Visite au pays de l’espoir

En 25 ans, le Rwanda est passé de théâtre de l’un des pires génocides de l’histoire au statut de modèle pour les pays africains. Réconciliation nationale, éducation, santé, sécurité publique : son essor a été spectaculaire. Grâce à quoi, et à quel prix ? Notre journaliste s’est rendu sur place pour comprendre le « miracle » rwandais… et ses parts d’ombre.

DE CES 100 JOURS DE 1994, Angélique se souvient de chaque détail. Elle se rappelle les adultes autour d’elle qui se mirent à trembler à l’annonce de l’assassinat du président Juvénal Habyarimana. De ces jours enfermée avec sa famille dans une église, de ces semaines réfugiée dans la forêt, sans presque rien à boire, rien à manger. De ces miliciens interahamwes à la solde du gouvernement hutu qui venaient, tuaient puis repartaient.

Angélique, qui n’avait pas encore 10 ans, se souvient de ces corps inertes éparpillés un peu partout dans les rues. De la séparation d’avec sa mère et ses sœurs. De l’instant où les miliciens ont tué son père et ses frères. De ce jour où ils ne tuaient que les hommes, de ce jour où les femmes avaient eu la vie sauve en attendant le jour suivant.

Et puis, Angélique se souvient du matin où tout s’est soudainement arrêté. Le sang ne coulait plus, les tueries avaient cessé. Comme près de 100 000 enfants au Rwanda en 1994, elle était désormais orpheline. Elle avait été épargnée. Plus de 300 000 autres n’avaient pas eu cette chance. Comme David, 10 ans, qui aimait le soccer autant que faire rire les gens, et qui a fini torturé jusqu’à son dernier souffle. Comme Fillette, deux ans, morte jetée contre un mur. En 1994, au Rwanda, même l’innocence n’a pas survécu.

Du 7 avril au 18 juillet 1994, le pays a connu le pire drame de son histoire, la majorité hutue exterminant les membres de la minorité tutsie à une cadence effrénée. Le génocide le plus rapide de l’histoire a entraîné la mort de près d’un million de personnes, la plupart tuées à la machette, les autres avec à peu près tout ce qui pouvait constituer une arme. Le destin de ce petit pays africain de la région des Grands Lacs, coincé entre la République démocratique du Congo, la Tanzanie et l’Ouganda, avait basculé dans le pire de l’humanité.

Aujourd’hui, le Rwanda est un tout autre pays. Et même plus que ça : c’est une promesse, un espoir. Certes, 25 ans après le génocide, le « pays des mille collines » porte encore les stigmates de cette folie. Mais dans le Rwanda de Paul Kagame, arrivé au pouvoir à la faveur de la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), en 1994, il n’y a désormais plus d’ethnies, il n’y a plus de Hutus, de Tutsis ou de Twas. Il n’y a que 12 millions de Rwandais. En une génération, le pays a ainsi réussi à réconcilier les ennemis d’antan pour mieux renaître de ses cendres, réalisant des progrès gigantesques dans bien des domaines, au point d’être maintenant montré en exemple sur le continent africain et un peu partout sur la planète.

Ce « miracle rwandais » ne doit toutefois pas faire oublier qu’il reste beaucoup à faire. La croissance économique, portée par les investissements publics et l’aide internationale, a fini par ralentir, ce qui a forcé depuis quelques années le Rwanda à repenser son développement économique. Un défi colossal dans un pays gouverné par un président à la poigne de fer, et où l’opposition politique comme la liberté d’expression sont encore largement encadrées, sinon étouffées, en dépit de quelques progrès récents.

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COMME ANGÉLIQUE INGABIRE, Claude Habarugira est un orphelin du génocide. Lui avait trois ans et n’en garde aucun souvenir. Il y a bien cette sensation, cette main maternelle qui le retient à la ceinture. Il y a aussi le bruit des armes à feu. Mais c’est tout. Jamais un visage. Pas même celui de sa mère ou de son père.

Après une enfance passée à être ballottés de famille en famille, Claude, 28 ans, et Angélique, 34 ans, vivent désormais ensemble. Ils ont un lien de parenté très lointain, mais « après le génocide, chaque rescapé avait envie de se rapprocher de la moindre personne encore vivante dans sa famille », souligne Angélique avec pudeur. Frère et sœur de vie, ils partagent une petite maison, sans eau courante, prêtée par un oncle de Claude dans le quartier populaire de Gikondo, à Kigali, la capitale.

Comme les 100 000 orphelins, ils ont pu bénéficier du FARG, un fonds d’aide aux rescapés du génocide financé par l’État, qui a pris sous son aile tout leur cheminement jusqu’à l’âge adulte, assumant leur scolarité ainsi que leurs frais de subsistance. Pas une fortune, mais suffisamment pour que Claude décroche en 2018 une licence en administration des affaires à l’Université adventiste d’Afrique centrale, à Kigali. De son côté, Angélique, qui a bénéficié du concours d’amis de la famille, en plus du FARG, a obtenu une licence en commerce à l’Université d’Annamalai, en Inde.

Instruits et pris en charge par l’État depuis leur plus jeune âge, Claude et Angélique ont maintenant tout pour construire leur vie. Tout, à part un travail.

« Nous sommes tellement nombreux à avoir étudié qu’il n’y a pas suffisamment d’emplois pour tout le monde », raconte Angélique, dont le regard semble porter encore aujourd’hui la force et la résilience de tous les orphelins du génocide. « Nous devons créer nos propres jobs. »

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À LA FIN DU GÉNOCIDE, après quatre ans de guerre civile, le Rwanda était plongé dans la plus profonde des misères. Ses mille collines sont certes couvertes de parcelles cultivées, mais le pays, légèrement plus étendu que les Laurentides, ne dispose pas de vastes plaines propices à une agriculture à grande échelle. Avec le thé et le café comme seuls débouchés, ce secteur ne pouvait constituer l’assise d’une nouvelle économie. Par ailleurs, l’industrie était presque inexistante, et les minerais rares et coûteux à extraire — mieux valait en acheter chez le voisin congolais pour les revendre ensuite sur les marchés internationaux. Sous la houlette de Paul Kagame, le pays a donc choisi de miser sur sa population. Avec le soutien des institutions internationales — notamment la Banque mondiale —, le Rwanda a axé son développement sur les deux leviers structurants que sont la santé et l’éducation.

Les résultats sont à présent au rendez-vous. La population gagne un an d’espérance de vie chaque année depuis 20 ans — celle-ci était de 67 ans en 2018. Et 91 % des Rwandais bénéficient d’une assurance maladie. Le système d’éducation est l’un des plus efficaces d’Afrique : la quasi-totalité des enfants terminent l’école primaire, selon le ministère de l’Éducation, et près de 90 000 Rwandais étudiaient en 2017 dans un des 38 établissements d’enseignement supérieur, dont 20 universités.

Solidement soutenue par l’aide internationale (40 % du budget du pays jusqu’en 2012) et les investissements publics dans de grands chantiers de (re)construction, l’économie rwandaise a enregistré un taux de croissance annuel moyen de 7,5 % de 2000 à 2017. Un comportement rare sur le continent, d’autant que la dette publique reste contenue à environ 40 % du PIB. L’agriculture, qui compte encore pour près des deux tiers des revenus d’exportation, perd peu à peu du terrain au profit du secteur tertiaire, notamment les TI, la téléphonie (le pays produira prochainement le premier téléphone intelligent fabriqué en Afrique) ou encore les services financiers.

Dans ce Rwanda qui a connu un développement éclair ont commencé à apparaître les maux qui rongent nombre de pays développés. Dont le chômage. Et plus particulièrement celui des jeunes, qui approche les 25 %. Et ils sont nombreux, les jeunes : plus de 60 % des Rwandais ont moins de 25 ans (au Québec, c’est 27 %).

Le taux de pauvreté est certes passé de 60 % à 40 % de 2000 à 2014, mais les inégalités demeurent criantes, notamment entre Kigali et les campagnes. Des inégalités qui se creusent au fur et à mesure de la mutation d’une économie agraire en une économie de services. Nombreux sont les laissés-pour-compte de cette croissance vigoureuse (encore 8 % en 2018) et de ce développement à deux vitesses.

De plus, la population vieillit, ce qui signifie toujours plus de prestations médicales, plus de structures… et plus de retraites à financer pour l’État, car la population active n’est pas assez importante pour assurer la pérennité du système. L’âge légal de départ à la retraite, fixé à 60 ans, est d’ailleurs au cœur des débats. Certains réclament qu’il soit abaissé à 55 ans, afin d’ouvrir des débouchés aux jeunes ; d’autres voudraient au contraire qu’il soit relevé, pour financer les retraites.

Le pays fait en quelque sorte un apprentissage forcé des limites des économies modernes, et en mode accéléré. Le ralentissement enregistré en 2016 et 2017 a en effet mis en évidence les limites d’un modèle de croissance porté par le secteur public, qui est incapable désormais d’absorber chaque année les nouveaux diplômés. Les limites de l’État-providence.

Aujourd’hui, au Rwanda, le mot d’ordre est donc : « Créez votre boîte… et arrêtez de demander un poste de fonctionnaire dès que vous sortez de l’école. » C’est pour cette raison que Claude Habarugira compte se lancer dans les affaires. « J’ai un plan. Je veux fonder ma propre boîte d’exportation de fruits [avocats, bananes, papayes] vers Dubaï, notamment, ainsi que vers d’autres pays de la région. Je suis en train de chercher des partenaires pour pouvoir me lancer. »

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À KIGALI, où vivent plus d’un million de personnes, la modernité est présente à tous les coins de rue. Au centre-ville, dans le quartier du Plateau (oui, comme à Montréal), les bâtiments flambant neufs en verre et les chantiers en cours se disputent l’horizon avec les nouveaux quartiers résidentiels. Car Kigali est une ville de son temps. Sur les motos-taxis, tout le monde porte un casque sans sourciller. Les sacs en plastique sont interdits — comme dans l’ensemble du pays — depuis 2009. Les bus sont équipés d’une commande automatique de vitesse par GPS, ce qui a permis de réduire considérablement le nombre d’accidents sur les routes — bus publics dans lesquels le Wi-Fi a fait son apparition au mois de janvier dernier !

C’est dans cette capitale qui sent le neuf que s’est installée la majorité du 1,5 million de Rwandais de la diaspora, rentrés depuis la fin de la guerre, le plus souvent après des études supérieures dans les pays occidentaux.

C’est le cas de Gaël Murara, 27 ans. Né au Burundi, où ses parents hauts fonctionnaires s’étaient réfugiés pendant la guerre, il a fréquenté les écoles internationales en Côte d’Ivoire puis en Tunisie. Il a ensuite étudié cinq ans à Montréal, où il a obtenu en 2014 un diplôme de Polytechnique en génie civil. Puis, il est parti pour le pays de ses parents. « Je suis venu pour six mois… il y a cinq ans ! »

Gaël Murara, qui porte la barbe de trois jours et le t-shirt bien ajusté, crée alors son entreprise de livraison de fruits et légumes pour les restaurants, les hôtels et les particuliers. Une vingtaine d’employés, trois motos et plus de 1 000 livraisons mensuelles plus tard, il vend sa boîte et rejoint African Alliance Rwanda, l’une des principales sociétés de conseil en investissement du continent, qui a ouvert un bureau à Kigali en 2010. « J’aimerais pouvoir attirer des investisseurs étrangers et aider les sociétés locales à se développer. Sur le plan financier, le Rwanda offre tout ce que la Suisse, Dubaï ou Singapour peuvent offrir… mais en moins cher ! Ma prochaine idée, c’est d’amener au Rwanda ce qui marche en Inde en matière de technologies de l’information. »

La stabilité politique, l’efficacité bureaucratique et le faible niveau de corruption — l’ONG Transparency International classe le Rwanda au 48e rang sur 180 des endroits les moins corrompus de la planète, devant des pays comme l’Italie ou la Corée du Sud — font du Rwanda l’un des terrains privilégiés des investisseurs étrangers sur le continent. Dans la capitale, les infrastructures sont propices à la tenue d’événements internationaux (centre de congrès flambant neuf, hôtels aux standards internationaux, nouvel aéroport international en cours de construction, etc.). Selon la directrice générale du Bureau de développement du Rwanda, les investissements directs étrangers sont passés de 800 millions de dollars américains en 2007 à 1,675 milliard en 2017, soit une augmentation de plus de 100 % en 10 ans. Preuve de l’attractivité nouvelle du pays, même si les statistiques officielles ne doivent pas toujours être prises au pied de la lettre.

Comme l’ensemble du pays, Kigali est une ville particulièrement sûre et d’une propreté exemplaire. Il existe au Rwanda une corvée mensuelle de nettoyage appelée umuganda (travaux communautaires, en kinyarwanda), explique Gaël Murara. Par fierté, mais aussi par souci de rendre leur pays attractif, les Rwandais sortent dans les rues pour enlever les déchets. Et personne n’y échappe ! En arpentant les rues de la capitale, difficile en effet de mettre le pied sur une canette de Coca-Cola ou de croiser un déchet négligemment abandonné… Elle offre donc un cadre favorable aux affaires, et notamment au développement du tourisme (haut de gamme, d’affaires ou médical), l’un des nouveaux chevaux de bataille du gouvernement.

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« AVEC PAUL KAGAME, le Rwanda a refusé d’être petit. Le pays a refusé la médiocrité telle qu’on l’associe généralement à l’Afrique », explique la directrice de cabinet de la présidence, Ines Mpambara. Après Paul Kagame, qu’elle surnomme avec déférence et admiration « le boss », elle est la personne la plus importante de l’appareil étatique.

Ines Mpambara, 40 ans, a grandi au Burundi dans les années 1990, comme de nombreux Tutsis ayant fui les persécutions. C’était avant le départ de la famille pour le Québec, avec ses sœurs et ses frères (dont l’humoriste Michel Mpambara). Après son secondaire à Jean-de-Brébeuf et un bac en journalisme à l’Université de Moncton, elle a décidé au début des années 2000 de venir s’installer au Rwanda. Depuis 10 ans, elle est au service du président, raconte-t-elle à L’actualité dans les jardins luxuriants de l’Urugwiro Village, la résidence où sont réunis les services de la présidence.

« Bien sûr, les changements ne vont peut-être pas aussi vite que chez les dragons d’Asie. Mais on se pose continuellement la question : comment faire en sorte que notre développement soit durable, qu’on ne stagne pas, qu’on ne soit pas assis sur nos lauriers ? Surtout, comment faire en sorte que ce développement soit désormais dans l’ADN de chaque Rwandais ? »

Pour cette femme à l’allure élancée, dont les cheveux coupés très courts et le regard encadré par une paire de lunettes trahissent une farouche détermination, Paul Kagame est avant tout un être pragmatique. Et en bon pragmatique, il a su s’entourer des meilleurs, formés dans les plus grandes écoles aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Canada. Surtout, il n’a pas hésité à donner leur chance aux jeunes et aux femmes, qui occupent 11 sièges sur 19 au Conseil des ministres. Le pays détient par ailleurs un record mondial : celui du pourcentage de femmes siégeant à la Chambre des députés (61 %). « Dans le bureau du boss, tout le monde a dans la trentaine. Il y a des jeunes à des postes clés : la ministre du Commerce [Soraya Hakuziyaremye] a 38 ans, celui des Transports [Jean de Dieu Uwihanganye], 31 ans. Moi-même, je n’aurais jamais eu ce poste ailleurs. Le boss a compris qu’avec les jeunes, la bureaucratie est moins lourde. »

Paul Kagame est « très exigeant avec lui et avec les autres », car « son ambition, c’est le Rwanda », assure encore Ines Mpambara. Militaire de carrière, l’homme mène une vie presque monacale (seulement quatre ou cinq heures de sommeil, repas sommaires et pas une goutte d’alcool), préférant se concentrer sur son action au sommet de l’État. Avec son regard d’acier et une taille — 1,88 m — qui ajoute de la grandeur au personnage, il est aussi celui qui court dans les parcs de la ville les deuxième et quatrième dimanches du mois, parmi la population, pour inciter celle-ci à faire du sport.

Une anecdote illustre précisément ce refus de l’ostentation chez Paul Kagame. Lors d’une entrevue avec le consultant en entrepreneuriat Frédéric Ngirabacu dans le nouveau quartier des affaires, Kigali Heights, celui-ci s’interrompt quelques secondes pour regarder un cortège de VUS aux vitres teintées. Dans le dernier véhicule, un Range Rover, se trouve le président. Il y a bien des motards chargés d’encadrer le convoi, mais pas de drapeau sur l’itinéraire du « boss », pas de tapis rouge, pas de trafic interrompu pendant des heures, pas de cortège d’automobiles interminable… Une image qui tranche avec celle de certains présidents d’Afrique et d’ailleurs, qui se laissent volontiers aller à quelques petits plaisirs monarchiques.

Plaçant le développement économique du pays au-dessus de tout, Paul Kagame conduit le pays comme une entreprise, s’inspirant des plus grands dirigeants de sociétés du monde. Ce n’est pas un hasard si certains d’entre eux comptent parmi ses admirateurs, de Bill Gates au PDG de Starbucks, Howard Schultz, en passant par Howard G. Buffett ou encore l’économiste américain Michael Porter.

Dans la Harvard Business Review, le professeur de stratégie d’entreprise à Harvard ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur le leadership du président rwandais et sur la façon très rationnelle avec laquelle il conduit le pays. « Le Rwanda est unique par le fait que le gouvernement fait réellement avancer les choses, écrit Michael Porter. Dans la plupart des pays, les choses ne se réalisent pas. Les routes ne sont pas construites à temps. Les écoles ne s’établissent pas. Les enseignants ne sont pas formés. La formation professionnelle ne fonctionne pas. Et le Rwanda, en partie par manque de ressources naturelles et en partie par un bon leadership, a pu réellement mettre les choses en œuvre et les exécuter. »

Sauf que parfois, les changements de cap ou de stratégie sont trop brusques et mal préparés. La mauvaise gestion de la transition linguistique en est le meilleur exemple.

À la rentrée scolaire de 2010, tout l’enseignement a basculé du français à l’anglais, une langue alors très peu parlée au Rwanda. Dans cette ancienne colonie belge, indépendante depuis 1962, le français et le kinyarwanda étaient les langues officielles, jusqu’à ce que l’anglais s’ajoute en 2003 (suivi du swahili en 2017). Du jour au lendemain, des enseignants habitués à donner leurs cours en français ont été contraints de le faire en anglais, sans matériel pédagogique adapté.

À l’époque, Paul Kagame avait pris cette décision pour favoriser le développement régional du pays dans un environnement majoritairement anglophone (Ouganda, Tanzanie, Kenya), et intégrer au plus vite la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) et le Commonwealth.

Toujours est-il qu’actuellement, au Rwanda, une génération d’enfants et de jeunes adultes parlent un anglais de qualité moyenne, parfois même médiocre, surtout dans les zones reculées. Cette génération sacrifiée est tiraillée entre deux langues, à défaut d’en maîtriser une. Paul Kagame, anglophone (il a grandi en exil en Ouganda), promet de réintégrer le français à l’école, conscient des dégâts occasionnés. Car « le boss » est à l’origine de toutes les décisions qui concernent le Rwanda. Au moins jusqu’en 2024, date de la prochaine élection présidentielle.

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AU LENDEMAIN DU GÉNOCIDE contre les Tutsis, apaisement et stabilité étaient les deux principales aspirations du peuple rwandais. La réconciliation était alors une nécessité. C’est à ce moment-là que Paul Kagame, lui-même d’origine tutsie, a écrit les premières pages d’une nouvelle histoire nationale, où les questions ethniques allaient être gommées. Désormais, il n’y aurait plus de Hutus et de Tutsis, seulement un peuple rwandais uni.

Sur le plan juridique, le Conseil de sécurité de l’ONU a mis en place, dès novembre 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à Arusha, en Tanzanie, afin de juger les planificateurs du génocide.

Pour en savoir plus sur le Rwanda, 25 ans après le génocide, écoutez notre balado [Réconciliation] ou quand deux anciens génocidaires rencontrent deux rescapés.

Mais le véritable socle du processus de réconciliation, c’est l’instauration des Gacaca, les tribunaux communautaires villageois, en 2001. Ce système unique a permis de désengorger les prisons (on ne pouvait mettre des centaines de milliers de personnes derrière les barreaux pendant 30 ans), tout en permettant aux victimes de sentir que justice avait été rendue. Au sein de chaque communauté, les aveux des accusés étaient lus devant un public composé des rescapés et des familles de victimes, parfois même sur les lieux où les atrocités avaient été commises. La majeure partie des protagonistes du génocide ont ainsi été jugés, leur passage aux aveux aboutissant sur des promesses de libération anticipée. À leur libération, les prisonniers étaient envoyés dans les camps de rééducation municipaux destinés à faciliter leur réintégration dans le Rwanda postgénocide.

Aujourd’hui, une page est de toute évidence en train de se tourner. Non pas que le pays tente d’oublier ce qui s’est passé. Le devoir de mémoire est considéré comme une obligation par les autorités, et les commémorations sont nombreuses. Par exemple, dans la seule ville de Kigali, trois monuments commémoratifs sont dédiés aux victimes du génocide, et six dans tout le pays.

Les jeunes Rwandais — près des deux tiers de la population n’étaient pas nés en 1994 et n’ont donc pas connu le génocide — ne comprennent pas toujours comment une telle horreur a pu être possible. Et ils sont même pour la plupart incapables de faire la différence entre un Hutu et un Tutsi. Pour eux, la réconciliation est acquise.

Les mots « mémoire », « pardon », « réconciliation », Kizito Mihigo les connaît par cœur, et pour cause : il les chante ! Chanteur de gospel à succès, il remplit des stades et des salles de spectacle. Rares sont les Rwandais qui ne connaissent pas son nom. En 2010, le compositeur de 37 ans a créé la fondation Kizito Mihigo pour la Paix, se donnant pour mission d’utiliser la musique, la poésie, le théâtre ou le cinéma au service de la paix et de la réconciliation.

« Seul, le gouvernement n’aurait pas pu faire ce travail de réconciliation », explique-t-il, casquette vissée sur la tête, blouson de cuir et chaîne en or qui brille, bien loin de l’image attendue d’un chanteur liturgique. « Dans la société civile, de nombreux acteurs, dont l’Église [près de 95 % des Rwandais sont chrétiens], ont fait un grand travail pour réconcilier les victimes et leurs bourreaux, pour qu’ils puissent discuter ensemble, se dire la vérité. Je pense aussi aux artistes qui travaillent sur ce sujet et qui essaient de panser les blessures. Tous les Rwandais ont contribué à leur niveau à ce voyage que nous avons fait en tant que société. »

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LE PRÉSIDENT RWANDAIS a placé la sécurité nationale au cœur de son action politique, et fait de la stabilité la condition sine qua non du développement du pays. Dans le langage kagaméen, cela signifie police et armée fidèles, justice à la main du pouvoir, répression farouche de toute forme d’opposition politique, étouffement de la liberté d’expression, espionnage généralisé (à la fin des années 1980, Paul Kagame était l’un des hommes forts des services de renseignement militaire de l’armée ougandaise), disent plutôt ses détracteurs. Et cela signifie aussi une Constitution sur mesure.

Paul Kagame a en effet fait modifier la Constitution du pays pour pouvoir se présenter aux élections présidentielles de 2017 — remportées par 98,7 % des suffrages —, la loi n’autorisant jusqu’alors que deux mandats. Élu par le Parlement en 2000, il avait été élu une première fois au suffrage universel direct en 2003, puis réélu en 2010. En théorie, il ne pouvait se représenter en 2017, d’où la modification de la Constitution. Désormais, les présidents seront en poste durant cinq ans, pour deux mandats au plus.

Pour les plus fervents partisans de Paul Kagame, c’est justement cette obsession de la sécurité et de la stabilité à la tête de l’État qui a permis au Rwanda de se donner les moyens d’avancer au lendemain du génocide. Ils préfèrent mettre en avant la vision de l’homme et la manière dont il a accompagné la transformation du pays, notamment sa quête de modernité. Et tant pis si les ONG de défense des droits de la personne lui reprochent de privilégier le développement au détriment de la démocratie.

Montré en exemple par la Banque mondiale et le FMI, pour lesquels le Rwanda représente la meilleure vitrine de leur action pour le développement, admiré dans de nombreux pays du continent, Kagame a inscrit son pays sur la scène mondiale et l’a installé à la tête d’institutions internationales, tant francophones qu’anglophones : adhésion du Rwanda à la Communauté économique d’Afrique centrale, élection de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie, adhésion à la Communauté d’Afrique de l’Est et au Commonwealth, ou encore présidence de l’Union africaine en 2018. Autant d’initiatives politiques à l’international qui lui permettent de promouvoir son pays et de bénéficier de retombées économiques sous la forme d’investissements.

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UNE ENTREVUE POLITIQUE au Rwanda commence souvent par la même question : « Quand avez-vous été libéré de prison ? » Un peu comme si un séjour à l’ombre était un passage obligé dès lors que l’on choisit de faire de la politique au « pays des mille collines ». Et plus encore lorsqu’on ose s’opposer au pouvoir en place.

Car il y a des mots au Rwanda qu’il vaut mieux ne pas prononcer sur la place publique. Vilipender trop vertement le président ou remettre en question sa lecture du génocide — certains demandent, par exemple, que soient reconnues les tueries contre les Hutus commises en représailles par les Tutsis — peut coûter cher. Journalistes et opposants politiques doivent faire face à un choix cornélien : rentrer dans le rang, vivre en exil ou disparaître à l’ombre des barreaux, dans le meilleur des cas.

Parmi eux, le candidat à la présidence de 2003 Theoneste Niyitegeka, les proches de l’opposant en exil à Toronto David Himbara, les anciens officiers Tom Byabagamba et Frank Rusagara, ou encore la candidate à la présidence de 2017 Diane Rwigara, dont le père avait trouvé la mort, en 2015, dans des conditions qui laissent croire à un assassinat politique, selon sa famille.

Victoire Ingabire, 50 ans, est également l’une de ces voix dissonantes. Principale figure de l’opposition actuelle et présidente du parti des Forces démocratiques unifiées (FDU), elle a été arrêtée en 2010 alors qu’elle tentait de se présenter à la présidentielle. Son parti n’avait finalement pas été reconnu, et l’économiste avait été condamnée en 2013 à 15 ans de prison par la Cour suprême du pays pour « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre » et « minimisation du génocide de 1994 ».

« J’ai été condamnée injustement », affirme Victoire Ingabire, qui reçoit L’actualité dans sa maison du quartier résidentiel de Gishushu, non loin du centre de Kigali.

Comme à son habitude, elle porte un tailleur entièrement rouge, à un détail près, le bouton vert. Vert et rouge, comme les couleurs de son parti, le FDU, dont tous les cadres ont été arrêtés en 2017. « La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples m’a innocentée et a déclaré que je n’avais pas eu droit à une justice équitable. »

Libérée en septembre 2018, en compagnie de plus de 2 100 prisonniers à la faveur d’une grâce présidentielle, Victoire Ingabire peine pourtant à croire à une véritable détente du côté des autorités et du président Kagame. « Deux ou trois semaines après ma libération, mon vice-président [Boniface Twagirimana], lui aussi en prison, a disparu de façon mystérieuse. Le gouvernement fait un pas en avant, mais il recule en même temps. Il est donc difficile pour l’instant de voir si l’État est vraiment en train de procéder à l’ouverture de l’espace politique dans le pays. » Au Rwanda, en effet, les opposants politiques n’ont que peu l’occasion de faire entendre leur voix. Difficile pour un parti politique d’exister devant l’hégémonie du FPR, le parti du président, et toute velléité à se présenter à la présidentielle est constamment endiguée.

Aux yeux de Victoire Ingabire, sa libération a été une façon pour le pouvoir en place de montrer patte blanche devant la communauté internationale au moment où se décidait l’élection de Louise Mushikiwabo à la tête de la Francophonie. Et la disparition du numéro deux de son parti, de rappeler à elle et à tous les opposants qui est vraiment « le boss » sur la scène politique intérieure.

Mais il en faut plus pour décourager la présidente du FDU, qui prône une économie sociale et solidaire, où les richesses seraient mieux redistribuées. Depuis peu, Victoire Ingabire a repris ses visites dans les provinces. Son objectif est de remettre son parti en ordre de marche, en vue de l’élection présidentielle de 2024. « La priorité, c’est d’obtenir un espace politique au Rwanda. Car sans ça, ce n’est pas possible de mener campagne pour des élections. »

De premiers signes d’ouverture de la part du gouvernement sont apparus récemment. Pour la première fois, deux partis d’opposition, le Parti social Imberakuri et le Parti vert démocratique, ont fait leur entrée au Parlement, à la faveur des élections législatives de septembre 2018.

« C’est une grande réalisation pour notre parti, mais aussi une grande réalisation pour le pays du point de vue de la démocratie. Il y a de l’espoir maintenant », dit Frank Habineza, 42 ans. Le fondateur du Parti vert démocratique avait été contraint à l’exil en Suède de 2010 à 2012, à la suite de l’assassinat de son vice-président, André Kagwa Rwisereka, peu avant les élections présidentielles de 2010 — élections dont le Parti vert avait par ailleurs été exclu.

« Il reste encore beaucoup à faire pour que le Rwanda soit une véritable démocratie fonctionnelle », dit-il à L’actualité à la terrasse de l’Olympic Hotel, au nord de la capitale. « Mais aujourd’hui, nous avons les fondations, avec un État stable, un pays sécurisé, des institutions fortes. Et nous avons désormais des partis d’opposition au Parlement. La prochaine étape serait d’avoir des partis d’opposition au sein du gouvernement. » Un parti présent à la Chambre des députés doit obligatoirement être représenté au gouvernement, stipule la Constitution, mais cette clause n’a jamais été respectée, puisque seul le FPR était présent au Parlement jusqu’en 2018.

Il reste beaucoup de travail à faire, et l’ouverture se fait à pas de fourmi. « Il nous faut rester dans le cadre de la loi et ne pas critiquer ouvertement la personne du président, car on sait que c’est interdit. En revanche, on peut critiquer son action sans problème, tout comme les politiques du gouvernement », souligne Frank Habineza, qui veut croire en l’émergence d’une réelle opposition institutionnelle.

Pour les journalistes aussi la situation s’est améliorée ces dernières années. « Il n’y a pas si longtemps encore, le gouvernement nous considérait comme des espions, comme des ennemis, qui ne sont là que pour dire des choses négatives », explique Cyubahiro Bonaventure, correspondant au Rwanda pour RFI en langue swahilie depuis 2015. « Il y a encore quelques années, les journalistes de la BBC ou de RFI n’étaient pas conviés dans les conférences de presse. Ça a changé, car le gouvernement s’est rendu compte que c’étaient des vitrines à l’international. Il a compris que, sans les journalistes, il ne pouvait pas faire la promotion du pays. »

Cyubahiro Bonaventure ne s’interdit aujourd’hui aucun sujet. « J’ai déjà fait des reportages sur le gouvernement. J’ai déjà critiqué le gouvernement. J’ai déjà fait un reportage sur Diane Rwigara [l’une des figures de proue de l’opposition], je lui ai rendu visite chez elle. »

Toutefois, le Rwanda étant le Rwanda, il y a toujours des zones où il est risqué pour les journalistes de mettre le nez. Ils n’ont ainsi « pas le droit » de travailler à quelque chose qui pourrait perturber la sécurité nationale, un concept pour le moins flou. Sur la liste des sujets interdits, il y a notamment les questions liées à l’armement, à la défense. Interdit aussi de prendre des photos sans autorisation dans des casernes et des photos de militaires. « Mais si tu fais une demande officielle, il n’y a pas de problème, dit Cyubahiro Bonaventure. Les journalistes qui sont envoyés en prison sont ceux qui sont accusés de perturber la sécurité nationale. Si tu fais ton travail sans dissimuler tes véritables intentions, il n’y a pas de problème. »

L’ONG Reporters sans frontières constate les récents progrès, mais place toutefois le Rwanda au 156e rang en matière de liberté de la presse. Sur 180 pays. « Malgré une nouvelle loi sur les médias, en 2010, et des efforts pour étendre le réseau Internet un peu partout dans le pays, la censure et l’autocensure sont omniprésentes au Rwanda », explique l’organisme dans son baromètre de 2019 sur la liberté de la presse. « Ces dernières années, moins de violations ont été recensées contre les journalistes, mais cela s’explique par le fait que la plupart de ceux qui étaient critiques du régime ont fui le pays ou s’autocensurent. » La liberté d’expression comme la transparence ont encore du chemin à parcourir.

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DANS LA NUIT DU 8 AU 9 MARS DERNIER, le corps d’un homme sans vie a été retrouvé dans la forêt de Gishwati, dans le nord-ouest du pays. Cet homme, c’était Anselme Mutuyimana, l’assistant politique de Victoire Ingabire, 30 ans, dont six passés en prison. Il aurait été tué par strangulation, selon les premiers témoignages recueillis sur place. Un modus operandi qui porte la marque de professionnels en la matière, évoquant d’autres assassinats politiques. Et qui rappelle surtout le contexte politique du Rwanda d’hier et donc, encore, celui d’aujourd’hui.

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Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

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Les bases de la réconciliation

Des chercheurs du Centre de recherches pour le développement international (CRDI), une société d’État canadienne, se sont penchés sur les questions liées à la consolidation de la paix au Rwanda. Ramata Thioune, coordonnatrice de programmes, a chapeauté un projet de recherche sur la résolution des conflits.

« Il a fallu au départ faire taire les armes, et créer un environnement propice au dialogue et aux décisions consensuelles. Toutes les composantes de la population doivent adhérer au processus de paix pour que celle-ci soit durable. C’est essentiel pour construire des institutions fortes, notamment une armée qui transcende les clivages, ou encore un système éducatif efficace. C’est une première étape, nécessaire même lorsque les causes d’un conflit n’ont pas encore été évacuées.

Pour établir les causes profondes, il a fallu revisiter l’histoire du pays — les périodes précoloniale, coloniale, postcoloniale. Les chercheurs ont constaté des exclusions de toutes sortes, des inégalités dans le partage du pouvoir, des revenus, des ressources, dans l’accès à l’éducation, etc. Ce sont ces inégalités qui se sont accumulées au fil du temps et qui ont abouti à ce point culminant, le génocide.

Une des principales leçons que nous avons apprises par cette initiative, c’est que les mécanismes de résolution des conflits doivent être inclusifs et venir de l’intérieur, et qu’ils doivent tenir compte du contexte local. Il est aussi important que les femmes soient un élément clé du processus. Au Rwanda comme dans d’autres pays africains, les femmes ont un rôle majeur dans la résolution des conflits, notamment les reines mères [NDLR : de nombreux villages d’Afrique subsaharienne se choisissent une reine mère, qui fait office de gardienne des traditions, notamment en veillant sur les femmes et les enfants]. Elles ont un pouvoir extrêmement fort sur leur collectivité, elles tiennent une place unique sur laquelle on peut capitaliser pour résoudre des conflits et prévoir ceux à venir. »

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Comme par hasard aucun pays tel la France ou États Unis ne s’en est mêlé et aujourd’hui le pays ce porte à « merveille » à croire que les colonistes sont juste là pour foutre la merde dans un pays tel la Syrie, nous aussi on a eu nos genocides mais il y a 1000 ans, arrêtons d’intervenir au nom de la paix ( mais surtout du contrôle des richesses de ces pays) vu qu il n’y avait rien à en tirer personnes sans est mêlé comme en yougoslavie, pas d’argent à faire donc pas d’intervention de l’europe ou autres.