Quelque deux millions de Moyen-Orientaux, venus notamment de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak, ont migré vers l’Europe en 2015. Cet afflux a provoqué un fort sentiment de rejet envers les migrants dans plusieurs pays, même si l’Allemagne en a accueilli à elle seule un million — le Canada, pour sa part, en a reçu quelque 40 000. Ces flux migratoires — réfugiés, demandeurs d’asile, migrants — ne sont pas terminés. Ils arrivent maintenant d’Afrique, où l’on prévoit que la population va presque doubler d’ici 2050, pour atteindre 2,5 milliards de personnes.
« Les Africains ne viennent pas en Europe pour boucher des trous démographiques ou servir de “chair à retraite”. Ils viennent pour vivre parmi les Européens, sinon pour devenir des Européens », dit Stephen Smith, ex-journaliste au Monde, spécialiste de l’Afrique, aujourd’hui professeur à l’Université Duke, en Caroline du Nord.
La pression démographique, la marginalisation des jeunes et, paradoxalement, l’aide au développement alimentent les migrations africaines vers l’Europe, soutient Stephen Smith. Son essai, qui annonce La ruée vers l’Europe (Grasset, 2018), fait controverse. L’actualité en a parlé avec lui.

Les phénomènes migratoires actuels sont à première vue exceptionnels depuis la Deuxième Guerre mondiale. Que se passe-t-il au juste ?
Les crises de réfugiés comme celle de 2015 sont provoquées par des drames — des guerres ou des catastrophes naturelles —, et donc elles sont abruptes. Les migrations, elles, avancent à pas lents jusqu’au jour où, par effet d’accumulation, elles nous surprennent. D’où, parfois, le sentiment de ne pas avoir « vu venir ». Par exemple, jusqu’à la fin des années 1960, les migrants subsahariens installés à l’extérieur de l’Afrique se comptaient en dizaines de milliers. Aujourd’hui, ils sont près de 6 millions, dont environ 4 millions en Europe et 1,5 million aux États-Unis. Depuis 2010, les départs à l’extérieur du continent africain ont augmenté de 31 %, soit presque deux fois plus que l’ensemble des migrants dans le monde (17 %). C’est un mouvement de fond.
La pauvreté, la faim et l’effondrement social provoquent, disent certains, les flux migratoires dans le monde. C’est plus compliqué que ça, écrivez-vous. Pourquoi ?
Si le malheur et l’oppression suffisaient à expliquer les migrations, l’Afrique se serait vidée de ses habitants dans les années 1990, quand elle était plus pauvre que maintenant, quand de nombreuses dictatures y subsistaient encore et que les puissances extérieures avaient délaissé le continent comme enjeu géopolitique. Mais ne migre pas qui veut. En plus d’une certaine connaissance du monde — aujourd’hui facilitée par les télévisions satellitaires, Internet, les réseaux sociaux ou la communication gratuite via Viber ou WhatsApp —, il faut avoir les moyens de partir.
Il faut donc être « riche » pour partir ?
Oui, riche à l’échelle locale. En fonction du point de départ et de l’itinéraire, la somme nécessaire pour entreprendre le voyage vers l’Europe se situe entre 3 000 et 5 000 dollars — le double sinon le triple du revenu annuel par habitant dans beaucoup de pays au sud du Sahara. Pour que quelqu’un puisse partir, il faut soit qu’il économise cette somme, soit que sa famille ou d’autres réseaux de solidarité se cotisent et investissent dans son « entreprise migratoire ». C’est dire que ce ne sont pas les plus pauvres qui partent, mais ceux qui, au sens propre comme au figuré, s’en sortent. En Afrique, cette classe moyenne émergente, avec un revenu entre 5 et 20 dollars par jour, se chiffre aujourd’hui à environ 150 millions de personnes. Selon la Banque mondiale, ce nombre quadruplera d’ici 2050, quand la population africaine sera passée de 1,3 milliard à 2,5 milliards d’habitants. La pression migratoire sur l’Europe va donc fortement augmenter.
D’où votre annonce d’une « ruée vers l’Europe » depuis l’Afrique ?
Cette ruée n’est pas automatique. La condition sine qua non est le franchissement d’un premier seuil de prospérité par l’Afrique, qui est en train d’achever sa transition démographique. Bien sûr, nul ne peut prévoir avec exactitude ni l’ampleur ni le moment de cette « émergence » de l’Afrique. Cependant, je constate que plusieurs pays clés au sud du Sahara, comme le Nigeria, le Ghana, la Côte d’Ivoire ou le Kenya, atteignent déjà le niveau de revenu par habitant qui était celui du Mexique au milieu des années 1970. C’est au cours des 35 années qui ont suivi que 10 millions de Mexicains — sur une population de 60 millions en 1975 et de 120 millions en 2010, donc bien en deçà de la population africaine — sont partis aux États-Unis. Ils y constituent aujourd’hui, avec leurs enfants, une communauté d’environ 30 millions de personnes, soit un peu moins de 10 % de la population américaine.
Ne migre pas qui veut. En plus d’une certaine connaissance du monde, il faut avoir les moyens de partir.
L’Afrique va suivre ce scénario ?
En effet, mais dans des conditions qui ne sont évidemment pas les mêmes. D’une part, le Rio Grande est plus facile à franchir que la Méditerranée. Mais de l’autre, le poids démographique de l’Afrique est plus lourd que celui du Mexique. Et l’Europe est plus généreuse en matière de protection sociale que les États-Unis, ce qui la rend plus attirante qu’eux l’étaient : elle représente 7 % de la population mondiale, mais elle dépense la moitié des fonds consacrés à la sécurité sociale dans le monde.
Pourquoi l’aide au développement ne retient-elle pas les Africains chez eux ?
L’aide extérieure est au contraire une subvention aux départs ! Elle aide les pays pauvres à franchir le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants ont les moyens de s’en aller. C’est seulement à long terme que des pays, devenus encore plus prospères, retiennent leurs populations. Quand on peut vivre décemment chez soi, on est beaucoup moins tenté de chercher fortune ailleurs, chez des étrangers.
Vous écrivez que les jeunes se sentent comme des citoyens de seconde zone en Afrique. C’est une motivation supplémentaire pour partir ?
Absolument. L’Afrique subsaharienne se transforme sous nos yeux. Elle passe d’un ordre social fondé sur le « principe de séniorité » — qui donne une prime de prestige et de pouvoir aux « vieux sages » — à une culture de jeunesse « branchée » sur le monde extérieur. La gérontocratie est ébranlée par la poussée des jeunes générations, toujours plus nombreuses — 70 % des Africains ont moins de 30 ans ! La propagation de la foi pentecôtiste en particulier permet à ces jeunes de se soustraire aux traditions africaines. La migration est aussi une voie de contestation. La plupart du temps sans rompre les ponts, les jeunes partent pour l’Europe et s’affirment comme les pionniers d’un avenir meilleur grâce à l’argent qu’ils renvoient au pays.
Mais ils ne sont plus chez eux pour construire leur pays ?
En effet. L’ironie, c’est que leur absence ralentit la transformation de l’Afrique, non seulement le développement, mais aussi la démocratisation du continent. Leurs virements d’argent ne remplacent pas l’engagement, sur place, pour le bien commun.
Les migrants africains vont-ils uniquement se rendre en Europe ?
Pas forcément. Les jeunes Africains voient le monde aussi grand qu’il l’est. Ils partent également pour la péninsule arabique, pour l’Amérique du Nord ou la Chine. Cela dit, depuis 1990, la proportion de ceux qui vont en Europe — sur un total en forte expansion — a augmenté de 50 %. Il y a à cela quatre raisons principales : la proximité géographique, la familiarité de langue et de culture issue de la colonisation, la protection sociale sans égale et l’existence d’une diaspora africaine en Europe déjà importante, qui sert de guichet d’accueil aux nouveaux venus en réduisant le risque et les coûts de l’installation.
Faut-il laisser les Africains entrer en Europe ou les bloquer aux frontières ? Y a-t-il des compromis ?
Je ne pense pas que cela ait un sens d’être, en bloc, « pour » ou « contre » la venue d’Africains en Europe. Une frontière n’est pas une barrière toujours ouverte ou toujours baissée, mais un espace de négociation. En dernière instance, il appartient aux Européens de décider qui peut entrer chez eux, devenir leur voisin puis leur concitoyen. Mais ils ne pourront pas prendre cette décision dans le vide, en se désintéressant des défis auxquels doit s’attaquer l’Afrique, si proche d’eux. À partir de là, la question n’est pas « si », mais « qui ? », « combien ? » et « à quel rythme ? », compte tenu des circonstances et du travail collectif qui est nécessaire, de part et d’autre, pour que l’immigré devienne un concitoyen.
Certains vous accusent d’avoir écrit un essai alarmiste propre à susciter la peur de tous les migrants. Que leur répondez-vous ?
Lisez le livre. Le lexique de la peur — la « défense » de l’Europe contre une « invasion » par l’Afrique — y est totalement absent. Je m’emploie à « dé-moraliser » ce qui a été trop souvent présenté comme un choix entre le Bien et le Mal. Si j’étais africain, je migrerais aussi, à la recherche de meilleures chances de vie pour moi-même et mes enfants. Et si j’étais européen et que mon quartier changeait si vite que j’aurais l’impression d’avoir migré alors que je n’ai pas bougé de chez moi, je demanderais à mon gouvernement une politique d’immigration permettant un « vivre-ensemble » autre que la juxtaposition de cultures qui s’ignorent et, parfois, se méprisent. Est-ce vraiment si difficile de se mettre à la place de chacun, sans le caricaturer comme « envahisseur » ou « raciste » ? La « rencontre migratoire » entre l’Europe et l’Afrique, dont je parle dans mon livre, se passera bien ou mal en fonction de la réponse qu’on apportera à cette question.
Cet article a été publié dans le numéro de février 2019 de L’actualité.
Certes, les migrations du sud vers le nord auront lieu dans une certaine mesure, mais il faut aussi tenir compte, en plus des points que vous présentez (les frontières, les sentiments d’envahissement de la part des locaux, etc), de certaines modifications qui pourront être apportées avec le temps face à ces mouvements de masse. Je veux parler ici de ¨ la protection sociale sans égale ¨ des pays européens qui pourrait devenir de moins en moins intéressante avec l’augmentation des migrations. Comme disait Charles De Gaule, la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Il en va de même pour tous les autres pays d’Europe. Et comme il est dit également, plus un pays devient prospère, moins on a envie de le quitter; alors, j’en conclue qu’il serait à l’avantage de tout ce beau monde de favoriser l’épanouissement de ces pays africains en aidant à cette évolution sur place au lieu de les déraciner en les encourageant à migrer et ainsi éviter des frictions dans les pays d’accueil qui ont leurs propres limites.
« il serait à l’avantage de tout ce beau monde de favoriser l’épanouissement de ces pays africains en aidant à cette évolution sur place au lieu de les déraciner en les encourageant à migrer »…
Je crois aussi qu’un travail en amont, i.e. auprès des gouvernements locaux, en aidant à développer sur place leurs ressources et en combattant la corruption, favoriserait l’émergence d’une appartenance à leur propre société. Pour des gens qui ont commencé une éducation sociale et un certain enrichissement, migrer ne serait pas nécessairement LA solution. Redonner à la société du pays en favorisant son épanouissement et ses capacités, serait une solution plus avantageuse, évidemment en ayant un gouvernement qui aurait la volonté de faire prospérer le pays et une aide étrangère susceptible de respecter les gens en place et de ne pas les exploiter. J.Hébert
Le succès de cette opération dépend de la capacité d’intégration des populations d’accueil et le Canada est un bien mauvais exemple: on crée plutôt des ghettos où les communautés culturelles deviennent majoritaires et où on peut vivre sans parler ni français ni anglais, sans vivre la culture de la société d’accueil. Des communautés culturelles répliquent exactement ici les sociétés de leur pays d’origine, y compris leurs conflits inter ethniques. Lentement, les « locaux » s’en vont vivre ailleurs, dans leurs propres ghettos et les communautés vivent en parallèle sans se parler ni se comprendre, faute de langue et culture communes.
Ajoutons à cela le fait que bien des gens qui ont des diplômes de leurs pays d’origine ne peuvent pas travailler dans le pays d’accueil car leurs diplômes ne sont pas reconnus et se retrouvent à travailler comme chauffeurs de taxi, concierge etc. C’est une perte non seulement pour leur famille mais aussi pour la société d’accueil qui a souvent bien besoin de ces expertises. Mais là où le bat blesse le plus, c’est que leur société d’origine aurait bien besoin de cette expertise pour augmenter son niveau de vie mais, avec leur départ, cela devient une perte pour eux aussi, sans nécessairement être un plus pour la société d’accueil.
En résumé, le monde de demain sera très différent de celui qu’on a connu depuis quelques décennies. Les migrations ajoutées aux changements climatiques vont changer le monde comme on ne l’a pas vu depuis des millénaires.