Brittney Alvarez avait 15 ans lorsqu’elle a été convoquée, avec les autres adolescentes de sa classe, dans la salle de théâtre du couvent Saint-Joseph, une école secondaire catholique pour filles de Trinité-et-Tobago, pour une séance d’information sur la sexualité.
Pendant une heure et quart, raconte-t-elle, une femme leur a projeté sur un grand écran des images d’organes génitaux infectés en leur disant : « C’est ça qui arrive quand vous avez des rapports sexuels. » Une enseignante, une religieuse, les a aussi prévenues que si elles avaient des relations sexuelles avant le mariage, elles iraient en enfer.
Voilà pas mal en quoi a consisté, il y a une dizaine d’années, l’éducation sexuelle de cette comptable de 24 ans. Depuis, peu de changements sont survenus.
C’est tout un contraste avec l’atmosphère qui règne à l’occasion du carnaval de Trinité-et-Tobago, qui attire chaque année avant le carême plus de 30 000 touristes dans les rues de la capitale. Durant ces festivités célébrant la liberté et l’unité nationale et sociale, la population de Port-d’Espagne double presque, et baigne dans la musique soca, un rythme pop inspiré de la soul et du calypso. Les carnavaliers chantent les tubes de l’heure aux paroles souvent sexuellement explicites. Lors des défilés et des fêtes, ils se déhanchent sur des rythmes sensuels dans une danse appelée wine, transformant les rues en marée humaine vêtue de costumes à plumes et à paillettes. Pendant ces quelques jours, tout est permis.

Même si, le reste de l’année, le sujet n’est pas abordé ouvertement dans la plupart des collectivités, le sexe est omniprésent dans ce pays d’environ 1,5 million d’habitants — la vaste majorité vivant sur la grande île anglophone de Trinité. Et il ne l’est pas toujours pour les bonnes raisons. Les crimes sexuels font régulièrement la une des journaux locaux. Dans les rues, les remarques obscènes sont le quotidien de femmes comme Brittney Alvarez, même quand celle-ci va à pied au dépanneur près de chez elle.
Près d’une Trinidadienne sur cinq dit avoir déjà été victime de violence sexuelle de la part d’un non-partenaire, selon la plus récente enquête nationale sur la santé des femmes, réalisée en 2018. Près d’une femme sur trois aurait par ailleurs subi des agressions physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire intime au cours de sa vie, selon des lignes directrices publiées par le ministère de la Santé en 2022.
Ces dernières années, des voix se sont élevées dans tout le pays pour que les choses changent. À commencer par l’éducation sexuelle. Des associations de planification familiale, des parents et certains politiciens estiment que l’enseignement offert est dépassé et qu’il prépare mal les jeunes aux réalités de la vie. Briser les tabous contribuerait, d’après ces tenants d’une éducation sexuelle obligatoire et modernisée, à réduire les agressions à l’égard des femmes et de la communauté LGBTQ+, à prévenir la violence domestique, les grossesses chez les adolescentes, les violations des droits de la personne, etc. Des organismes internationaux tels que les Nations unies soutiennent eux aussi qu’aborder la contraception et le consentement dans les programmes scolaires est essentiel.
Mais jusqu’à présent, les plaidoiries en faveur de l’inclusion de ces thèmes se sont heurtées à une forte résistance de la part des autorités locales et des groupes religieux, affirment des experts. Leurs principaux arguments : l’éducation sexuelle devrait être laissée aux parents, et cet enseignement en contexte scolaire porterait atteinte aux droits et libertés d’ordre religieux.
« C’est une société très contradictoire », dit Gabrielle Hosein, professeure au campus Saint-Augustin de l’Université des Indes occidentales, qui étudie la violence sexuelle. « D’un côté, la société a des pratiques sexuelles qui ne correspondent en rien à certaines normes, alors que de l’autre, les normes ont encore le pouvoir de rendre ces pratiques vulgaires et peu respectables. »
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À l’image des habitants de Port-d’Espagne, les matinées dans la capitale sont animées et passionnées : les piétons crient leurs commandes aux vendeurs de nourriture de rue, dans le bruit de la circulation en provenance des villes-satellites comme Valsayn, Chaguanas ou Arima. Au centre-ville, où les immeubles de bureaux côtoient des maisons à un étage et quelques tours résidentielles, il est aussi facile de trouver une banque RBC ou Scotia qu’un hot roti, le burrito de pois chiches au curry qui fait la réputation du pays.
En dehors de son carnaval, Trinité-et-Tobago dépend peu du tourisme, mais beaucoup des riches gisements de pétrole et de gaz, ce qui lui vaut d’afficher un revenu national brut (RNB) parmi les plus élevés des Caraïbes et de l’Amérique latine. Historiquement un centre de culture du sucre, du coton et du cacao, construit grâce au travail des esclaves d’Afrique de l’Ouest et plus tard des travailleurs sous contrat des Indes orientales, le pays a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1962 et est devenu une république en 1976. C’est aujourd’hui le cœur financier des Caraïbes.

L’Église catholique est arrivée à Trinité en 1498 avec Christophe Colomb, qui a revendiqué l’île pour l’Espagne dans les années 1500 (Tobago a été colonisé indépendamment). Le catholicisme y a persisté même après que la Grande-Bretagne eut repris l’île à l’Espagne en 1802, les Britanniques anglicans garantissant à la population sa liberté de religion. Jusqu’en 1850, plus de 60 % des habitants étaient catholiques. Aujourd’hui se côtoient différentes ethnies, origines et religions issues des nombreuses vagues d’immigration — forcée ou non — depuis la première colonisation par l’Espagne. Beaucoup des grandes écoles ont été fondées par l’Église.
Les normes sociales en matière de sexualité à Trinité-et-Tobago (les deux îles sont réunies depuis 1889) continuent d’être fortement influencées par la religion catholique, de même que par l’héritage colonial du pays, les Européens ayant apporté leurs idéaux et leur morale : les relations sexuelles en dehors du mariage étaient déshonorantes, chaque sexe était cantonné dans son rôle, les hommes étaient jugés supérieurs aux femmes. Les vieilles idées sur ce qui est respectable perdurent, explique la professeure Gabrielle Hosein. Les relations avant le mariage sont encore souvent considérées comme honteuses, malgré « une longue histoire d’initiation sexuelle précoce, d’unions informelles, de prostitution », souligne-t-elle, ainsi qu’une certaine banalisation du sexe dans les médias et la musique.
La pression civile s’accentue pour faire évoluer la situation. Au début de 2021, des femmes sont ainsi descendues dans le parc Savannah, le plus grand de Port-d’Espagne, à la suite des décès d’Andrea Bharatt, 22 ans, et d’Ashanti Riley, 18 ans, toutes deux retrouvées mortes après avoir utilisé un service de taxi privé. Lors d’une série de rassemblements, les manifestantes ont exigé la fin des agressions liées au sexe de la personne, de même que des peines d’emprisonnement plus sévères pour les auteurs de tels crimes.
Selon des experts, une meilleure éducation sexuelle aiderait les jeunes à mieux se protéger contre les violences sexuelles, à éviter de poser eux-mêmes des actes de violence à l’âge adulte et à reconnaître les relations toxiques.
« L’État a la responsabilité d’informer les jeunes qui sont sexuellement actifs, ceux qui ont été victimes d’agressions, ceux dont les parents ne parlent pas de sexualité, dit Gabrielle Hosein. L’État a abdiqué son rôle à cet égard. » Ce n’est pas seulement qu’il reproduit des programmes scolaires hétéropatriarcaux et dépassés, explique-t-elle. « L’État subit une pression intense de la part des groupes religieux. »
À Trinité-et-Tobago, il n’y a aucune distinction entre le rôle de l’État et celui de la religion, ni dans la Constitution ni dans les politiques publiques, note Gabrielle Hosein. Les groupes religieux sont influents, en particulier l’Église catholique, selon la professeure, et ils sont consultés par les autorités tant politiques que législatives. « Ils peuvent empêcher les gouvernements d’être élus », soutient-elle.
Les quelque 200 écoles secondaires du pays, qui accueillent au total près de 100 000 élèves, sont par ailleurs majoritairement confessionnelles, et bon nombre d’entre elles sont dirigées par des conseils scolaires religieux. L’éducation sexuelle fait partie d’un vaste programme national (Health and Family Life Education, ou HFLE, en anglais), introduit en 2006 au primaire et en 2009 au secondaire, qui aborde les relations interpersonnelles, la forme physique et une alimentation saine, la gestion de l’environnement et la santé sexuelle. Aux deux niveaux, la notion de santé sexuelle est fondée sur l’idée d’abstinence. Les écoles confessionnelles optent souvent pour leur propre programme, laissant les conversations sur la sexualité aux parents.
Au centre du débat : l’enseignement de certains éléments contenus dans un programme de l’UNESCO, déployé notamment en Argentine et au Pérou. Comme son nom le laisse entendre, ce programme d’éducation sexuelle complète (ESC) traite des aspects cognitif, émotionnel, physique et social de la sexualité. Les thèmes étudiés incluent la contraception, le consentement, la violence liée au sexe et les relations sexuelles.
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Quand on demande à Chanelle Beatrice, 30 ans, à quoi ressemble la vie des femmes à Trinité, elle esquisse un demi-sourire. « Sexiste », répond-elle entre deux gorgées de café, à la terrasse d’un Starbucks de Maraval, un quartier populaire de Port-d’Espagne. Pour les personnes queers comme elle, l’homophobie est une réalité omniprésente. Le harcèlement dans la rue aussi. La peur d’être kidnappée, violée, d’être victime de violence domestique. La peur de ne pas rentrer chez soi en vie…
Comme Brittney Alvarez, Chanelle Beatrice ne se rappelle pas avoir appris grand-chose sur la sexualité à l’école. On lui a enseigné en quoi consistaient les règles, la différence entre les anatomies masculine et féminine. Mais le « sexe » était largement exclu de la conversation. Tout comme étaient balayées les discussions sur les notions de bien et de mal et sur le consentement. « La honte n’est pas loin dans les Caraïbes lorsqu’il est question de sexualité », dit-elle.

Chanelle Beatrice est cofondatrice de Feminitt, une organisation qui milite pour un meilleur accès à des services complets de santé sexuelle et reproductive à Trinité-et-Tobago. En collaboration avec l’Association de planification des naissances, Feminitt a recueilli des données auprès des jeunes dans tout le pays pour déterminer les lacunes en matière d’éducation sexuelle. L’année dernière, elle a créé une boîte à outils en ligne appelée The Right Way, afin de promouvoir une éducation sexuelle complète. Mais il est dur, soutient Chanelle Beatrice, de percer dans les écoles. Notamment à cause de la loi actuelle.
Les personnes de moins de 18 ans ne peuvent légalement consentir à des relations sexuelles (au Québec, l’âge du consentement est fixé à 16 ans). Difficile dans ce contexte d’introduire des conversations sur le sexe, le consentement, la contraception. (Les relations sexuelles entre mineurs sont dépénalisées, conformément à une clause dite « de Roméo », qui protège de poursuites judiciaires les mineurs ayant des relations consensuelles.)
Par ailleurs, les personnes de moins de 18 ans ne peuvent accéder aux centres de santé sans l’accord parental. Cela limite l’accès à l’aide en cas de mauvais traitements à la maison, de violence ou d’inceste.
Convaincre les gens de ce que pourrait apporter le programme d’ESC est un défi que Gabrielle Hosein connaît bien. En 2021, par l’intermédiaire d’un programme des Nations unies, elle a soumis des révisions pour mettre à jour les programmes du primaire et du secondaire de HFLE, avec l’Institut d’études sur le genre et le développement de l’Université des Indes occidentales. Les révisions ont été proposées après consultation avec la société civile, des groupes de femmes et des organisations religieuses. Le ministère de l’Éducation ne les a toujours pas approuvées, mais le consentement et la contraception en seront absents. La professeure Hosein avait inclus ces sujets afin de lutter contre le taux élevé d’agressions sexuelles sur les enfants, mais le Ministère a déjà rejeté les propositions.
« L’un des défis de la création de programmes nationaux est qu’ils doivent parfois être tellement édulcorés pour convenir aux multiples parties que le résultat est tout à fait ordinaire », explique-t-elle.
L’actualité a contacté le ministère de l’Éducation, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.
« Il faut qu’il y ait un seul programme d’enseignement pour le primaire et le secondaire, appliqué dans toutes les écoles, quelle que soit la religion », martèle Gabrielle Hosein.
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Communities Alive, un OSBL qui fait la promotion de la santé sexuelle dans une perspective de chasteté, estime que la sexualité doit continuer d’être enseignée sous cet angle. Depuis 2015, l’organisme offre des conférences dans certaines écoles primaires et secondaires, en partenariat avec le Conseil scolaire catholique. « Dans un programme idéal, vous voulez éviter les risques, dit Tonia Gooding, présidente de l’organisme. Cela devrait définir ce qu’une personne doit apprendre pour pouvoir vivre une vie longue et heureuse avec les autres, et plus tard dans son mariage. »

Tonia Gooding et son mari n’ont pas compté sur l’école pour aborder avec leurs enfants les questions liées à la sexualité, ils l’ont fait eux-mêmes — ils considèrent que c’est leur droit et leur responsabilité en tant que parents. D’autant que de nombreuses écoles choisissent de ne pas enseigner ces sujets. « C’est une lacune », dit-elle à propos de la façon dont le système actuel prépare les élèves à entrer dans des relations équitables et respectueuses. « Il doit être possible de discuter des problèmes en respectant la personne. Il faut avoir des conversations. À Trinité, malheureusement, nous voyons les effets qu’entraîne le fait de ne pas en avoir. »
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Quand Brittney Alvarez se dirige vers sa voiture, elle tient presque toujours ses clés entre ses doigts. Les soirées à Trinité sont très différentes de celles qu’elle a connues à Montréal de 2016 à 2020, lorsqu’elle étudiait en gestion à l’Université McGill. En route vers chez elle, elle a pris l’habitude de remonter son capuchon sur ses cheveux. À un feu rouge, elle ne s’arrête jamais exactement à côté d’une autre voiture : si un véhicule s’arrête à sa hauteur, elle avance ou recule un peu. Elle n’établit pas de contact visuel. L’attention non désirée est une réalité de tous les jours à Trinité-et-Tobago. « Je ne me sens jamais en sécurité », confie-t-elle.
Quand elle repense à son expérience dans la salle de théâtre du couvent, Brittney Alvarez est déçue. Il n’a pas été question de prévention des infections transmissibles sexuellement ni même du déroulement des rapports sexuels. Encore moins du consentement. Pourtant, sans modifications sur tous les plans, il est peu probable que l’histoire change. Et les femmes, dit-elle, continueront d’en payer le prix.
La version originale de cet article a été modifiée le 21 juin 2023 pour rectifier une inexactitude.
Cet article a été publié dans le numéro de juillet-août 2023 de L’actualité.