaires. Elle est l’auteure de Voyage au pays des Ouïghours (Éditions Cartouche, 2010).
Peshawar est aujourd’hui presque désertée par les Occidentaux. Même les journalistes ne s’y attardent plus guère. Bien des correspondants de médias étrangers, en poste à Islamabad, à environ 150 km, préfèrent n’y faire que des sauts de puce, sans y passer la nuit. Leur principal souci : ne pas se faire enlever. Cela me poussera à redoubler de prudence. Car j’ai la ferme intention de séjourner à Peshawar.
Il m’a fallu près de deux ans, et maintes relations, pour trouver quelqu’un de confiance sur place. Shafiq Ur Rehman Yusufzai, Pachtoune de 40 ans, m’a ouvert les portes de Peshawar. Il est responsable des programmes de l’ONG pakistanaise SSP PK (Social Services Program Pakistan), qui s’occupe notamment d’éducation et de soins de santé de base. Grâce à ses nombreux appuis, j’ai pu obtenir des autorisations spéciales pour être hébergée dans des lieux réservés aux personnalités politiques, et donc hautement protégés. Pour ma sécurité, je m’en suis toujours tenue à ses consignes, renonçant à certains projets qu’il estimait trop risqués.

Enfin, un matin de 2011, j’ai pu prendre la route menant d’Islamabad à Peshawar.
Au milieu de la plaine, quelques arbres solitaires émergent de la brume. Nous parvenons à un endroit plus accidenté. Une trentaine d’épaves calcinées de camions-citernes gisent sur le bas-côté. « Les talibans attaquent les convois de l’OTAN la nuit », m’explique Shafiq. Ces convois, destinés à ravitailler en essence les troupes de l’OTAN basées en Afghanistan, empruntent la passe de Khyber, qui relie le Pakistan à l’Afghanistan. Ils sont régulièrement pris pour cibles, leurs chauffeurs enlevés ou tués. L’an dernier, 139 camions-citernes de l’OTAN ont ainsi été détruits.
Peshawar m’apparaît soudain. Pollution, embouteillages, piétons, triporteurs motorisés, bus aux passagers juchés jusque sur les toits… La ville s’étale, plate, continuum d’immeubles de deux et trois étages. Tous les 500 m, des points de contrôle. Les soldats dans les guérites, comme ceux postés sur la route, ont tous la kalachnikov prête à tirer.
Devant chaque hôtel, restaurant, bâtiment public, des cubes d’un mètre de côté, emplis de ciment, alignés et empilés, ainsi que des barbelés et toujours des soldats. Sur les toits, protégés par des murs de sacs de sable, d’autres soldats encore. La crainte des attentats-suicides est omniprésente. « Nous vivons dans un pays en état de quasi-guerre ! » constate Shafiq, amer.
Bien des villageois des zones tribales ont fui vers la province de Khyber Pakhtunkhwa. Car les combats se déroulent surtout dans les villages. « Se battre dans les montagnes n’est pas possible, on voit tout à des kilomètres ; elles sont pelées, pas moyen de s’y cacher », m’explique Shafiq.
À une quarantaine de kilomètres à l’est de Peshawar, le camp de Jalozai s’étend à perte de vue. Sous le soleil implacable, pas un arbre, juste une mer de bâches blanches. Jalozai, supervisé par les Nations unies, est l’un des plus grands camps de réfugiés au monde. Près de 150 000 personnes y ont échoué, certaines entamant leur troisième hiver au moment de mon passage.
Écoles, hôpitaux, mosquées, points de distribution alimentaire… la vie s’est organisée. De longues pistes de terre tracées au cordeau délimitent l’espace en « blocs », quadrilatères qui accueillent une dizaine de familles chacun. Une fois par mois, les employés du Programme alimentaire mondial (PAM) effectuent une distribution : 4 kilos de sucre, 80 kilos de farine de blé, 8 kilos de légumes secs, 4,5 kilos de biscuits énergétiques, 1 kilo de sel, 300 g de thé et 4 litres d’huile par famille, quelle que soit sa taille. Ni viande, ni fruits, ni légumes.
La plupart des familles cultivent un minuscule potager afin d’améliorer l’ordinaire. « Nous sommes 11 personnes, enfants compris. La ration que nous recevons ne suffit pas, se plaint une femme. Nous devons acheter deux sacs de farine supplémentaires par mois dans la ville voisine. Mes deux fils ne travaillent pas. Nous voudrions acheter plus de graines pour notre potager, mais c’est impossible ! » Les graines coûtent deux dollars…
Les tentes sont toutes percées. De grands morceaux de draps colmatent les trous. « Nous avons demandé de meilleures conditions plusieurs fois à l’administration du camp, mais rien n’est fait », ajoute la femme.
Un homme à la barbe bien taillée, cheveux grisonnants teints au henné, s’avance vers nous. Il porte un veston bleu marine un peu trop grand sur son salwar kameez (la tenue traditionnelle, ample pantalon et tunique). Il dit représenter une choura (conseil de sages) dans son village. Sa famille entame son troisième hiver au camp. « Nos maisons ont été détruites. L’armée se battait contre les talibans. C’était devenu très dangereux pour nous. Nous ne pouvions plus sortir, plus travailler. Tout le monde a quitté le village. »

Le terrorisme atteint aussi les camps de réfugiés. Deux semaines avant notre passage, le 25 décembre, un attentat-suicide contre un centre de distribution alimentaire a fait 43 morts et une centaine de blessés à Khar, à une centaine de kilomètres au nord de Peshawar, dans les zones tribales. La cible ? Les Salarzai, une tribu pachtoune réputée pour avoir monté sa propre armée de près de 4 000 hommes afin de combattre les talibans.
J’ai rencontré à Peshawar l’un des chefs de cette armée, chef dont j’accepte de taire le nom pour préserver sa sécurité. « Tous les membres de la tribu des Salarzai sont visés, affirme-t-il d’une voix posée. Même les innocents, même les enfants ! Nous avions pourtant recommandé aux gens de ne pas aller au centre de distribution. Nous ne cessions de leur répéter de ne pas se promener en groupes. Deux ou trois, pas plus ! Ceux qui ont été attaqués à Khar sont très pauvres, ils vivent dans des camps et étaient venus recevoir leur ration alimentaire. Ce n’est pas loyal de tuer des innocents. »
Son air doux étonne de la part d’un homme qui a combattu les talibans à de nombreuses reprises. Sa tribu est la première à les avoir chassés de ses terres, « en seulement 12 heures ».
Le chef des combattants – appelons-le Israr Khan – poursuit : « Nous remportons tous nos combats contre les talibans, sans aucune aide de l’armée pakistanaise. »
Il y a deux ans, son armée a appris que des talibans s’étaient établis dans la mosquée de Chargo Kala, un village voisin, dans le but de revenir sur le territoire des Salarzai. L’armée n’a pas perdu de temps. « Il était 10 h du matin quand nous les avons attaqués, raconte Israr Khan. Nous étions environ 400 ou 500, les talibans un peu moins nombreux. Nous en avons tué 18, les autres se sont repliés vers les terres des Mamond, une autre tribu. Ensuite, des femmes du village de Chargo Kala sont arrivées, elles ont lancé des pierres sur les cadavres des talibans et leur ont rempli la bouche d’ordures et de saletés. »
Je quitte le camp de réfugiés en direction de la vieille ville, au centre de Peshawar. La nuit tombe. Je rajuste mon saadar (large foulard qui couvre la tête et le buste) de coton grenat, incrusté de petits miroirs. Le dédale de rues étroites est encombré de triporteurs motorisés, de charrettes, de vélos, de mobylettes et de voitures. Marchands de tissus, bouchers, ferronniers, barbiers, quincailliers, restaurateurs… Coups de klaxons. Embouteillage. Tous les hommes sont vêtus du salwar kameez. Les rares femmes qui font leurs courses portent le tchador.
Notre véhicule est à l’arrêt depuis 10 bonnes minutes, coincé dans un embouteillage monstre. Légère panique. Silence dans la voiture. À nouveau la peur de l’attentat, de l’enlèvement.

Nous parvenons enfin à l’hôtel, où j’ai rendez-vous avec des habitants des zones tribales venus suivre une formation sur la résolution de conflits. Je n’aurais pas pu leur parler autrement : la région est strictement interdite aux étrangers.
Dans la salle, une trentaine de jeunes adultes, dont une femme au visage dissimulé par son paruney (voile léger dont les femmes pakistanaises peuvent rabattre un pan pour cacher leur visage). Cinq acceptent de me retrouver plus tard pour me parler de leur vie dans les zones tribales, de plus en plus difficile. À la guerre entre les talibans et l’armée s’ajoutent illettrisme, écoles détruites, pas d’université, peu d’hôpitaux…
« Nous n’avons pas de ressources, le gouvernement du Pakistan ne nous soutient pas », dit un professeur d’anglais, que nous appellerons Sarwar Ahmed. « Plus de 400 écoles ont été détruites par les talibans. Il n’y a pas d’emploi, et 75 % de ceux qui travaillent conduisent les camions-citernes de carburant vers l’Afghanistan. Que peuvent-ils faire d’autre ? » demande le jeune homme. « Partout, nous entendons dire que les Pachtounes sont des terroristes. Nous ne sommes pas des terroristes ! » ajoute-t-il. Ce refrain, je l’entendrai mille fois au cours de ces trois semaines…
Mes interlocuteurs, comme d’ailleurs l’immense majorité des Pakistanais, s’insurgent contre les attaques de drones américains, équipés de caméras et de lance-missiles, qui visent les talibans mais provoquent de nombreuses morts de civils.
L’année 2010 fut la plus meurtrière en matière d’attaques de drones, avec 132 raids et 938 morts. Depuis les premières frappes, en 2004, les drones auraient tué plus de 2 000 personnes dans les zones tribales, dont près de 40 % d’innocents. Le Waziristan du Sud est, de toutes les subdivisions des zones tribales, le plus touché par les attaques de drones : 1 809 personnes innocentes y ont été tuées, assure avec colère Sarwar Ahmed.
Pour Arif Khan, étudiant en sociologie dont nous tairons aussi la véritable identité par mesure de sécurité, les tirs ciblés, les bombes sur les écoles et les mosquées, « tout ça, c’est la CIA ! Les Américains violent les règles et la paix du Pakistan ! » dit l’homme de 22 ans aux cheveux châtain clair. Le sentiment antiaméricain, au Pakistan, est immense…
Avant que je les quitte, un travailleur social me lance : « Quand vous rentrerez dans votre pays, dites-leur que les Pachtounes sont des gens pacifiques ! »
Le long d’Hayatabad, quartier récent de Peshawar, un mur de trois kilomètres sépare la ville des zones tribales. « Les criminels viennent commettre leurs forfaits ici, puis s’enfuient de l’autre côté du mur, où l’État ne peut plus rien », me dit Shafiq.
Dans les zones tribales, la justice du Pakistan n’est pas en vigueur. On y est jugé selon les lois tribales et le Frontier Crimes Regulation (FCR), un système de punition collective établi par les Anglais au 19e siècle. Selon le FCR, si l’on ne retrouve pas l’auteur d’un crime ou d’un délit, un membre de sa famille est puni à sa place.
« Le FCR est en totale violation avec les droits de la personne. Les droits de la personne n’existent pas dans les zones tribales », me dira Latif Afridi, ancien président de la Haute Cour de Peshawar.
Shafiq et moi roulons sur Sadar Road, au milieu des triporteurs motorisés, entre deux murs surmontés de barbelés, dans la pollution et les coups de klaxon. Nous passons devant le Peshawar Press Club, théâtre d’un attentat-suicide en décembre 2009. Devant l’édifice de briques rouges de deux étages, une vingtaine de personnes brandissent des pancartes pour dénoncer la visite du vice-président américain, Joe Biden, venu inciter Islamabad à intensifier sa lutte contre les talibans. Ce soir-là, nous entendrons à la télévision que deux bombes ont explosé à Peshawar, comme à chaque visite d’un émissaire de l’« ami » américain.
Pour ma dernière soirée à Peshawar, nous nous rendons au parc Army Stadium, principal lieu de verdure de la ville. De rares promeneurs goûtent la douceur du crépuscule. Un kiosque offre des boissons et quelques gadgets. Hafiz, le kiosquier, nous apprend qu’il est instituteur. « Je travaille à l’école jusqu’à 14 h, puis je tiens le kiosque jusqu’à 23 h. Comme instituteur, je gagne 15 000 roupies [150 dollars] par mois. Ce n’est pas suffisant, les prix ont tellement augmenté ! Ici, je gagne 100 roupies [un dollar] par jour. Et nos dirigeants gagnent des millions ! C’est la faute de notre « seigneur » l’Amérique et de nos dirigeants. L’Amérique donne de l’argent au Pakistan, mais nos dirigeants le mangent. Ils nourrissent leurs ventres, pas le peuple du Pakistan ! »
Dans la section des manèges, la grande roue ne tourne pas. Seul un grand bateau se balance, avec à bord une poignée de jeunes venus se divertir. Troublant parc d’attractions, sans l’ambiance des fêtes foraines… « Autrefois, on ne pouvait faire un pas tant c’était fréquenté, constate Shafiq, amer. Maintenant, les gens ne viennent plus, ils ont peur. La piste de karting est déserte, les parents n’y emmènent plus leurs enfants. » Peshawar ne s’amuse plus.
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ABBOTTABAD, L’ONDE DE CHOC
On le croyait dans les zones tribales des FATA. Près de Peshawar, donc. Il vivait à Abbottabad, petite ville paisible située à 80 km au nord d’Islamabad. Oussama Ben Laden, l’ennemi public numéro un des États-Unis, y coulait des jours tranquilles en compagnie de ses trois épouses, ses enfants et petits-enfants. La famille, arrivée fin 2005 à Abbottabad, avait d’abord passé deux ans et demi dans un village à une vingtaine de kilomètres de la ville.
Mian Iftikhar Hussain, ministre de la Culture et de l’Information de la province de Khyber Pakhtunkhwa (dont Peshawar est la capitale), membre du parti nationaliste au pouvoir, l’ANP, se félicite de la mort du chef d’al-Qaida. La population civile, elle, n’apprécie pas.
Le plus grand des moudjahidin ne peut pas être mort, les martyrs ne meurent jamais, entend-on dans les rues. Alors que les manifestations antiaméricaines se multiplient, les médias pakistanais s’inquiètent. L’Amérique ne quittera jamais l’Afghanistan et le Pakistan, et une nouvelle donne vient de se mettre en place : les talibans pakistanais et al-Qaida s’apprêtent à montrer leur pouvoir au Pakistan, et en particulier à Peshawar.
L’attentat du 13 mai, dans le district de Charsadda, à une dizaine de kilomètres de Peshawar, vient de leur donner raison.