
À moins d’un an des futurs Jeux olympiques d’hiver, PyeongChang est presque prête. Les infrastructures sportives sont achevées, les épreuves-tests ont été menées avec succès, les fanions flottent fièrement aux lampadaires d’Alpensia, la station de montagne qui accueillera une partie des compétitions et des athlètes en février 2018.
Alpensia, c’est pour « Alpes en Asie ». Le nom de cette station entourée de champs de choux est à l’image des ambitions des politiciens et des organisateurs, qui entendent profiter de la carte de visite olympique pour inscrire la région dans les circuits touristiques. « On veut que ça devienne la Mecque des sports d’hiver en Asie, dit l’une des porte-paroles du comité organisateur, Anna Jihyun You. Pas seulement pour les Asiatiques, mais aussi pour les Européens ou les Nord-Américains. » Rien que ça !
Blottie au sein des monts Taebaek — des sommets modestes couverts d’épinettes qui ont un vague air de famille avec les Laurentides —, à 180 km à l’est de Séoul, la ville d’accueil est peu connue hors des frontières sud-coréennes. « Ville » est d’ailleurs un bien grand mot : PyeongChang désigne d’abord un district administratif où vivent 43 000 personnes, l’équivalent de la population de Saint-Eustache. Cette ancienne région minière, qui doit aujourd’hui sa subsistance principalement à l’agriculture et au tourisme, se trouve à quelques dizaines de kilomètres de la frontière nord-coréenne. Une « destination » encore à ce point méconnue qu’en 2014 un congressiste kényan qui devait s’y rendre a accidentellement réservé un billet pour Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord… L’incident a d’ailleurs valu à PyeongChang son « C » majuscule, histoire d’éviter la confusion.
La Corée du Sud tenait mordicus à ces Jeux, pour lesquels elle a posé sa candidature trois fois de suite. Trente ans après les Jeux d’été de Séoul, ces compétitions seront de nouveau un vecteur de fierté nationale, promettent les responsables. « Quand PyeongChang a été déclarée ville gagnante, en 2011, il y a eu l’équivalent d’un tremblement de terre en Corée ! » lance Lim Songjae, le dynamique directeur des relations de presse internationales du comité organisateur. « En 1988, lors des Jeux de Séoul, le monde entier a découvert un pays développé. Nous voulons surprendre une fois de plus. »

Mais des vents contraires soufflent sur la flamme olympique, alors que les Jeux s’organisent dans un climat politique et économique incertain. Fervente partisane de ceux-ci, l’ex-présidente du pays, Park Geun-hye, a été destituée au début mars en raison d’un scandale de corruption. Son successeur, le libéral Moon Jae-in, veut reprendre le dialogue avec le Nord au moment où les États-Unis accentuent la pression sur Pyongyang. Accusé de corruption et de détournement de fonds liés à l’affaire Park, le dirigeant du fleuron coréen Samsung, l’héritier Lee Jae-yong, fait pour sa part face à la justice dans un retentissant procès qui éclabousse aussi quatre de ses proches collaborateurs. Ajoutez à cela un voisin belliqueux qui intensifie les tests de missiles et les essais nucléaires dans le Pacifique… Bref, les Sud-Coréens n’ont pas exactement la tête à la fête : un sondage Gallup mené début février indiquait que seuls la moitié d’entre eux se disaient intéressés par les Jeux. Disparu, le tremblement de terre…
Professeur de psychologie du sport et directeur de Civic Network for Justice in Sport, un OSBL voué à la promotion d’une saine pratique sportive, Chung Yongchul fait partie de ceux qui ne surfent pas sur la vague olympique. Depuis son petit bureau de l’Université Sogang, à Séoul, il explique que les Jeux de PyeongChang sont « un désastre pour le sport, pour l’économie et pour l’environnement » du pays.
« Les politiciens et les organisateurs parlent sans arrêt des retombées touristiques, comme si les touristes allaient se mettre à pleuvoir après les Jeux. Vous avez vu la hauteur des montagnes ? Ça ne va pas arriver, PyeongChang ne deviendra pas la destination la plus populaire en Corée [du Sud] et n’attirera pas des skieurs de partout dans le monde. »
Depuis 1988, seules deux villes organisatrices ont bénéficié de retombées positives et durables des Jeux sur leur industrie touristique — Barcelone (été 1992) et Salt Lake City (hiver 2002) —, selon l’économiste américain Victor Matheson, coauteur de l’étude Going for the Gold : The Economics of the Olympics (2016). La mayonnaise pourrait-elle prendre à PyeongChang ?

Les sites des compétitions
Les prochains Jeux d’hiver chevaucheront trois principaux lieux de compétition :
PyeongChang (Alpensia) : saut à ski, luge, bobsleigh
Gangneung (au bord de la mer du Japon) : patinage, hockey, curling
Jeongseon : ski
Comme la région a accueilli de nombreuses compétitions de ski de niveau international ou régional au cours des dernières années, certaines infrastructures étaient déjà présentes. C’est le cas de la tour de saut à ski, construite en 2009. D’autres ont été réaménagées pour se conformer aux standards du Comité international olympique. Parmi les nouvelles infrastructures figurent notamment le centre de glisse (où se dérouleront les compétitions de skeleton, de luge, etc.) de même que des arénas (hockey, patinage artistique et patinage de vitesse).

Source : Skiresort.info
« Son grand avantage, c’est d’être totalement inconnue en tant que destination touristique, du moins pour les Nord-Américains. Elle pourrait donc tirer profit d’une forme d’héritage touristique, mais c’est loin d’être gagné », explique Victor Matheson. Par exemple, le Japon n’a pas enregistré de retombées à long terme, bien qu’il ait obtenu les Jeux d’hiver à deux reprises : à Sapporo, en 1972, et à Nagano, en 1998. De même, 40 % des établissements d’hébergement construits en 1994 à Lillehammer, en Norvège, ont fait faillite, souligne-t-il. À l’inverse, Salt Lake City a joui de l’effet « joyau méconnu » : les Jeux ont permis de promouvoir le réel potentiel de ses montagnes auprès des skieurs.
Plus que les Jeux olympiques d’été, ceux d’hiver requièrent des infrastructures coûteuses et très spécialisées, comme la piste de skeleton, de bobsleigh et de luge, rappelle l’économiste. « Ces installations ne sont pas utiles à long terme. Peu de gens utilisent les anneaux de glace de niveau olympique, par exemple, à part une poignée de patineurs de vitesse d’élite. »
De son côté, le comité organisateur parle de « Jeux modestes, loin de ceux de Sotchi ». Leur budget s’élève à 12,4 milliards de dollars, environ quatre fois moins important que celui de 2014 (bien que les Russes n’aient jamais officiellement ouvert leurs livres, note Victor Matheson). Outre les infrastructures d’accueil et de compétition, les investissements comprennent le prolongement d’une autoroute qui traversera le pays d’ouest en est, ainsi que la construction d’un train à grande vitesse qui reliera l’aéroport international d’Incheon en 90 minutes et la capitale en moins d’une heure.
Ces sommes auraient été mieux investies dans des programmes de promotion de la santé ou des infrastructures de sport amateur, selon Chung Yongchul. « Économiquement, nous ne sommes pas dans une situation où on peut se permettre de dépenser autant pour des compétitions sportives. On construit un stade pouvant contenir 40 000 spectateurs ; c’est l’équivalent de la population du district au complet ! Comment pourrons-nous maintenir ces infrastructures à long terme ? »
PyeongChang, chronique d’un fiasco annoncé ? Les paris sont ouverts.
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La menace nord-coréenne
L’imprévisible Corée du Nord pourrait-elle perturber le rendez-vous olympique ? Peut-être, mais une attaque demeure peu probable, estiment les experts.
Seuls quelques dizaines de kilomètres séparent les installations olympiques des barbelés qui marquent la frontière nord-coréenne. Mais à PyeongChang, personne ne souhaite s’étendre sur la question d’une potentielle menace venue du Nord. Le comité organisateur se borne à dire que tout sera mis en œuvre pour assurer la sécurité des compétitions.
Directeur du programme Corée-Pacifique de l’Université de Californie à San Diego, le chercheur Stephan Haggard constate que la Corée du Nord a souvent joué les trouble-fêtes lors de la tenue de grandes manifestations sportives ou politiques au Sud. Au cours des dernières années, elle a souvent choisi des rendez-vous stratégiques pour procéder à des tirs de missiles dans la région. Mais de là à provoquer un attentat ou un acte terroriste avant ou pendant les Jeux olympiques d’hiver, c’est une autre histoire, dit-il. « Il est très possible que nous assistions à des démonstrations de fanfaronnade de la part des Nord-Coréens pendant les Jeux. La sécurité est d’ailleurs un enjeu d’une importance capitale. Mais je doute que ça se traduise par une attaque directe. »
C’est aussi l’avis de Benoît Hardy-Chartrand, chercheur principal au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale de Waterloo, en Ontario. « Les risques d’attaque sont minimes, car la Corée du Nord constitue son armement nucléaire et son programme de missiles essentiellement dans une optique de dissuasion militaire. Elle sait très bien qu’une attaque ou qu’une tentative d’invasion au Sud mènerait à des représailles sérieuses de la part des Américains et des Sud-Coréens. » D’ailleurs, 28 500 soldats américains sont stationnés en Corée du Sud, rappelle-t-il, tandis que 49 000 autres peuvent être appelés en renfort du Japon.
Chercheur au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de l’UQAM, Joseph Chung ne croit pas davantage à une réelle menace. « On oublie que la Corée du Nord est un petit pays dont le budget militaire ne pèse pas lourd à côté de celui des États-Unis et de la Corée du Sud. Elle n’a aucun intérêt à menacer vraiment le Sud avant ou pendant les Jeux olympiques. Les tests de missiles ou les essais nucléaires servent surtout à impressionner les États-Unis », selon ce professeur, originaire de Corée.
Au moment de publier ces lignes, la Corée du Nord n’avait pas exclu la possibilité d’envoyer des athlètes à PyeongChang. Benoît Hardy-Chartrand soutient que l’hypothèse est vraisemblable : des représentants des deux Corées ont participé aux Jeux d’été de 2000 et de 2004, rappelle-t-il. Ceux de 2018 pourraient-ils contribuer à apaiser les tensions à long terme ? « Ce serait un beau moment d’unité. Mais en ce qui concerne les répercussions sur les relations politiques, je doute que ça dépasse l’aspect symbolique. »
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Un triplé asiatique
Pour la première fois de l’histoire, les Jeux olympiques se tiendront trois fois de suite sur le même continent : PyeongChang (Corée du Sud) en 2018, Tokyo (Japon) en 2020 et Pékin (Chine) en 2022.
Les pays asiatiques entretiennent-ils leurs rivalités économiques à coups de Jeux olympiques ? Oui, répond l’économiste américain Victor Matheson. « Le Japon, la Chine et la Corée du Sud utilisent les Jeux comme un symbole afin de montrer au reste de la planète qu’ils peuvent jouer dans la cour des grands. Le fait qu’il y ait une rivalité économique entre les trois n’est pas étranger, non plus, à cette course. C’est un phénomène propre aux grandes puissances asiatiques. »
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Des expropriés se rebiffent
C’est sur la future Plaza olympique de PyeongChang que se dérouleront les cérémonies d’ouverture, de clôture et de remise des médailles. À quelques pas du chantier, une banderole — écrite en anglais, chose rare — ornait la façade délabrée d’un petit commerce lors de notre visite : « Nous refusons la sous-évaluation de 50 % [de nos immeubles] ! Ensemble, boycottons les Jeux olympiques de 2018. »
Derrière cette revendication sont réunis une dizaine de propriétaires commerçants en voie d’être expropriés par la province de Gangwon. L’un d’eux, le restaurateur Kim Geon-Ho, explique que les indemnisations offertes sont de loin inférieures au coût d’achat d’un nouveau terrain, sans parler des frais associés à la relocalisation du commerce. « Nous comprenons que les Jeux olympiques sont importants pour la Corée, dit ce père de famille. Le hic, c’est que nous ne pourrons pas rouvrir nos commerces ailleurs avec d’aussi faibles compensations. Ce n’est pas juste pour les petits propriétaires. »
Cet article a été publié dans le numéro de 15 juin 2017 de L’actualité.