Reydarfjördur, P.Q.

En Islande, des verts s’opposaient à la construction d’un barrage devant alimenter une nouvelle aluminerie. Au cœur de ce projet ? Une centaine de Québécois, prêts à redonner vie à des villages fantômes. La conjoncture économique balaiera-t-elle les réticences ?

La sainte paix. En Islande, qui la cherche la trouve. À l’extérieur de la capitale, Reykjavík, la vaste majorité du territoire est si déserte que les astronautes américains sont venus s’y exercer dans les années 1960 pour expérimenter ce qui les attendait sur la Lune. Même dans les sites touristiques les plus populaires, au cœur de l’été, on croise à peine quelques dizaines de mordus de plein air admirant les champs de lave, les geysers ou les icebergs.

On se sent particulièrement isolé dans les fjords de l’Est, à huit heures de voiture de la capitale. Les paysages y prennent des airs résolument austères. Au village d’Eskifjördur, on trouve, nichés au creux de rudes montagnes, une poignée de bungalows, un boui-boui, une station-service. Pas beaucoup plus. C’est donc normal d’être un peu surpris lorsque, en déambulant tout bonnement dans les rues de ce patelin du bout du monde, on entend : « Isa… ? Viens m’aider à sortir les sacs du coffre. »

On l’apprend vite : à Eskifjördur, comme au village voisin de Reydarfjördur, les Québécois sont partout. À l’épicerie, à l’école, dans les sentiers de randonnée. On a même vu apparaître quelques fleurdelisés à la dernière Saint-Jean-Baptiste. « Les Québécois sont arrivés il y a un peu plus d’un an, se souvient Ingibjörg Jónsdóttir, caissière à l’épicerie de Reydarfjördur. Dans les rues de mon quartier, ça parle français. »

Non, il ne s’agit pas de snowbirds égarés. Ce sont plutôt des mécaniciens, des électriciens, des conducteurs de machinerie, des ingénieurs, tous au service d’Alcoa. La multinationale, dont le siège social est à Pittsburgh, les a recrutés au sein de ses usines québécoises, le plus souvent celle de Deschambault, près de Québec, pour enseigner aux Islandais comment faire fonctionner une méga-aluminerie. Plus de 120 d’entre eux ont déménagé leurs familles et pénates pour quelques mois ou quelques années, le temps de participer à la réalisation de l’entreprise la plus gigantesque — et la plus controversée — qu’a jamais vu naître l’Islande.

« Deschambault, c’est le fleuron d’Alcoa. Tant en raison de son équipement moderne que de la qualité exceptionnelle de sa main-d’œuvre », rapporte non sans fierté Pierre Lapointe, directeur de l’usine de la région de Portneuf. Profitant du cours élevé de l’aluminium, avide d’accroître ses activités, Alcoa a lancé il y a deux ans un centre de transfert et de formation, établi à Deschambault. Les employés ont pour mission d’aider au démarrage d’alumineries aux quatre coins du monde. L’usine islandaise, située à Reydarfjördur, était la première dans leur carnet de commandes.

Isabelle St-Germain, experte en sinistres pour une compagnie d’assurances, a pris un congé sans solde durant l’été pour aller rejoindre son mari, Charles, travailleur d’usine, avec leurs filles Béatrice, 15 ans, et Charlaine, 17 ans. Elle a rempli ses valises de livres et de toiles épaisses, qu’elle suspend la nuit devant les fenêtres de sa maison pour bloquer les rayons du soleil de minuit. Quelques semaines après son arrivée, elle avait déjà dévoré ses livres, mais ne s’ennuyait pas pour autant. « Les Islandais sont un peu difficiles d’appro che, mais dès que la glace est brisée, c’est gagné. Ce sont de bons vivants, pas si différents des Québécois. »

Ce n’est pas le seul parallèle qu’on peut tracer entre la Belle Province et cette terre de feu et de glace. Comme au Québec, où la fermeture de scieries met des villages en péril, les bourgades islandaises souffrent de l’essoufflement de la pêche. Nombre des 420 employés recrutés ces dernières années par Alcoa à Reydarfjördur — le village ne comptait que 600 âmes avant l’ouverture de l’usine, contre près de 2 000 aujourd’hui — sont d’anciens pêcheurs. « Seulement trois d’entre nous avaient de l’expérience dans le secteur de l’aluminium », souligne Steinthor Thodarson, directeur du Service des ressources humaines pour Alcoa en Islande.

Comme le Québec, l’Islande jouit d’un territoire lézardé de larges rivières. C’est un potentiel hydroélectrique inouï. L’État, soucieux de faire revivre ses régions et de diversifier son économie — trop dépendante du secteur financier, comme l’a éloquemment montré la quasi-faillite du pays (voir « Une île en faillite ») —, s’est mis à la recherche d’une industrie qui voudrait bien braver le froid, l’isolement et les nuits interminables de l’hiver pour profiter de cette manne énergétique. Alcoa, gloutonne en électricité, comme toutes les alumineries, a mordu à l’appât.

Pour les autorités islandaises, la question était réglée : l’Islande exporterait ses kilowattheures, en quelque sorte, en s’en servant pour faire des lingots d’aluminium. Restait à convaincre la population. Dès le début des années 2000, des maires, des agriculteurs, des directeurs d’école et autres décideurs de la région des fjords de l’Est se sont fait payer le voyage jusqu’à Deschambault pour constater de visu à quoi ressemble une créature qui crache 260 000 tonnes d’aluminium par année — l’usine de Reydarfjördur allait en produire 350 000 — et comment elle arrive à s’intégrer dans une petite localité. L’opération séduction a fonctionné. La population a donné son appui au projet.

Dans la poche ? Loin de là. Les environnementalistes ont vu rouge quand ils ont appris que l’État islandais s’apprêtait à construire un barrage de 193 m de haut et de 730 m de long, et à ennoyer un territoire de 57 km 2 pour assouvir les besoins d’Alcoa (à titre comparatif, le barrage de LG-2 fait 162 m de haut et 2 835 m de long). À lui seul, ce colosse hydroélectrique allait faire grimper de 50 % la production électrique de l’Islande et coûter 1,2 milliard de dollars américains. Le pays mettrait 40 ans à rembourser sa dette, alors qu’Alcoa rentabiliserait son propre investissement (1,4 milliard pour construire l’usine) en 5 ans.

Des groupes comme Saving Iceland ont vu le jour et ont installé des campements sur l’emplacement prévu pour la construction du complexe hydroélectrique, à Kárahnjúkar, espérant sauver « le dernier territoire sauvage de l’Europe ». La chanteuse Björk, le groupe post-rock Sigur Rós et d’autres artistes islandais y sont allés d’un grand concert gratuit. Rien n’y a fait. Le premier coup de pelle a été donné en 2003.

Les verts ont rappliqué quand la construction de l’usine proprement dite s’est amorcée, en 2004. On a dû interrompre la construction lorsqu’ils ont escaladé les grues sur le chantier. Tómas Sigurdsson, choisi pour diriger l’aluminerie, s’est fait entarter façon islandaise, avec du skyr — genre de yogourt — teint en vert pour l’occasion. Sa famille a été momentanément transférée à Reykjavík pour des raisons de sécurité.

« Nous avons respecté les lois les plus strictes en ce qui concerne les études d’impact sur l’environnement », assure Tómas Sigurdsson, confortablement installé dans son bureau au design sobre et moderne, qui jouxte aujourd’hui la nouvelle usine.

Selon lui, l’entreprise n’a rien négligé. Par respect, elle aurait même pris soin de ne pas construire ses installations dans la sphère d’influence du spectre de Hólmaskotta, personnage de contes folkloriques qui hanterait une église du village voisin (les Islandais aiment leurs sagas et leurs légendes ; certaines sont même protégées en vertu d’une loi sur le patrimoine culturel).

Les habitants des fjords de l’Est accordent majoritairement leur appui au directeur. « Les environnementalistes qui s’opposent aux activités d’Alcoa sont de la ville », fait savoir Smári Geirsson, professeur d’histoire dans une école du coin. « Ils viennent ici dans leurs 4 x 4 la fin de semaine et voudraient qu’on laisse leur terrain de jeux intact. Mais c’est de notre avenir économique qu’il s’agit. » Il croit que les récents problèmes économiques qui secouent la capitale pourraient donner une leçon d’humilité à ses compatriotes de la ville.

Eskifjördur, Reydarfjördur et les autres bourgades du fjord étaient en voie de devenir des villages fantômes avant qu’Alcoa recrute ses employés et attirent des sous-traitants, affirme-t-il. Aujourd’hui, on voit des familles s’y établir, des maisons se bâtir. Les villageois se donnent la peine d’entretenir leur propriété. « Quand on est arrivés ici, il y a quelques années, les choix étaient très limités à l’épicerie », confirme Marc Piché, employé d’Alcoa qui voit au bien-être des « expatriés » québécois en Islande en leur dénichant des logements et en organisant le déménagement de leurs familles, entre autres. « Maintenant, on réussit à se faire de bonnes bouffes ! »

Les Québécois qui aident leurs nouveaux collègues à produire leurs tout premiers lingots se tiennent loin de ces débats. Pour eux, la mission est claire : aider l’usine Fjardaál (aluminium des fjords, c’est son nom) à devenir aussi performante que celle de Deschambault. « La phase de démarrage d’une nouvelle usine [qui dure plus d’un an] est un moment électrisant », dit Yvon Durepos, qui vient de l’usine de Baie-Comeau. « On ne compte pas nos heures, il y a toujours des imprévus. C’est pour ça que je suis venu. Pour le défi, l’adrénaline. »

Défi, aventure… ces mots sont sur les lèvres de tous les Québécois. On communique avec les Islandais dans un anglais approximatif ou encore par signes. L’équipe est soudée et la bonne humeur, générale.

Avec ses deux immenses salles de cuves qui s’étirent chacune sur plus d’un kilomètre — chaque salle compte 168 cuves rutilantes dans lesquelles l’alumine est transformée en aluminium grâce à une réaction électrochimique —, Fjardaál devrait atteindre son rythme de croisière en 2009 et pourrait devenir le compétiteur numéro un de Deschambault. « Ça fait partie de la game », dit Jean Lemieux, pas inquiet pour deux sous. Aussitôt rentré au Québec, le technicien s’attaquera à la moder nisation de l’usine de Baie-Comeau.

D’ici Noël, tous les « expats » québécois auront quitté le pays des geysers. À une exception près : Jenny David, 25 ans, experte en contrôle de la qualité. « Je n’avais jamais pris l’avion avant de venir ici et je ne parlais pas très bien l’anglais, encore moins l’islandais. Je suis tombée amoureuse du pays. » Pórdis Stefansdóttir, technicienne à l’usine, est heureuse. Au moins une de ses nouvelles copines restera en Islande.

Beaucoup d’Islandais ont déjà prévu un voyage au Québec, histoire d’entretenir les nouvelles amitiés. Les Québécois rêvent de revenir un jour. Leur vœu s’exaucera peut-être plus vite qu’ils ne le pensent. Alcoa songe à ouvrir une deuxième usine dans la région d’Húsavík, dans le nord du pays. Le potentiel géothermique y serait fabuleux. On s’attend à ce que l’État accélère la mise en chantier de nouvelles alumineries pour relancer son économie.

Si ce n’est pas en Islande, le boulot les mènera ailleurs. Au printemps dernier, Deschambault a reçu la visite d’Akitsinnguaq Olsen, recrutée au Groenland par Alcoa, qui aimerait bien profiter du potentiel hydroélectrique de la région de Maniitsoq, sur la côte ouest de cette grande île rattachée au Danemark. Responsable des communications, Akitsinnguaq aura pour mandat de promouvoir l’idée auprès de ses compatriotes. Les environnementalistes la tiennent déjà à l’œil.