Ukraine : à la rescousse des rescapés

Pour soigner les milliers de blessés arrivant du front ukrainien, l’hôpital universitaire de la ville de Lviv s’est transformé du jour au lendemain en hôpital de guerre, puis en centre de réadaptation à grande échelle.

Sortie d’un patient amputé de l’atelier de prothèses de l’hôpital universitaire de Lviv, avec du matériel fourni par l’Allemagne. (Photo : Stanislav Ivanov / Global Images Ukraine / Getty Images)

Au centre-ville de Lviv, rue Ivana-Gonty, une procession de vieux autobus blancs en provenance de la gare de trains file à toute allure, précédée d’ambulances aux sirènes qui crient l’urgence. Quelques passants s’arrêtent pour regarder le convoi de rescapés venus tout droit du front, du Donbass, à 1 200 km à l’est. Puis, il se divise : une partie se dirige vers l’hôpital militaire et l’autre, vers le centre hospitalier universitaire. 

Là-bas, des infirmiers s’affairent à accueillir les quelques dizaines de blessés. Comme un ballet chorégraphié, le triage se fait rondement. D’abord, les blessés graves dont on soulève les civières et que le personnel conduit ensuite aux soins intensifs. Puis, ceux qu’on installe sur des grabats ou dans des fauteuils roulants. Tout ce monde disparaît rapidement dans les dédales de l’établissement. Cette scène se répète sans relâche depuis le début de la guerre.

« Ça ne s’arrête jamais ! Amputations, grands brûlés, blessures d’éclats d’obus, d’impacts de balles, etc. Lorsque les combats s’intensifient, l’hôpital le ressent vite », me raconte le Dr Hnat Herych, chirurgien en chef. 

Le Dr Hnat Herych, chirurgien en chef, durant une opération faite à la lumière d’une lampe frontale pendant une panne électrique provoquée par des bombardements russes. (Photo : D.R.)

Ce médecin dans la jeune trentaine, aux allures d’acteur de cinéma, vivait jusqu’à l’invasion russe le quotidien prévisible d’un chirurgien de province. Il n’oubliera jamais son baptême du feu. Le 13 mars 2022, l’armée russe a envoyé 30 missiles sur la base de Yavoriv, à une heure de l’hôpital, et tué ainsi des dizaines de soldats. « D’un coup, nous avons reçu une centaine de blessés graves qui devaient tous aller rapidement en salle d’opération. On n’avait jamais vu ça. C’était une horrible boucherie ! » Ce jour-là, il a dû, comme ses collègues, apprendre la médecine de guerre à vitesse grand V, avec un équipement datant de la Deuxième Guerre mondiale. 

Depuis, les défis se multiplient. Les interruptions de courant causées par les attaques de missiles sur les infrastructures ajoutent au stress. « Je ne vais jamais en salle d’opération sans ma lampe frontale, poursuit Hnat Herych. Il y a toujours quelques secondes de délai entre le moment où l’on perd l’électricité et celui où la génératrice embarque. Quand la sirène retentit, pas question de descendre dans l’abri au sous-sol, on continue. »  

Lviv, ville médiévale de 720 000 habitants qui, avant l’invasion russe, faisait ses choux gras du tourisme et de ses raves rivalisant avec ceux de Berlin, est devenue sainte Lviv. C’est ici que convergent désormais une bonne partie des blessés de guerre. Dans le reste de l’Ukraine, près de 800 établissements de santé ont été détruits ou endommagés. Le coup porté au système de santé est monstrueux. Alors qu’à Lviv, à la fois loin du front et accessible par voie terrestre, l’hôpital universitaire est intact, en plus de se trouver à proximité de la frontière avec la Pologne, ce qui facilite les approvisionnements occidentaux en matériel médical. L’établissement est donc devenu une plaque tournante du milieu de la santé ukrainien.

L’hôpital, qui compte 1 200 lits — à titre comparatif, le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) en possède 772 — travaille à 300 % de sa capacité. Le personnel soignant, lui, n’a augmenté que de 5 %. Trois cas sur quatre sont liés à la guerre. Les 50 salles d’opération — il y en a 39 au CHUM — sont utilisées au maximum tous les jours par une centaine de chirurgiens de toutes spécialités et leurs équipes. La première année du conflit, l’hôpital a effectué 56 000 opérations, du jamais-vu depuis la guerre de 1939-1945. 

Le Dr Oleg Samchuk, directeur général de l’établissement à 37 ans seulement, m’expliquait en mars dernier son casse-tête. Comment donner un peu de répit à ses 4 000 employés, qui n’ont pris aucun congé depuis un an ? « Si ça continue, ils vont mourir de fatigue ! » Le travail d’équipe fait fi de la liste de tâches. Cela permet au Dr Samchuk de jongler avec la redistribution de son personnel. Exemple parmi tant d’autres : la plupart des infirmières en pédiatrie doivent prêter main-forte aux équipes d’urgence. 

« Mais, docteur, que faire avec les enfants du coin qui tombent malades ? » Tous les services ont écopé, convient le médecin, qui tente néanmoins de se montrer rassurant : « Nous nous occupons de toute la population. » Pourtant, entre l’opération du jeune soldat revenu du front et celle du grand-papa de la région qui vient de subir un AVC, il faut parfois faire un choix déchirant. Malgré les bons mots du Dr Samchuk, difficile de ne pas conclure que, pour les habitants de Lviv, ce n’est pas le meilleur moment pour souffrir d’un problème de santé…

D’ailleurs, l’aile auparavant réservée aux patients en cardiologie est aujourd’hui investie par d’autres, qui récupèrent d’amputations diverses et attendent une prothèse. Parce que l’hôpital est aussi l’instigateur, avec la mairie de Lviv et le gouvernement ukrainien, d’Unbroken, un programme qui tente notamment d’offrir aux amputés du pays la possibilité d’obtenir une prothèse. Ils viennent donc de partout en Ukraine.

C’est le cas du soldat Andreï Askarov, assis sur son lit, le pied gauche amputé, la jambe emmaillotée du mollet à la cuisse. Il combattait depuis quatre mois autour de Bakhmout lorsqu’il a marché sur une mine. Il a vite été transporté à l’hôpital local, où on lui a coupé le pied et l’a renvoyé chez lui sans plus de soins. Il a entendu parler d’Unbroken, me raconte-t-il, alors il est parti de son village de l’oblast de Donetsk, à l’extrême est, pour venir à Lviv afin qu’on lui installe la précieuse prothèse. Il est tout sourire parce qu’il pourra enfin marcher et, qui sait, « retourner au combat ». C’est ce qu’il souhaite le plus au monde, m’assure-t-il.

Le soldat Andreï Askarov, sur son lit. (Photo : Paule Robitaille)

Dans la cour de l’hôpital, Svyatoslav Ivanuk, lui, trime dur. Lors de mon passage en décembre, il tenait seul la fabrique de prothèses. L’atelier est un conteneur offert par une entreprise américaine qui s’en servait aux Jeux paralympiques pour réparer les prothèses d’athlètes. Le physiothérapeute de 27 ans n’avait jamais imaginé devenir prothésiste mais, voyant l’urgence, il a appris sur le tas. « Je transforme des vies et ça me motive », dit-il avec un trémolo dans la voix. 

Maria Banym, une agricultrice du Donbass, venait justement de recevoir sa prothèse de jambe lors de notre rencontre. Elle l’attendait depuis des mois. « Ma petite-fille de neuf ans avait demandé au père Noël une jambe pour moi, et voilà ! Je suis bénie ! » s’exclame-t-elle.

Même si elle et sa famille ont tout perdu, Maria trouve le courage de sourire. Le lendemain de son 60e anniversaire, elle allait chercher de l’eau au puits, raconte-t-elle, lorsqu’une pluie d’obus a frappé. Sa maison et celle de sa fille ont été détruites. Sa jambe a été déchiquetée, puis s’est infectée. Dans une clinique locale, on l’a amputée sur-le-champ, puis évacuée par le train-ambulance jusqu’à Lviv. La famille a suivi.

Maria Banym et les siens sont parmi les rares qui ont trouvé un logement à un prix raisonnable. Une partie des huit millions de déplacés qui ont transité par Lviv depuis février 2022 ont fait exploser le coût des loyers. Bon nombre ont décidé de s’y installer : 155 000 nouveaux venus étaient inscrits officiellement au registre municipal en 2022, et des milliers d’autres restaient chez des amis ou ailleurs. Des gymnases et le stade ont été réquisitionnés.

En un an, la Ville a construit à la va-vite 2 000 logements, et 1 400 sont à venir. En décembre 2022, l’Union européenne annonçait par ailleurs 19,5 millions d’euros pour bâtir d’autres logements sociaux. Partout, des travailleurs s’affairent à la construction de petits immeubles, à des travaux ici et là, à la réfection des rues. Malgré la guerre, Lviv fonctionne, les ordures sont ramassées, les écoles sont ouvertes et les hôpitaux roulent.

Au lieu d’abattre le maire, Andriy Sadovyi, les grands bouleversements de la guerre l’ont stimulé et il a vu pour sa ville une mission. « Nous serons le premier écosystème de la réadaptation au pays, un modèle pour tous ! » me lance-t-il dans le bunker de la mairie, pendant que sonne l’alarme signalant une possible attaque de missiles russes. Aucunement ébranlé par l’alerte, les yeux brillants, il déploie sur son ordinateur les plans du vaste chantier Unbroken — dont le nom est imprimé sur son chandail. 

D’abord, un centre de réadaptation de sept étages, en construction lors de mon passage et qui a ouvert ses portes en avril 2023. Le centre s’occupe du suivi psychologique et physique, entre autres. « Là, poursuit le maire, ce sera une école, juste à côté de l’hôpital pour les enfants handicapés : ils sont déjà des milliers, vous savez. Plus loin, un parc comprendra des aires adaptées pour les amputés. Par là-bas, une usine permettra d’accélérer la fabrication de prothèses. Nous y offrirons des emplois aux vétérans. » Et il y aura aussi un centre pour répondre aux énormes besoins en santé mentale.

Dans l’atelier de l’hôpital où sont fabriquées les prothèses. (Photo : Unbroken)

Le maire a déjà rallié une myriade de partenaires, dont les États-Unis, le Japon, l’Union européenne et plusieurs de ses pays membres, à titre individuel. Le chantier, appuyé par le gouvernement ukrainien, avance vite. « Après la guerre, le pays devra reconstruire les villes ravagées. Nous, à Lviv, nous reconstruirons l’humain. » 

La tâche, en effet, sera colossale. Combien seront-ils d’amputés, de personnes aux vies brisées, aux prises avec des traumatismes à la fin de ce cauchemar ?

D’ici là, la guerre continue sa sale besogne, les morts s’accumulent, les convois de rescapés se multiplient à Lviv, où le personnel de la santé passe toujours des nuits blanches. Pendant ce temps, Maria et les autres, eux, s’entêtent à réapprendre à vivre.

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C’est aberrant de voir et revoir des publicités en anglais au milieu de votre article, très intéressant.

Mais c’est vraiment désagréable, c’est pour moi une agression. Salutations à vous.

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