Cela fait déjà quelques minutes que le 4 x 4 Kia du commandant Ashot, alias Doc, file avec des pointes de 100 km/h sur une petite route défoncée en direction du front, quelque part dans le sud de l’Ukraine.
Casque sur la tête, main gauche sur le volant et walkie-talkie dans la droite, AK-47 coincé entre son siège et le frein à main, Doc zigzague entre cratères d’explosions et débris divers, roule sur les bas-côtés, indifférent aux branches des arbres qui fouettent violemment la carrosserie et le pare-brise, tout en énumérant les consignes de sécurité d’une voix étonnamment calme.
« Nous allons dans un village bombardé tous les jours. Si vous entendez “Mine !” ou “Obus !”, couchez-vous. Au bout de trois secondes, changez de place et abritez-vous si possible derrière un mur. Si c’est une roquette à sous-munitions, couchez-vous et ne bougez surtout pas. »
Doc, 42 ans, dont le nom de guerre brodé sur sa veste tactique est lié à son doctorat en sciences, commande une vingtaine de volontaires, qui manœuvrent des drones de reconnaissance aérienne. Car ce conflit, qui se joue en partie dans des tranchées rappelant la Première Guerre mondiale, est aussi une guerre moderne du XXIe siècle.
En novembre 2022, au moment où le conflit déclenché par la Russie entrait dans son neuvième mois, nous avons côtoyé des soldats dans leur quotidien. La région de Kherson, dans le Sud-Ouest, venait d’être libérée. Cette victoire a galvanisé les troupes, elle qui portait à près de 75 000 km2 le territoire reconquis, soit la moitié du terrain occupé par les Russes depuis le lancement de l’« opération spéciale » de Vladimir Poutine.
Mais l’hiver ukrainien, avec ses nuits pouvant flirter avec les –10 ℃ en janvier, commençait à poindre. Un froid bienvenu chez les militaires parce qu’il allait durcir les sols rendus boueux par les pluies automnales, des conditions qui avaient compliqué les mouvements des véhicules lourds et transformé en marécages les tranchées du Donbass, là où se concentraient déjà le gros des affrontements féroces.
Les civils, en revanche, appréhendaient l’arrivée du froid. En particulier les gens qui vivent dans les régions dévastées, exposées aux combats directs. Mais aussi ceux qui, bien qu’éloignés des lignes de front, composent avec des pannes d’électricité de plus en plus fréquentes, conséquences des frappes russes répétées depuis la mi-octobre sur les infrastructures énergétiques.
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Doc immobilise son 4 x 4 devant une petite maison abandonnée, aux murs blanc et vert. Le commandant se dirige d’un pas assuré vers la cour arrière, tapissée de feuilles mortes et encombrée de détritus, de meubles déglingués et de caisses de munitions.
Nous sommes à proximité du Donbass, dans une « zone grise », nom donné à l’étroite bande de territoire, mouvante au gré des offensives et contre-offensives, à l’arrière du front. Dans ce secteur, elle est d’au plus 2,5 km. Le danger est omniprésent, comme en témoignent les détonations constantes et sourdes de bombardements russes « entrants » et de tirs ukrainiens « sortants » plus ou moins lointains.
Une zone grise, c’est un paysage de désolation qui saisit aux tripes. Et où le temps semble figé dans un silence de mort, qui a remplacé les piaillements des oiseaux et les bruits du quotidien. C’est une enfilade de petites bourgades fantômes, de terrains minés, de tranchées, de fortifications, de fils électriques qui pendent, de murs tagués de « Z » blancs par l’armée russe, de pièces d’uniformes éparpillées, de carcasses d’automobiles et de blindés gisant sur les routes et dans les champs.
Les seules personnes autorisées à pénétrer dans la zone grise sont les rares habitants, souvent âgés et pauvres, qui ont décidé de demeurer dans leur maison encore debout, sinon dans des caves, ainsi que les militaires et autres volontaires lancés dans cette bataille.
Nous y accompagnons Doc dans la mission du jour : surveiller les mouvements de l’adversaire au moyen d’un drone quadricoptère piloté par Glib, 27 ans.


Cet oiseau électronique conçu pour le grand public, qui coûte moins de 3 000 dollars, est devenu une arme incontournable dans ce conflit. Les drones « sont les yeux de notre armée [et] sauvent les vies de nos soldats », écrit sur son site Internet la fondation ukrainienne Come Back Alive, créée à l’aide d’un financement participatif en 2014, lors de l’invasion de l’armée russe pour annexer la Crimée. Elle dit avoir déjà remis près de 2 850 de ces engins aux militaires, grâce à des dons avoisinant les 8,5 millions de dollars !
Glib déplie les ailes de l’appareil, à peine plus gros qu’une boîte d’œufs. L’engin décolle, puis s’éloigne en bourdonnant. Son rayon d’action peut atteindre 7 km à 500 m d’altitude avec une autonomie de 25 minutes. Debout près d’une tranchée, Glib dirige sur une tablette la progression du drone, qui survole une vaste plaine. A priori, rien à signaler.
Les images sont enregistrées sur une carte mémoire insérée dans l’appareil et changée après chaque vol, au cas où le drone tomberait entre les mains des Russes. Après analyse plus poussée, photos et vidéos seront transférées aux militaires, accompagnées des coordonnées géographiques des cibles potentielles.
« Nous avons trois missions, résume Glib : faire des opérations de renseignement, pour établir les positions des forces russes et trouver leurs dépôts de munitions ; aider notre artillerie à frapper ces cibles le plus précisément possible ; et larguer des grenades artisanales dans les tranchées des Russes et sur leurs véhicules. » Toujours en filmant le résultat en direct.
« C’est néanmoins difficile de bien viser, explique froidement Glib. Parfois, c’est le vent qui va faire dévier la grenade, ou bien les Russes vont tirer sur le drone avec leurs AK-47. »
Les images de ces attaques filmées par les drones sont diffusées ad nauseam sur les réseaux sociaux.
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À notre retour au quartier général, une demeure située stratégiquement à une poignée de kilomètres des premières positions russes — et prêtée par ses propriétaires, réfugiés à Zaporijia—, Doc tient à nous montrer l’atelier de fabrication de grenades artisanales. Une dizaine de ces projectiles en cours de montage traînent sur l’établi au milieu d’outils divers.
Cette pièce était l’antre d’Yzum, un sapeur âgé de 46 ans qui récupérait des composants explosifs de mines et de projectiles russes, ainsi que des munitions de lance-grenades de 40 mm, pour bricoler ses bombes.
Il a été tué quelques jours plus tôt lors de l’explosion d’un obus de mortier de 120 mm. Sa veste tactique accrochée au mur rappelle son passage au sein du bataillon. « C’est la guerre, mais mon ami était père de quatre enfants… », lâche Doc, la voix soudainement plus basse.
Chaque pièce de la maison a sa fonction. Ce qui était avant la guerre un salon tapissé de papier peint fleuri est désormais réservé aux missions des drones. À demi allongé sur un sofa, Smereka, 20 ans, pilote de drone, a les yeux rivés sur son écran d’ordinateur portable.
Le groupe peut communiquer en permanence avec l’extérieur et contrecarrer les brouillages des communications grâce à une petite antenne parabolique connectée à la constellation satellitaire Starlink d’Elon Musk. Posée dans l’herbe, la soucoupe blanche est dissimulée sous un filet de camouflage pour éviter d’être repérée par les drones russes.


Doc et ses hommes ne sont pas membres des forces armées régulières. Leur bataillon est intégré au régiment Khortytsky, formation paramilitaire commandée et financée par Yuri Ruzhin, 50 ans, homme d’affaires et politicien bien connu à Zaporijia. La centrale nucléaire de cette ville industrielle dont la population s’élevait à 800 000 habitants avant la guerre donne des sueurs froides à la communauté internationale depuis sa prise de contrôle par l’armée russe dès les premières semaines du conflit.
L’origine du régiment de Yuri Ruzhin, qui compterait près d’un millier de membres, hommes et femmes, remonte à 2014. À l’époque, m’expliquera plus tard le riche homme d’affaires, il rassemblait « des patriotes » qui « ont aidé » les forces de sécurité locales à empêcher que le scénario séparatiste (prorusse) de la province voisine du Donetsk ne se répète dans leur région.
« Les membres de mon régiment, qui couvrent de nombreuses spécialités, s’entraînent et accomplissent des tâches de combat en coordination avec les forces armées », tient à préciser Yuri Ruzhin.
Ce dernier verse une aide financière à ses volontaires, mais pas question de dévoiler le budget consacré au fonctionnement de la formation paramilitaire. Ses membres — une galerie de personnages aux passés et motivations hétéroclites, à l’image de leurs uniformes et armes disparates — s’occupent de l’acquisition et du financement de leur équipement, entre autres grâce à des dons.
Tous participent à cet effort de guerre unique qui, depuis des mois, soude militaires de carrière, membres de la Garde nationale ou de la Défense territoriale et régiments de volontaires locaux aux profils variés et parfois controversés (tel le bataillon Azov, aujourd’hui intégré à la Garde nationale, connu pour avoir attiré, lors de sa création en 2014, des combattants d’extrême droite et néonazis).
Dans la vie civile, Doc est à la tête d’une entreprise qui fabrique du matériel médical. Glib, l’opérateur de drone, est un diplômé en droit qui s’était expatrié en Chine pour enseigner l’anglais. Il préfère toutefois mettre en avant son parcours d’artiste de rue, dont les fresques courent sur les murs de Kharkiv. Même son fusil AK-74, un modèle soviétique comme l’AK-47, a été décoré à coups de bombes aérosol et porte sa signature.
Au début du conflit, Glib voulait devenir artilleur ou intégrer la défense antiaérienne de l’armée, mais il s’est finalement engagé dans ce régiment de volontaires. « Il y a deux semaines, pour ma première mission, j’avais à peine rangé mon drone et l’antenne Starlink qu’une bombe incendiaire au phosphore blanc a explosé et ruisselé en illuminant le ciel à environ 300 m devant nous. C’était à la fois beau et effrayant… »
On trouve aussi Yuri, 22 ans, alias « Come on », analyste de données fraîchement diplômé du Worcester Polytechnic Institute, au Massachusetts. Ou encore Dmytro, 47 ans, enseignant de yoga qui séjournait souvent en Inde avant la guerre, et dont le patriotisme est entremêlé de mysticisme. L’homme aux petites lunettes métalliques ne voit « aucune contradiction » à abandonner cérémonies hindouistes et séances de méditation pour participer aux affrontements. « Même le dieu Vishnou s’est réincarné en guerrier pour tuer ses ennemis », fait-il remarquer.
Les deux seuls qui ont une véritable expérience du combat sont Roman et Maxim. Des vétérans durs à cuire, peu bavards, médaillés de la guerre de 2014 dans le bassin du Donbass contre les séparatistes prorusses.
« Nous sommes différents, mais partageons l’unique objectif de défendre notre patrie », résume Hennadiy, 50 ans, ex-journaliste à la télévision.
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Avec Doc, nous filons en direction de la « ligne zéro », à quelques dizaines de mètres des Russes, avec ses tranchées défensives et postes d’observation. Nous roulons toujours à un train d’enfer sur une petite route déserte, qui débouche dans un hameau en ruine. Doc engouffre son 4 x 4 dans une grange afin de dissimuler notre présence aux drones de surveillance russes.
Le temps gris, humide, sinistre avec ses nuages bas et ses restes de brouillard matinal, offre une maigre protection contre la menace venue du ciel.
Des caisses de roquettes antichars sont empilées près d’une bicyclette rétro rose pâle, un panier en osier accroché à l’avant. Sa présence incongrue fait sourire le volontaire. « Ça serait bien pour une balade à Paris », dit-il.
Il faut maintenant courir à découvert dans les pas de Doc vers deux tranchées situées à plus d’une centaine de mètres, en marquant des pauses pour reprendre son souffle derrière de petits bâtiments détruits. C’est dans cette zone vulnérable aux bombardements qu’Yzum, le sapeur, a été tué.
Dans son trou à moitié couvert par des rondins et de la terre, un soldat de la 102e Brigade de la Défense territoriale — branche des forces armées essentiellement composée de volontaires — fixe l’horizon, seul, debout à côté d’une mitrailleuse lourde posée sur deux caisses de munitions et des bûchettes.
L’homme jette un bref regard amusé aux deux visiteurs du moment. Il ne paraît pas stressé même si les premières positions russes sont à environ 400 m. Devant lui, des jumelles, un walkie-talkie, des chargeurs ainsi qu’un croquis des positions russes et des azimuts de tir.
« Grâce à nos drones, note Doc, on a observé que les Russes ont fortifié leur ligne de front avec un réseau de tranchées profondes, creusées à l’aide de machinerie lourde, et des abris en béton. »
Ce conflit est effectivement une guerre de tranchées de boue collante dignes de celles de Verdun en 1916 — bataille dont l’ampleur et la violence ont marqué la Première Guerre mondiale — et de combats directs presque au corps à corps pour se disputer âprement même pas un mètre de terrain parfois.
« Les Russes sont de la chair à canon », soutiendra plus tard un jeune volontaire français intégré à un bataillon antichar de la Légion internationale, rencontré dans la région de Kharkiv. « Ils se font massacrer quand ils foncent vers nous. On voit beaucoup de cadavres… » Des images filmées par les drones, relayées sur Twitter et Telegram, montrent des fantassins russes blottis dans des trous, transis, qui semblent incapables de réagir lors d’une attaque aérienne.
C’est aussi un conflit de haute intensité, où s’affrontent les armements de pointe (lance-roquettes HIMARS, canons Caesar et M777, etc.) fournis à l’Ukraine par l’Occident, les antennes Starlink et les drones tueurs lanceurs de grenades, mais également des missiles balistiques et de l’artillerie datant de l’époque soviétique.
Roman, un des deux vétérans du bataillon de Doc, mesure le chemin parcouru depuis huit ans. « En 2014, lors du conflit dans le Donbass, nous n’étions pas préparés et nous devions nous débrouiller seuls. Aujourd’hui, cette guerre est à l’échelle du pays, mais nous bénéficions de cette expérience du passé, et l’Occident nous procure de l’équipement perfectionné. »
L’ajout de l’artillerie à longue portée, en particulier les véhicules lance-roquettes multiples HIMARS, livrés dès la fin du printemps par les États-Unis, « a marqué un tournant dans cette guerre », croit Yuri Cheltsov, commandant d’une compagnie de mortiers dans le Sud. Ces HIMARS sont capables de frapper la chaîne logistique russe en profondeur, 80 km au-delà de la ligne de front.
Yuri Cheltsov, quinquagénaire un peu bedonnant, aux yeux en amande et à la barbe grise, est arrivé au point de rendez-vous, la veille de notre séjour avec l’unité de Doc, au volant d’un antique 4 x 4 Lada bariolé de teintes de camouflage dans le style pop art, AK-47 sur le siège passager.
Décrit par l’un de ses amis comme un « intellectuel patriote » attiré par l’odeur du combat, l’homme d’affaires s’est précipité dans un centre de recrutement au premier jour de la guerre. « En 2014, dans mon bataillon de 74 combattants, un seul affirmait au début savoir comment fonctionnait une mitrailleuse antiaérienne — en fait, il avait été chauffeur du véhicule, raconte Yuri Cheltsov. Nos uniformes et chaussures n’étaient pas à nos tailles. Aujourd’hui, chaque soldat est doté de 50 éléments d’équipement. »
Yuri Cheltsov considère qu’une des clés des succès actuels de l’armée ukrainienne tient aussi au fait que les commandants « traitent chaque enjeu sous un angle pragmatique, comme des chefs d’entreprise. On ne cherche pas à se gratter l’oreille droite avec la main gauche. » Une modernisation des mentalités qui a conduit à l’élimination de la bureaucratie et des interférences. « La meilleure voie vers l’échec dans une guerre, c’est lorsque les buts politiques prennent le dessus sur les buts militaires », ajoute le commandant.
Avant de se lever, Yuri Cheltsov saisit son téléphone et fait défiler les photos de trois de ses soldats tués depuis le début du conflit. « Un vrai gâchis… Poutine est un idiot. »
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Sur le chemin du retour après notre incursion sur la ligne zéro, nous apercevons un imposant véhicule lance-roquette multiple BM-27 Ouragan, fabriqué en URSS dans les années 1970, qui se met en position de tir dans un champ. Les deux artilleurs ukrainiens déploient l’échelle qui leur permet de monter sur la plateforme de cet engin kaki à l’allure pataude, qui peut tirer des salves de 16 roquettes à une distance allant de 10 à 35 km.
Ils positionnent la rampe de lancement en direction des lignes russes. Quelques minutes leur suffisent pour effectuer les ultimes réglages, puis se mettre à l’abri dans la cabine blindée avant qu’un déluge de feu ne perfore le ciel voilé, sous les exclamations admiratives de mes compagnons du jour. Un épais nuage de fumée noire enveloppe l’Ouragan, tandis que l’herbe se couvre d’une couche de poudre blanche et grise.


Une fois encore, il faut quitter le secteur au plus vite en se frayant un chemin dans des broussailles avant la probable riposte russe, qui peut survenir dans un délai aussi court qu’une minute. Dans son champ, le véhicule militaire s’éloigne déjà vers une autre mission.
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À des dizaines de kilomètres à l’ouest de la même ligne de front, un dédale de caves obscures sert de quartiers de repos pour une unité de la Garde nationale.
Assis sur son lit de camp, Taras, 21 ans, a les yeux rivés sur son téléphone. « Vous savez que j’ai été formé par des soldats canadiens ? C’était juste avant la guerre. » Une guerre qu’il espère voir se conclure bientôt pour se marier avec sa fiancée. « On essaie de se parler souvent ou de se texter, au moins. Je pense à elle tout le temps. Surtout lorsque je bois mon café ! » dit-il en exhibant une tasse décorée d’une photo d’eux, main dans la main.
Autour d’une table bien garnie dans une pièce voisine, une demi-douzaine de soldats âgés de 19 à 53 ans se restaurent dans la bonne humeur. Tous des chauffeurs qui ont signé un contrat de trois ans avec la Garde nationale pour conduire des ambulances et transporter des pièces d’artillerie sur la ligne de front.
Leurs visages sont marqués par la fatigue et le stress. Leur destin est un perpétuel coup de dés, à cause des bombardements incessants. « Un travail difficile et dangereux », résume Yvan, 45 ans. Roman, 22 ans, renchérit : « La période la plus calme que l’on ait connue n’a duré que trois jours. Parce que les Russes faisaient leur rotation de troupes… »
Au-dessus de leurs têtes, une petite ville, qui naguère comptait une quinzaine de milliers d’habitants, agonise. Meurtrie. Invivable. Il n’y a plus âme qui vive, sauf de rares habitants qui, tels des zombies, émergent de leurs caches obscures, le temps de fumer une cigarette, chercher de l’eau, se ravitailler, discuter avec des voisins ou marcher avec leur chien.
Les rues sont partiellement entravées par des blocs de béton et des croix antichars en acier. Le front, quelque part en périphérie sud, bouge peu depuis le printemps. Les assauts des Russes sur cette bourgade dont nous nous sommes engagés à taire le nom, au cœur d’une région agricole qui peut stratégiquement mener à Zaporijia, ont tous été repoussés.
L’école inaugurée avant le début des hostilités n’est plus que ruines. Les commerces sont barricadés par des planches. Les étals du marché extérieur sont sens dessus dessous. La plupart des édifices administratifs, des immeubles d’habitation et des modestes maisons en briques et en bois portent des stigmates de la guerre. La façade verte d’imposants silos à grains est éventrée. Le petit cimetière blotti sous des arbres n’a pas été épargné. Même les défunts n’ont aucun répit.
Il ne se passe pas cinq minutes sans qu’on entende des « boums », qui n’empêchent pas les habitants de vaquer à leurs occupations. Parce qu’ils ne peuvent faire autrement. « Je n’ai nulle part où aller », lâche un vieil homme qui retourne chez lui à vélo.
Une septuagénaire, qui profite des timides rayons du soleil, refuse aussi de quitter son appartement malgré les bombardements ainsi que l’absence d’électricité, d’eau et de chauffage.
Seule résidante dans son immeuble de cinq étages touché par un missile un mois auparavant, cette irréductible ne survit que grâce à l’aide humanitaire distribuée par des bénévoles. « Il fait très froid la nuit, mais ça va, j’ai de bonnes couvertures », dit-elle en riant.
Une semaine plus tard, un bénévole sera tué et deux habitantes seront blessées par l’explosion d’une roquette sur les lieux d’une distribution.
Dans la cour d’une usine désaffectée voisine, des soldats découpent du bois de chauffage à la tronçonneuse. La nuit tombe déjà. Un calme relatif enveloppe la petite ville. Les canons se sont tus. Provisoirement.
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Dans les environs de Kharkiv, dans le Nord-Est, des membres de la Garde nationale postés depuis trois semaines dans un secteur récemment libéré achèvent leurs préparatifs pour l’hiver. Certains transportent avec des sangles de lourds troncs de sapin, qui serviront à renforcer des tranchées. Deux autres s’échinent à recouvrir des marches sculptées dans la terre avec des morceaux de caisses de munitions. Au moins, ils sont au sec dans leurs deux bunkers de béton d’à peine deux mètres carrés, auxquels on accède par une tranchée profonde aux parois consolidées par des planches.
L’espace est exigu, mais ils ont réussi à y caser quatre lits et une table. « Comparativement aux endroits où nous étions avant, ici, c’est un palace », assure Maxym, 27 ans, commandant de l’unité.


Il n’a pas oublié les conditions dantesques du début de la guerre. Deux jours et deux nuits sans dormir, par des températures frisant les –20 ℃, sous une pluie d’obus tirés par les chars russes du 59e Régiment. Sa formation de psychologue lui permet, croit-il, de gagner la confiance de ses hommes. Ils savent qu’il est toujours là pour les écouter et leur remonter le moral. Cette « aptitude prérequise » aide à surmonter les moments difficiles, se félicite Maxym.
Andrii, un commandant de peloton de la Garde nationale rencontré à Zaporijia, me raconte que ses hommes, des volontaires avec contrat d’un an, qui tiennent coûte que coûte une position défensive sur la ligne zéro, sont « fatigués d’être sous des bombardements incessants » depuis neuf mois. « Même moi, je trouve ça difficile. Deux membres de mon peloton ont déjà été grièvement blessés. » Et il y a aussi cette sale « habitude de la guerre, qui petit à petit fait perdre la perception du danger ».
Mais c’est un danger plus pervers qui plane au-dessus des tranchées malgré les discours patriotiques formatés répétés à l’unisson : le découragement face à cette guerre qui s’annonce longue, craint Andrii, et qui exige de la patience.
Alors quand certains de ses hommes viennent lui faire part de leurs tourments, il leur répond simplement : « J’espère que vous serez bientôt démobilisés. »
Ce reportage a été réalisé avec la collaboration d’Alexander Pavlov et de Dmytro Boguslavsky.
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2023 de L’actualité, sous le titre « L’hiver au front ».