Taïwan se prépare au pire

Vivre à côté d’un géant qui veut vous avaler est un risque à prendre au sérieux, et les Taïwanais ont bien reçu le message, a constaté notre journaliste Rémy Bourdillon dans les rues de Taipei.

Taipei, la capitale et métropole de Taïwan, avec sept millions d’habitants. (Photo : GoranQ / Getty Images)

La nuit est tombée sur le parc de Daan, véritable Central Park de Taipei, la capitale taïwanaise. Sur une scène de béton habituellement réservée aux spectacles, une douzaine de personnes se livrent à de curieux exercices : une femme fait mine d’être évanouie tandis qu’une autre l’attrape sous les aisselles et la traîne en reculant, comme pour l’amener en lieu sûr.

L’activité hebdomadaire est organisée par la Milice taïwanaise, un organisme sans but lucratif qui s’enorgueillit d’avoir déjà formé, en deux ans d’existence, 350 civils aux premiers soins en cas de catastrophe majeure. Mais ce ne sont plus tant les tremblements de terre, fréquents dans cette région du monde, qui préoccupent les participants. La bonne humeur a beau régner pendant les 90 minutes de simulations, Kylie Hong, 37 ans, ne rit pas au moment d’expliquer sa participation : « Quand tu fais face à un voisin qui n’est pas très amical, tu dois lui montrer ta motivation. »

Ce voisin, c’est la Chine. Celle-ci évoque depuis des décennies la réunification avec Taïwan, qu’elle considère comme une « province », mais l’intention est plus concrète depuis que les insulaires ont élu une présidente indépendantiste, Tsai Ing-wen, en 2016. Le discours du président chinois, Xi Jinping, s’est affermi et les incursions d’avions militaires dans la zone de défense aérienne de Taïwan se sont multipliées (près de 1 000 en 2021), pour atteindre un record de 38 le 2 octobre, jour de l’anniversaire de la Chine communiste.

Kylie Hong, qui gagne sa vie comme guide touristique, ne s’imagine pas empoigner un fusil advenant une invasion de la Chine. Elle a plutôt décidé de rejoindre la Milice taïwanaise en janvier, comme 20 autres personnes. Puis 70 autres en mars.

Entre-temps, la Russie, un autre géant qui ne reconnaît pas l’indépendance de son ancienne république, a envahi l’Ukraine. Soudain, la possibilité que Pékin, allié de Moscou, amène dans son giron la petite île de 23 millions d’habitants ressemble moins à un récit de fiction. 

Hors des activités de la Milice et d’autres groupes similaires apparus dans les derniers mois, la vie des sept millions d’habitants de l’agglomération de Taipei semble suivre son cours. Les aînés sont absorbés par leur gymnastique matinale dans la fraîcheur des parcs, alors que les jeunes font la file pour acheter des figurines du plus récent manga à la mode. Le soir, tout le monde déguste dumplings et calamars grillés en sirotant du thé aux perles dans les marchés de nuit qui s’illuminent aux quatre coins de la ville. Rien ne laisse présager un conflit imminent. Pas plus qu’à Kyiv en janvier… « On s’est habitués à la situation, malheureusement », commente Huang, jeune photographe à l’allure sportive rencontré dans un café du centre-ville. 

Durant l’année que Laura Paradis-Fortin, chimiste de 30 ans originaire de Val-d’Or, a passée sur l’île comme postdoctorante dans le domaine pointu des matériaux thermoélectriques, elle n’a pas senti d’inquiétude de la part des Taïwanais. Ses proches au Québec, par contre, qui suivaient aux nouvelles le durcissement du discours de Xi Jinping, l’encourageaient à rentrer, racontait-elle deux jours avant de quitter Taipei, en avril. « Par moments, je me promenais avec mon passeport sur moi, au cas où j’aurais dû partir sans avoir le temps de passer à mon appartement. »

Alina Pietilainen, enseignante d’anglais depuis quatre ans à Taoyuan, à 20 minutes de train de Taipei, dit répondre aux mêmes angoisses de sa famille, qui vit à Amherst, dans les Laurentides. « Bien que je côtoie plusieurs Chinois, notamment des collègues de travail qui viennent de Shanghai, je n’entends jamais parler des relations avec la Chine », assure cette jeune maman de 31 ans. 

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Le Parti communiste chinois, au pouvoir à Pékin depuis 1949, n’a jamais régné sur Taïwan. Et l’île située à 150 km des côtes chinoises se considère comme un pays indépendant, avec sa monnaie, son armée et ses relations diplomatiques. Leurs deux destins n’en sont pas moins liés depuis 1683.

La présence chinoise sur « Ilha Formosa » (la belle île, baptisée ainsi par des marins portugais de passage) débute cette année-là, après une période de colonisation néerlandaise et espagnole. Taïwan passe aux mains du Japon en 1895, puis retourne sous administration chinoise à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 1949, quand les communistes prennent le pouvoir sur le continent, le président Tchang Kaï-chek se replie à Taipei, suivi par plus d’un million de réfugiés. Sous sa coupe, l’économie taïwanaise s’envole, portée par l’industrie textile. Mais le chef du Kuomintang (« parti nationaliste », en mandarin) règne en dictateur et impose la loi martiale, qui va rester en vigueur pendant 40 ans. Cette triste période est connue sous le nom de « Terreur blanche ».

À la mort de Tchang Kaï-chek en 1975, l’île entreprend sa démocratisation, consacrée par l’organisation de la première élection présidentielle en 1996. Contrepied du modèle autoritaire chinois, la démocratie vaut à Taïwan la sympathie des puissances occidentales, à défaut d’une reconnaissance en bonne et due forme.

Actuellement, seuls 14 petits États reconnaissent Taïwan — le plus peuplé étant le Guatemala. Les autres n’ont pas de relation diplomatique officielle avec l’île. Aux États-Unis, le Taiwan Relations Act voté par le Congrès en 1979 définit les relations bilatérales sans garantir une intervention en cas d’attaque chinoise, mais sans interdire non plus la vente d’armes à Taïwan.

« Nous croyons que le coût d’un conflit serait très élevé non seulement pour Taïwan et la Chine, mais aussi pour le monde entier », martèle Kolas Yotaka, porte-parole de la présidente Tsai Ing-wen, qui nous accueille dans l’enceinte du palais présidentiel, bâtiment baroque rouge et blanc cerné de palmiers. L’ancienne journaliste évoque notamment l’importance de Taïwan pour les chaînes d’approvisionnement mondiales : plus de la moitié des semi-conducteurs de la planète, que l’on trouve dans tous les appareils électroniques, y sont produits.

La présidente a beau dire aux médias que les comparaisons avec le cas ukrainien ont leurs limites, certains indices récents ne trompent pas. La durée du service militaire obligatoire, abaissée de deux ans à quatre mois il y a une vingtaine d’années, va bientôt être allongée, selon Kolas Yotaka. « Nous pensions que la guerre se jouerait beaucoup plus sur le plan du renseignement que sur celui de l’armement, mais nous sommes en train de reconsidérer cette décision. » Une première réforme, effective depuis la fin 2021, fait que les troupes de réserve s’entraînent deux semaines plutôt qu’une lors de chaque rappel. À la mi-avril, le ministère de la Défense a publié un manuel de survie en cas d’attaque chinoise de 28 pages destiné aux civils, qui explique entre autres comment se rendre à un abri antiatomique ou reconnaître les sirènes d’alerte aérienne. 

Objectif du gouvernement : renforcer la défense asymétrique (la capacité du plus faible des belligérants à se défendre face à un déluge de feu) et agrandir le réseau d’alliés. Sur l’île, un refrain revient sans cesse : les Taïwanais doivent apprendre à se débrouiller seuls.  

Selon un sondage réalisé en décembre 2021 par la Fondation taïwanaise pour la démocratie, 72,5 % des 23 millions de Taïwanais sont prêts à prendre les armes pour défendre la patrie. C’est le cas du photographe Huang, qui fait partie des deux millions de réservistes de l’armée. L’intimidation menée par l’Armée populaire de libération dans le ciel taïwanais le préoccupe, mais a l’effet contraire de ce que Pékin recherche, affirme-t-il : ses convictions indépendantistes en sortent renforcées. Ce sentiment semble d’ailleurs partagé par bien des jeunes que nous avons rencontrés à Taipei.

Fin 2021, plus de 62 % des insulaires se considéraient comme uniquement taïwanais contre moins de 3 % uniquement chinois, alors que 32 % disaient avoir une identité duale, selon le Centre d’étude des élections de l’Université nationale Chengchi. « Les gens arrivés en 1949, censés éprouver un attachement très fort envers la Chine, sont en train de disparaître », commente Chia-hung Tsai, directeur du Centre. « Il y a aussi eu de grands efforts pour promouvoir l’identité taïwanaise à l’école. »

Néanmoins, le détroit de Taïwan n’est pas un rideau de fer : l’économie florissante du côté de Taipei a fait pleuvoir des investissements sur l’empire du Milieu. La Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial de Taïwan, absorbant plus de 40 % de ses exportations. Depuis la levée de la loi martiale en 1987, les Taïwanais peuvent voyager en Chine, ce dont profite la jeune génération. Sans pour autant que son cœur s’éprenne de Pékin, selon le professeur Chia-hung Tsai. « Au contraire, ils voient à quel point les différences se sont creusées entre nos deux pays. Même si nous parlons la même langue, notre culture est aujourd’hui différente. »

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À Taipei, pour trouver un discours qui n’est pas hostile à la Chine, le plus simple semble de demander à une personne d’un certain âge — 15 % de la population a plus de 65 ans, un pourcentage un peu moins élevé qu’au Québec (19 %).

Par exemple, Thomas Lu, 65 ans, venu prendre une photo avec son père devant l’imposant mémorial de l’ancien président Tchang Kaï-chek. « On fait tous partie de la même famille chinoise, dit-il. Les communistes ont leurs règles et nous avons les nôtres, mais nous pouvons nous rapprocher, étape par étape. » Les avions chinois ne l’inquiètent pas le moins du monde. « Ils ne nous attaqueront pas, ils veulent juste montrer qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir » — à savoir une déclaration d’indépendance de la part de Taïwan.

Ce discours s’aligne sur celui du Kuomintang, le vieux parti de Tchang Kaï-chek, favorable à un rapprochement avec le puissant voisin. En 2014, durant son dernier passage au pouvoir, le Kuomintang a signé un accord de libre-échange avec la Chine. Mal lui en prit : trois semaines de manifestations secouèrent l’île, et des étudiants occupèrent le parlement lors du « mouvement des tournesols », qui parvint à bloquer l’entente.

Brian Hioe, 30 ans, a participé à ces protestations avant de cofonder un site Web consacré à la politique taïwanaise, New Bloom. Pour ce Taïwanais natif des États-Unis, ce fut un tournant. « Auparavant, les jeunes étaient apolitiques et se sentaient impuissants. Mais ce mouvement les a changés : ils sont désormais prêts à prendre des risques pour défendre leurs convictions. Beaucoup d’entre eux se sont présentés aux élections législatives et municipales dans les années suivantes. » Tsai Ing-wen a d’ailleurs été élue en 2016 avec un programme orienté vers les demandes de la jeunesse, qui proposait « entre autres la meilleure intégration de celle-ci au marché du travail, ajoute-t-il, et la légalisation du mariage homosexuel ». Selon une étude de l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica, le plus important organisme public de recherche de l’île, 72 % des moins de 40 ans ont voté pour la réélection de la candidate du Parti démocrate progressiste en 2020.

Attablée devant un bol de nouilles dans un restaurant japonais du quartier de Shilin, Carey Chang, 25 ans, cite un autre fait récent pour expliquer la détermination de sa génération : les manifestations de 2019 à Hong Kong, contre l’ingérence chinoise dans le système juridique de cette région administrative spéciale. Alors étudiante en sciences biologiques, elle s’est rendue « sur la ligne de front » afin de couvrir l’événement sur les réseaux sociaux. La leçon qu’elle en retient : « ne jamais croire le gouvernement chinois », qui propose à Taïwan le modèle « un pays, deux systèmes » en vigueur à Hong Kong. En vertu de celui-ci, certaines zones du pays communiste peuvent continuer à être régies par un système capitaliste.

Carey Chang a depuis fondé un organisme pour aider les jeunes à démêler le vrai du faux dans les informations qu’ils consomment. En février, avec des amis, elle a aussi créé des pages « Taiwan Stands With Ukraine » sur différentes plateformes afin d’informer la population sur les actions de solidarité avec le peuple ukrainien, mais aussi pour contrer les fausses nouvelles.

Car une guerre bien plus discrète a été déclarée par la Chine il y a plusieurs années déjà : celle de l’information. Celle-ci vise à faire douter les Taïwanais de leur gouvernement et à les rapprocher de Pékin, selon Brian Hioe de New Bloom, qui note des messages hostiles au Parti démocrate progressiste sur les réseaux sociaux, qu’il attribue à une armée de trolls. « Durant l’élection de 2020, des internautes affirmaient qu’ils allaient voter pour le candidat du Kuomintang… mais le vocabulaire utilisé était typiquement chinois », dit-il. 

Le Parti communiste chinois tenterait également d’influencer la ligne éditoriale de certains médias, révélait en 2019 une enquête du Financial Times qui visait China Times Media Group, une division du groupe alimentaire Want Want. Ce géant très présent sur le marché chinois est la propriété d’un homme d’affaires taïwanais pro-unification, régulièrement montré du doigt par les indépendantistes depuis qu’il a acheté un journal et deux chaînes de télévision fort connus à Taïwan.

Une guerre bien plus discrète a été déclarée par la Chine il y a plusieurs années déjà : celle de l’information. Elle vise à faire douter les Taïwanais de leur gouvernement et à les rapprocher de Pékin

Taipei ne reste pas les bras croisés. Par exemple, avant la dernière élection, une loi « anti-infiltration » a été votée, interdisant à toute personne qui reçoit des instructions ou du financement d’une « force étrangère hostile » d’intervenir dans les processus électoraux. Cette loi a provoqué un vif débat dans la petite société insulaire, raconte à L’actualité le professeur Chia-hung Tsai, directeur du Centre d’étude des élections. « En tant que démocratie, nous sommes censés respecter la liberté d’expression. Mais que faire quand cette liberté est utilisée pour promouvoir l’idée d’une meilleure relation avec un régime non démocratique ? »

Pékin dispose aussi d’un nouvel atout : sa croissance économique surpasse aujourd’hui celle de Taïwan. À l’écran, les superproductions chinoises vantant la grandeur de la culture du pays de Xi Jinping dépassent désormais en qualité celles des Taïwanais. Surtout, l’empire du Milieu attire de jeunes professionnels à coups de bons salaires, notamment dans le secteur technologique. De nombreux hommes d’affaires taïwanais ayant autrefois emprunté ce chemin sont rentrés chez eux en étant pro-unification, rappelle Brian Hioe.

Carey Chang n’est pas impressionnée. « Nous sommes fiers de notre démocratie, assène-t-elle. Nous avons versé beaucoup de sang lors de la Terreur blanche, mais nous avons repris les rênes de nos vies. On ne reviendra pas en arrière. » 

Même constat de la part de Jennifer Lu, militante LGBT. Dans cette société technophile et libérale, les valeurs démocratiques se sont rapidement imposées comme des symboles garants de liberté et de progrès. Le mariage homosexuel a été légalisé en 2019, une première en Asie. « Sans démocratie, jamais le mariage homosexuel n’aurait été légalisé », assure Jennifer Lu. Le débat fut certes émotif, mais ce fut une (autre) victoire pour la jeunesse, fortement favorable à cette décision.

« Notre société a toujours connu une polarisation extrême, rappelle cette quasi-quarantenaire : quand j’étais enfant, les partisans des deux grands partis, le Kuomintang et le Parti démocrate progressiste, ne se parlaient plus. Aujourd’hui, la jeune génération trouve un moyen de réformer la politique. » Quelque part, elle peut dire merci à la Chine qui, par son harcèlement incessant, participe à unir Taïwan.

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L’expérience de Hong Kong démontre clairement que les autorités de la république populaire de Chine ne négocient jamais de bonne foi et que malgré ses promesses, la Chine finit toujours par imposer ses lois et ses diktats. Le parti communiste chinois a commis l’erreur de montrer à la face du monde qu’il n’hésiterait pas à faire tout ce qui est nécessaire pour en arriver à ses fins à Hong Kong, ce qui a nécessairement torpillé toute velléité de négocier une telle entente avec Taiwan. C’est une bonne chose que Taiwan puisse se fonder sur cette situation pour se préparer à la confrontation mais une mauvaise chose pour Hong Kong qui se retrouve à être le dindon de la farce.