Les soldats russes ne sont plus qu’à un kilomètre de Velyka Novosilka, une petite municipalité du sud-ouest du Donbass qu’ils bombardent quotidiennement à coups d’obus de mortier et de missiles. Pourtant, malgré le danger, des résidants refusent toujours obstinément de faire leurs valises. Sur les 5 000 habitants qui y vivaient avant le début de la guerre, il en reste 300 pour qui il n’est pas question d’abandonner leur terre, même si elle est devenue un quasi-champ de ruines inhospitalier.
Une attitude récurrente le long de la ligne de front qui désespère Andrey Drumov, chef de police du plus grand district du Donetsk. Il ne ménage pourtant pas ses efforts, ni les risques, pour convaincre ces irréductibles d’accepter d’être évacués.
Chacun de ses déplacements dans les municipalités le long du front se déroule sous très haute sécurité, en tenue de combat, dans un véhicule blindé, téléphones portables en mode « avion » pour ne pas être détecté par l’ennemi puis éventuellement visé par un tir d’artillerie. Pour les mêmes raisons, quand il est à l’extérieur de son véhicule, il évite de demeurer plus de deux minutes dans une zone à découvert. Et il surveille la présence de drones-espions.


En ce matin du 11 mars, sa patience est mise à rude épreuve lorsqu’il constate que la vingtaine de résidants majoritairement âgés qui campent depuis des semaines, serrés les uns contre les autres, sur de minces matelas dans le sous-sol d’un immeuble abandonné restent sourds à ses arguments. Alors le ton monte et la discussion vire à la cacophonie.
Andrey Drumov se tourne vers un homme à la longue barbe blanche assis sur un lit à côté de lui : « Leontyevich, l’organisation Save Ukraine fournit et paie un logement aux réfugiés pour une période indéfinie. Vous serez cent fois mieux qu’ici, vous pourrez manger à votre faim, prendre une douche, dormir en sécurité, recevoir de l’argent, plutôt que de rester ici assis sur votre lit ! »
Sergei Leontyevich, chauffeur de bus retraité âgé de 70 ans, fait la moue. Il n’en démord pas. Il ne partira pas. Même s’il a déjà été blessé au printemps dernier par des éclats du premier missile tombé sur la ville. Et que son appartement est un tas de ruines. « Nous vivons ici comme d’anciens Indiens », nous dit-il en riant.
Loin d’abdiquer, le policier lui conte l’histoire d’une femme d’une ville des alentours qui l’avait « traité de fasciste » lorsqu’il l’avait évacuée avec sa famille, mais qui l’a par la suite remercié. « Je comprends que vous avez 70 ans, Leontyevich, mais vous méritez de vivre normalement vos 30 prochaines années, insiste Andrey Drumov. Si la situation empire, je vous sortirai tous. »
« Comment continuer à vivre si on quitte sa propre terre et celle de ses parents ? Vous ferez mieux de me tuer ! » réplique le septuagénaire. Le policier lève les yeux au ciel.
Deux femmes âgées assises sur des couvertures derrière écoutent cette joute oratoire sans broncher.
Ces mêmes scènes surprenantes se répètent régulièrement. À la mi-mars, selon les autorités ukrainiennes, quelque 4 000 habitants, dont près de 40 enfants, se trouvaient toujours dans Bakhmout, ville où se déroule la bataille la plus sanglante depuis le début de la guerre.
Nombreux sont ceux qui attendent le dernier moment pour fuir par leurs propres moyens, ou en appelant des volontaires d’ONG à la rescousse. C’est le cas par exemple de Nadia et Volodymyr Kosenko, des résidants de Chasiv Yar. Cette localité située aux portes de Bakhmout est pilonnée sans cesse par les forces russes. Amputé d’une jambe à cause du diabète, Volodymyr confie que son épouse et lui n’envisageaient pas de quitter leur appartement parce que « tant qu’il avait du gaz et de l’électricité, il y avait de l’espoir ».


Cela faisait plusieurs jours qu’une ONG locale insistait pour les évacuer en zone sûre puis les faire transférer en Allemagne afin que Volodymyr puisse recevoir des soins appropriés. Sans succès.
Jusqu’au 23 février dernier, lorsqu’un entrepôt utilisé par les forces ukrainiennes à un coin de rue de chez eux a été frappé par l’artillerie russe. Leur immeuble a tremblé tandis que le souffle de l’explosion projetait Nadia au sol, la blessant à l’épaule, et brisait presque toutes leurs vitres.
« Le lendemain matin, dès que l’on a retrouvé un semblant de réseau cellulaire, j’ai appelé l’association pour lui demander de venir nous chercher », raconte-t-elle.
Paradoxalement, fait remarquer le chef de police Drumov, c’est au début de la guerre, alors que le front était plus éloigné, qu’il a eu le moins de difficulté à faire passer son message.

La peur de l’inconnu ou la hantise du déracinement peuvent l’emporter sur la raison. Et aussi, nous confie un soldat combattant à Bakhmout, une certaine sympathie à l’égard de Moscou peut entrer en ligne de compte. « Dans la ville, les pro-Ukraine sont souvent déjà partis. Ceux qui restent sont pour la plupart pro-Russes. On ne peut pas leur faire confiance. Parfois certains nous invectivent : “Pourquoi êtes-vous ici ?” Mais nous ne devons pas nous laisser décourager par cette attitude. »
À Velyka Novosilka, Andrey Drumov et son collègue Oleksandr subissent le même revers dans un second abri souterrain plongé dans le noir et insalubre. Seule une femme paraît hésitante. Elle semble se faire à l’idée de partir à Kyiv, où réside sa fille. Mais elle craint que sa modeste pension ne lui permette pas de vivre dans la capitale.

Les deux policiers ne repartiront toutefois pas bredouilles. Un dernier arrêt est prévu dans une petite rue avoisinante. Mykola, 61 ans, s’était décidé il y a plusieurs semaines à aller vivre avec sa fille, réfugiée depuis le printemps passé à 400 km de là. Elle a tenté de venir le chercher, mais l’opération a échoué. Et le temps a filé. Tandis que chaque missile qui sifflait au-dessus de sa tête ou chaque explosion d’obus l’effrayait davantage.
Il a empilé quelques vêtements et ses documents personnels dans deux sacs en plastique aux couleurs bleu et jaune de l’Ukraine. Il a attendu avec impatience de voir le véhicule de ses sauveurs se garer devant sa modeste maison en blocs de ciment et briques, sans cave où s’abriter.
Et lorsque Andrey Drumov a frappé vigoureusement à sa porte, Mykola s’est avancé lentement sur son perron avec un sourire gêné, cigarette aux lèvres, en se tenant sur une canne. Puis il a refermé doucement sa porte, a ôté la clé de la serrure et l’a cachée à proximité, sous le coussin d’un vieux fauteuil. Comme s’il voulait se persuader qu’il allait revenir bientôt.


Il a marché à petits pas, sans se retourner, vers le véhicule blindé, suivi par un petit chien aux poils collés par la boue.
Andrey Drumov, lui, reviendra bientôt dans ce même village et va répéter encore et encore le même discours, quitte à mettre plus de pression. « Tout ce travail est soigneusement planifié, avec une gradation dans l’exécution », dit-il. Toujours avec l’espoir de finir par convaincre ne serait-ce qu’un habitant de le suivre. Chaque personne extraite de l’enfer de la guerre est une « petite victoire » pour eux. Avec ce sentiment d’avoir rempli leur devoir.
Avec la collaboration de Maksym Stryzhevskyi