Ukraine : vivre sous terre pour échapper aux bombes

En reportage dans la région du Donbass en juin 2022, notre collaborateur Fabrice de Pierrebourg a constaté dans quelles difficiles conditions vivaient les habitants coincés sur place.

Kristina, ses filles, Maria et Sophia, et sa mère, Lyubov, dans la cave où elles vivent depuis le 19 avril dernier. (Photo: Fabrice de Pierreboug)

Échapper à tout prix à la guerre, au fracas de l’artillerie, aux bombes qui tombent au sol, aux sifflements des roquettes et des missiles qui filent dans le ciel vers leur cible. Quitte à vivre 24 heures sur 24 comme des rats dans une cave sombre et humide, imprégnée d’une odeur de moisissure tenace.

C’est le quotidien tragique d’une famille ukrainienne quasi recluse sous terre, et manifestement en état de choc, depuis le 19 avril à Toretsk. Cette ville minière de la région du Donbass ukrainien, qui compte désormais 10 000 habitants (contre 32 000 avant le conflit), est située à quelques kilomètres à peine du front. Autant dire une broutille pour l’artillerie russe qui pilonne sans cesse la municipalité.  

Tout au long de la ligne de front, ainsi que dans les zones libérées de l’occupation russe autour de Kyiv, des milliers de familles ont dû, comme celle-ci, abandonner leurs maisons et appartements dévastés. En date du 1er juin, selon les autorités ukrainiennes, 116 000 bâtiments résidentiels avaient déjà souffert des combats. Du lot, 30 000 appartements et presque autant de maisons individuelles avaient été détruits. En tout, ce sont au moins un demi-million d’Ukrainiens qui n’auraient plus de toit. Et ces chiffres n’en finissent plus de grossir.

***

«Attention, baissez votre tête », nous prévient un habitant de l’immeuble sitôt qu’on a franchi la porte déglinguée qui permet d’accéder depuis l’entrée à un petit escalier abrupt en pierres. Il faut descendre avec précaution, en gardant la tête penchée, pousser des câbles, enjamber deux gros tuyaux puis un muret avant d’arriver dans une vaste pièce plongée dans une quasi-obscurité.

Du linge sèche sur des tuyaux de plomberie. Le sol en terre battue est encombré de sacs en plastique, de cartons aplatis, de bouteilles d’eau minérale et de rallonges de fils électriques. Une bouilloire et un multicuiseur sont posés dans un coin.

Assises sur une chaise et un petit banc en bois, Kristina, 30 ans, et sa mère, Lyubov, 48 ans, ont le regard triste et le teint blafard. Le plafond est si bas qu’elles ne peuvent pas se tenir debout. Dans cet espace d’une trentaine de mètres carrés, Sophia, quatre ans, et Maria, deux ans, les filles de Kristina, se courent après en riant, avec cette insouciance typique de l’enfance.

La guerre les poursuit pourtant comme une malédiction. À la mi-avril, un obus a atterri dans l’appartement situé juste au-dessus du leur, dans l’immeuble où elles vivaient alors, à quelques minutes de là. L’ogive n’a pas explosé en tombant au sol chez leur voisin, mais l’impact a creusé un cratère assez profond pour perforer la dalle de béton et causer des dégâts majeurs dans les deux logements, devenus inhabitables.

Kristina, ses deux enfants et leur grand-mère se sont vues forcées de déménager en urgence dans cet autre immeuble de cinq étages.

Mais cinq jours plus tard, en fin d’après-midi, une énième vague de roquettes ont été tirées par les Russes en direction de Toretsk. Par chance, un arbre situé à quelques mètres de la façade du bâtiment a freiné la course meurtrière de l’une d’entre elles et a empêché qu’elle ne frappe directement le mur. Elle a décapité l’arbre puis s’est écrasée dans l’asphalte avant d’exploser. Le souffle de l’explosion et les débris projetés aux alentours ont criblé les murs du bâtiment et fait voler en éclats toutes les fenêtres de l’appartement de Kristina. « J’ai senti l’onde de choc et sa chaleur sur ma peau. Mes filles se sont précipitées vers moi, je les ai agrippées et nous sommes allées nous réfugier dans la salle de bains. »

Kristina a attendu que les bombardements se calment pour quitter la pièce et courir avec ses enfants, apeurées, et sa mère vers l’abri collectif. Mais à nouveau des obus sont tombés dans le périmètre. « Des éclats se fichaient partout dans les portes. C’était effrayant. Des images nous reviennent sans cesse. Comment voulez-vous qu’on efface ça de notre mémoire… »

Elle explique que sa famille a quand même tenté de retourner passer une nuit dans son appartement. Peine perdue. Il n’y avait plus de fenêtres, ce qui amplifiait les bruits de cette guerre si proche. Et si meurtrière. « Les filles criaient et pleuraient constamment. Elles étaient traumatisées. C’est pour ça que l’on préfère rester dans cette cave. »

Les quatre ne sortent même pas durant la journée pour profiter du soleil et de l’air pur. Sauf à de rares occasions. Pas question non plus de cuisiner et de prendre les repas dehors. Leur vie au quotidien se déroule sous terre. Seule la grand-mère se hasarde à remonter à la surface pour aller chercher du ravitaillement et laver leur linge dans leur appartement déserté. 

***

Partout au pays, des Ukrainiens touchés par la guerre choisissent de rester chez eux, quitte à camper au milieu des gravats. En espérant avoir un jour les moyens de reconstruire leur demeure. Comme Vassily, 71 ans, et son épouse. Le toit et le second étage de leur petite maison blanche et bleue, bâtie de leurs mains en 1990 à Mala Rohan, un village d’à peine 3 000 habitants (avant la guerre), à l’est de Kharkiv, ne sont plus que ruines depuis que des chars d’assaut russes se sont positionnés dans les jardins et potagers de leurs voisins. C’était le 25 février, au deuxième jour de l’invasion déclenchée par Vladimir Poutine. Des dégâts que le septuagénaire tient à montrer, après avoir gravi un escalier en bois qui ne tient plus que par miracle. Même leur Lada bleu azur a été réduite à l’état d’épave, écrasée par les chenilles d’un blindé. 

Vassily et son épouse habitent toujours au rez-de-chaussée de leur maison à moitié détruite à Mala Rohan. (Photo : Fabrice de Pierrebourg)

Pendant presque un mois, le secteur, désormais reconquis par les troupes de Kyiv, s’est retrouvé coincé entre les feux russes et ukrainiens. Un cauchemar pour les quelques dizaines d’habitants toujours présents. Heureusement, la cuisine et le salon du couple, situés au rez-de-chaussée, sont encore habitables. Mais il n’y a plus d’eau ni d’électricité. « Où voulez-vous que j’aille ? Au Canada ? Nous n’avons nulle part où aller  », soupire, fataliste, Vassily.

À presque 200 km au sud-ouest, au cœur du Donbass, Kristina n’a pas non plus l’intention de quitter sa cave glauque pour se réfugier dans l’Ouest ukrainien, loin du front (mais pas épargné pour autant par les missiles de croisière). Même si la plupart de ses proches et amis se sont enfuis.

« Être bombardé à Lviv ou ici, c’est du pareil au même. Ma tante est partie à Lviv et elle a été bombardée. Elle le regrette depuis. Oui, la situation empire quotidiennement dans le Donbass, mais nous allons traverser cette épreuve, et un jour cette guerre finira ! » croit Kristina, qui dit attendre des jours meilleurs. Probablement pour conjurer la peur. 

Avec la collaboration de Maksym Stryzhevskyi

Les commentaires sont fermés.

« Les quatre ne sortent même pas durant la journée pour profiter du soleil et de l’air pur. »

En serait-ce ainsi ou en sera-ce ainsi à Montréal même?…
Sera-t-on « condamnés », ici comme là-bas, à vivre cloîtrés pour échapper aux balles?

Jusqu’à avant-hier, en effet, pouvait-on se dire que, oui, n’est-ce guère rigolo, certes; mais est-ce entre eux qu’ils « se descendent ». Or… Là apparaît qu’on tirerait (sur) n’importe qui. Vous et moi ne serions pas épargnés. Si bien qu’en sus de covidixneuf en contraignant à ne plus aller quasi nulle part à part aller marcher (dans la rue), du fait qu’eux ne peuvent « se permettre » d’attraper ça (en raison de conditions santé aux vulnérabilités bien singulières); eh bien, cette unique activité ou sortie-là possible restante, leur serait aussi enlevée ?…

Mais quel monde !

Depuis le début de cette guerre en Ukraine, n’ai-je pas moins déploré et décrié qu’on la… laisse faire, (que) qu’on la fasse. Or, hier, suis-je tombé sur une pensée profonde d’un génie :
« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire », aurait dit Einstein.

La guerre n’est pas là du seul fait d’un seul. On ne se bat pas seul. Ensuite y a-t-il aussi des « spectateurs », passifs, de la chose. Ainsi, surtout, que des galvaniseurs exacerbeurs ou pourvoyeurs, proactifs, de la chose. Beaucoup, beaucoup de « ‘participants’ », quoi. Tacites ou explicites.

« C’est le début d’un temps nouveau », clamait la chanson. Non. C’est l’« Il y a rien de nouveau sous le soleil » de Qohélet qui est le plus exact.

Hormis, peut-être, cette inédite nouvelle ‘pratique’, en voie d’être instaurée dirait-on, de gangsters qui se mettraient à tirer sur n’importe qui (même en Ville « sécuritaire » de madame la Mairesse). Eh bien, là, on en perd son latin. Devra-t-on se terrer à Montréal, comme ces malheureux Ukrainiens sur qui pleuvent bombes sur bombes? Ah, vraiment!…