Quand Mohamed Laaziz était enfant, les champs de sa famille, à Tamegroute, regorgeaient de toutes sortes d’arbres fruitiers et de légumes. Les palmiers foisonnaient de dattes, principal moyen de subsistance des 21 000 habitants de l’oasis, une des nombreuses à parsemer la vallée du Drâa, dans le sud du Maroc. « Pendant la saison des récoltes, chaque famille en ramassait plus d’une tonne », raconte le négociant en dattes de 52 ans, un sourire éclairant son visage. « Le soir, les enfants se rassemblaient autour de la cheminée pour écouter les histoires effrayantes que leur contait leur grand-mère. »
Le petit Mohamed passait des après-midis entiers à nager avec ses amis dans l’eau fraîche du Drâa, qui descendait des montagnes de l’Atlas. Aujourd’hui, ce même oued (cours d’eau) qui donnait vie à Tamegroute est couvert de buissons. « Avant, le Drâa recevait aussi de l’eau d’un barrage trois ou quatre mois par an. Cette année, rien », dit Mohamed Laaziz. L’oasis verdoyante de son enfance n’est plus qu’une étendue de champs abandonnés et d’arbres en train de sécher. « Ça va faire huit ans qu’il y a la sécheresse. Ça me rend triste, mais on ne peut rien contre la volonté de Dieu. »
À l’instar de Tamegroute, les oasis du monde sont en première ligne d’une lutte existentielle contre les changements climatiques : la hausse des températures des dernières décennies engendre une sécheresse prolongée qui, avec la désertification, bouleverse ces univers fragiles, ainsi que le mode de vie millénaire des quelque 150 millions de personnes qui y vivent — dont environ 2 millions au Maroc. La tendance est particulièrement marquée en Afrique du Nord, l’une des régions les plus sèches, où le réchauffement pourrait atteindre 5 °C d’ici 2060. Le Maroc à lui seul a perdu deux tiers de ses oasis en un siècle seulement, ceux-ci n’occupant désormais que 15 % de la superficie du pays. Au cours des 30 dernières années, le nombre de palmiers y est passé de 15 millions à un peu plus de 6 millions.
La disparition de ces écosystèmes pourrait avoir des conséquences considérables pour la planète, car ils constituent la plus importante barrière écologique contre la désertification. Et leur civilisation est également riche d’enseignements — de la gestion de l’eau aux techniques agricoles et architecturales — qui pourraient s’avérer inestimables pour préserver l’environnement et adapter le monde aux changements climatiques.
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À quelque 450 km au sud-est de Marrakech, M’hamid el Ghizlane est la dernière oasis de la vallée du Drâa avant le Sahara. Autrefois le symbole du commerce florissant des dattes dans la région, elle ressemble aujourd’hui à un décor de film apocalyptique. Alors que sa population s’est maintenue autour de 8 000 personnes, sa superficie a diminué de deux tiers au cours des dernières décennies, et ce qui reste est littéralement avalé par le désert. « Tout est en train de se transformer en cimetière », dit Halim Sbai, militant écologiste de 51 ans et guide touristique. Lui aussi témoigne que, lorsqu’il était enfant, l’endroit abondait en palmiers, arbres fruitiers, légumes… « Je ne voyais même pas la maison de notre voisin à cause de toute cette verdure. Maintenant, il n’y a plus que des troncs morts. »
Jusqu’au début des années 1990, M’hamid el Ghizlane connaissait quatre saisons. Les pluies étaient régulières en hiver, et en automne l’endroit était animé par les travailleurs saisonniers et les nomades venus du désert pour les récoltes. Des camions remplis de dattes partaient quotidiennement vers les grandes villes comme Marrakech ou Casablanca. Une fois la saison terminée, les familles festoyaient avec une enfilade de mariages et de repas copieux. « Aujourd’hui, tout ce qu’on peut faire, c’est prier pour que cette sécheresse cesse », raconte un ancien parmi quelques autres réunis dans une palmeraie en périphérie de l’oasis.
Les oasis sont un écosystème entièrement créé par l’homme, symbole de l’ingéniosité humaine et du développement durable. Pendant des millénaires, leurs habitants ont pu prospérer dans certains des environnements les plus hostiles du monde en utilisant au mieux leurs ressources limitées. « Ce sont des écosystèmes isolés », explique l’agronome Abdelkarim Bouarif, 27 ans, de Skoura, une oasis d’environ 24 000 habitants, située sur un plateau au pied de l’Atlas. « Les gens étaient obligés de produire tout ce dont ils avaient besoin, et ils le faisaient grâce à un savoir-faire unique acquis au cours de millénaires d’expérimentations. »
Les oasis reposent sur un système agricole centré sur les palmiers dattiers, qui fournissent non seulement le principal produit, mais aussi de l’ombre, tout en retenant l’humidité nécessaire à la culture des vergers, des potagers et des plantes fourragères. Cette variété de cultures rend les oasis extrêmement résistantes et adaptables aux changements climatiques. « Grenades, pommes, abricots, pêches, olives, haricots, blé, orge… Tout peut pousser dans une oasis saine, affirme Abdelkarim Bouarif. C’est une ode à la biodiversité. Toutes les plantes vivent en synergie, avec le palmier dattier comme chef d’orchestre. »
La plupart des oasis s’approvisionnent en eau à partir de la nappe phréatique, des rivières, des lacs ou des sources lointaines, grâce à un réseau complexe d’anciens canaux souterrains (les khettaras), qui tirent parti de l’inclinaison et empêchent l’évaporation. Les ksars, les villages traditionnels qui parsèment les oasis marocaines, sont constitués de maisons aux épais murs de boue, qui isolent de la chaleur torride du désert et assurent une ventilation naturelle.

Les sécheresses ont toujours fait partie de la vie dans ces endroits, mais les cycles antérieurs permettaient aux habitants de les traverser en stockant de la nourriture et en gérant soigneusement les ressources d’eau. Aujourd’hui, les changements climatiques perturbent ce schéma naturel, augmentant les températures et prolongeant les périodes de sécheresse. Celle en cours dure depuis 2014, et contraint d’innombrables familles à abandonner progressivement leurs vergers, leurs parcelles de terre et leurs palmiers.
« Il y a seulement 10 ans, ce lieu était verdoyant. Il y avait de la vie ici », dit Jamal Akchbab, un militant écologiste de Zagora. Avec ses 38 000 habitants, cette oasis est la plus populeuse de la vallée du Drâa, ainsi que son centre administratif. « Quatre-vingts pour cent des habitants de la région sont de petits agriculteurs qui dépendent du commerce des dattes, mais cet endroit n’est plus qu’un cimetière de palmiers. C’est crève-cœur. » Les sécheresses ont également provoqué de nombreux incendies de forêt qui, ces dernières années, ont détruit des dizaines de milliers de palmiers dans la région.
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Au Maroc, la majorité des oasis se situent le long d’un vaste bassin désertique au sud de l’Atlas, sur le tracé des routes caravanières qui reliaient autrefois le Sahara aux côtes méditerranéennes. Leurs habitants sont des descendants des tribus nomades qui ont colonisé ces régions au cours des siècles passés, et sont profondément attachés à cette terre. Mais le manque de perspectives économiques contraint de nombreuses familles à émigrer vers les grandes villes pour travailler dans la construction, ou comme main-d’œuvre saisonnière dans l’hôtellerie et la restauration. Des centaines de ksars sont abandonnés, croulant sous le poids des dunes qui avancent. Se promener dans les ruelles étroites, c’est assister à la disparition au ralenti de toute une civilisation.
À M’hamid el Ghizlane, les habitants qui restent tentent de gagner leur vie grâce au tourisme, la seule activité économique viable de la région. D’innombrables agriculteurs se sont reconvertis en guides pour les touristes qui désirent découvrir le désert voisin, mais ce n’est pas assez pour faire vivre toute la population. De plus, la prolifération des hôtels exerce une pression supplémentaire sur les maigres ressources en eau. Le militant Halim Sbai, lui-même guide à temps partiel, est prudent quant aux perspectives du tourisme. « Les oasis sont des écosystèmes fragiles. Le tourisme doit être bien régulé, sinon il ne fera que précipiter la mort d’endroits comme celui-ci », dit-il.
En 2016, le gouvernement marocain a lancé un programme pour sauver les oasis : des milliers d’arbres ont été plantés, les canaux d’irrigation traditionnels ont été restaurés, des techniques de sélection ont été introduites pour rendre les plantes plus résistantes aux sécheresses, et les agriculteurs ont été formés à la culture de plantes médicinales économes en eau. L’initiative de l’État a augmenté la production agricole dans tout le pays et a conduit à la plantation de plus de trois millions de palmiers.
Cette initiative a aussi attiré dans la vallée du Drâa des investisseurs qui misent sur des cultures rapidement rentables, qui consomment beaucoup d’eau, comme les pastèques. « Ils louent le terrain et pompent l’eau de la nappe phréatique. Une fois qu’ils l’ont épuisée, ils se déplacent vers d’autres régions », dénonce Jamal Akchbab. L’arrivée des pompes à eau a également poussé des gens du coin à creuser des puits de plus en plus profonds pour irriguer leurs parcelles, ce qui épuise davantage les nappes phréatiques et met à mal le principe de l’utilisation collective de l’eau, principal pilier social de toute oasis.
Certaines continuent tout de même de prospérer. Au centre du Maroc, Fint, 1 200 habitants, bénéficie d’eau toute l’année grâce à la rivière qui la traverse. Bien qu’ils ne se trouvent qu’à quelques centaines de kilomètres des parcelles craquelées et balayées par le vent de M’hamid el Ghizlane, les champs verdoyants de cette oasis constituent un monde à part. Avec ses bassins cristallins, ses cascades et ses ruisseaux, Fint ressemble à un paradis sur terre.
À Skoura, où vit Abdelkarim Bouarif, la proximité des montagnes garantit un approvisionnement régulier en eau, et la récolte des dattes et des olives joue encore un rôle clé dans la subsistance des familles. Jeune et passionné, l’agronome connaît bien les défis que doivent relever les oasis, et il souhaite préserver la sienne en promouvant un juste équilibre entre la culture des palmiers et le tourisme durable. « Il faut revenir à ce que faisaient nos ancêtres. C’est le palmier qui a donné vie à cet endroit. Sans lui, il n’y aurait pas d’oasis. »

Abdelkarim Bouarif encourage également les paysans à réintroduire des techniques agricoles traditionnelles, telles que la rotation des cultures ainsi que l’utilisation de semences locales et d’engrais naturels. « L’association des cultures est très importante, poursuit-il. On peut alterner des légumineuses, riches en azote, et des céréales, qui enrichissent le sol en calcium. On peut aussi faire pousser des plantes aromatiques, qui éloignent les mauvaises herbes et les autres plantes nuisibles. »
La mission d’Abdelkarim Bouarif devient de la plus haute importance alors que l’émigration massive vers les grandes villes, en interrompant la transmission du savoir d’une génération à l’autre, met en péril le savoir-faire accumulé au fil des siècles. « De nombreux agriculteurs n’appliquent plus ces techniques traditionnelles. Ils veulent juste des rendements élevés sur les cultures les plus rentables, chaque année, dit-il. Mais en réalité, nous n’avons pas besoin d’engrais chimiques dans l’oasis, et nous n’avons pas besoin de surexploiter nos parcelles. »
L’agronome applique les mêmes pratiques durables dans sa demeure familiale, transformée en maison d’hôte il y a quelques années. « Nous prenons tous les légumes qu’il nous faut dans nos parcelles et sur le marché local, afin d’aider les paysans », raconte-t-il. L’eau des montagnes captée par les khettaras sert pour la piscine pendant l’été, et après pour irriguer les champs. Abdelkarim Bouarif aime promener les visiteurs dans les palmeraies et leur expliquer le fonctionnement d’une oasis. Ce faisant, il espère également sensibiliser le public au sort des oasis marocaines.
À M’hamid el Ghizlane, à environ 300 km de Soukra, la sécheresse a dégradé les palmeraies à tel point qu’en prendre soin est devenu quasi impossible. Le guide et militant Halim Sbai essaie au moins de sauver la richesse culturelle de l’oasis, qui se transmet encore oralement d’une génération à l’autre par des chants et des poèmes. Chaque fin de semaine, des dizaines d’enfants et d’adolescents de M’hamid se retrouvent à son école de musique pour apprendre les chants traditionnels.
« Ces poèmes parlent d’amour, du désert et de la beauté de la vie oasienne », explique Rachid Berazougui, guitariste et professeur de musique de 35 ans, qui les a appris de sa mère quand il était enfant. « Nous avons une culture riche que nous devons préserver et adapter au monde moderne. C’est notre patrimoine, et c’est notre devoir de la transmettre. »
Comme beaucoup d’autres, Halim Sbai et Rachid Berazougui ont eu l’occasion de quitter M’hamid el Ghizlane et de chercher une « vie meilleure » ailleurs. Tous deux ont cependant décidé de rester et de se battre pour l’avenir de leur terre en transmettant leur amour aux futures générations. « Nous travaillons sur notre patrimoine immatériel. C’est la première étape à franchir, explique Halim Sbai. Sinon les jeunes ne sauront jamais ce qu’est une oasis. »
Malgré les défis, Halim Sbai garde confiance en l’avenir. « Ce sera un effort de longue haleine, mais j’aime voir le sourire sur les visages de mon peuple. Pour sauver les oasis, il faut d’abord prendre soin des êtres humains qui y vivent. Ce sont les fantassins dans cette bataille contre la désertification, et le Sahara est un ennemi rapide. »
Cet article a été publié dans le numéro de juillet-août 2022 de L’actualité.