Une mort sans larmes

Le journaliste Luc Chartrand était à Hong Kong, en 1997, quand la mort du père de la Chine moderne, Deng Xiaoping, a été annoncée. Pour notre rédacteur en chef adjoint, Éric Grenier, son reportage est une extraordinaire incursion dans l’âme chinoise. 

glamstock / Imazins / Getty Images ; montage : L’actualité

Chaque dimanche, le rédacteur en chef adjoint de L’actualité, Éric Grenier, vous invite à lire (ou à relire) dans son infolettre Rétroviseur un des reportages les plus marquants de la riche histoire du magazine. Vous pourrez ainsi replonger au cœur de certains enjeux du passé, avec le regard de maintenant.

Bon dimanche !

« Le développement de la Chine a une logique historique inévitable. Il est impossible d’essayer de transformer la Chine, et il est encore plus impossible de l’encercler et de la contenir. »

C’est en ces mots que Wang Yi, qui a été le ministre des Affaires étrangères de la République populaire de Chine de 2013 jusqu’en décembre dernier, a accueilli la semaine passée un autre ancien chef de diplomatie, le centenaire — et controversé — Henry Kissinger, qui a dirigé la politique étrangère américaine de 1973 à 1977 (en plus d’avoir été le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis de 1969 à 1975).

Si la déclaration de l’homme politique chinois avait l’air d’une bravade, ce n’en était pas une. C’était plus l’expression d’une certitude de l’immuabilité du géant asiatique. De toute façon, les amitiés entre l’ancien secrétaire d’État de Nixon et de Ford et le régime communiste de Pékin remontent à loin : c’est sous la gouverne de Kissinger qu’une détente entre les deux empires s’est effectuée dans les années 1970 et a mené à la fin de l’isolement de la Chine.

Cette détente a pratiquement culminé en 1997, quand la Grande-Bretagne a rétrocédé Hong Kong à la Chine, à la suite de la fin du bail de 99 ans qui accordait à ce petit bout de terre formé d’îles et de pointes la souveraineté britannique. L’événement a eu lieu le 1er juillet.

C’est aussi en février de cette année-là qu’est passé à trépas le père de la Chine moderne, Deng Xiaoping. Le reporter de L’actualité Luc Chartrand était à Hong Kong quand la nouvelle a été annoncée. Il ne lui en a pas fallu plus pour prendre le premier vol en direction de Pékin et retourner pour une première fois en 10 ans dans la capitale chinoise.

Entre cette visite et la première, un événement pas anodin s’était produit : le massacre de la place Tian’anmen, en 1989.

La Chine qu’avait visitée Luc en 1987 était celle des réformes, de la parole peu à peu libérée, de la République à deux systèmes (le market Leninism et l’économie planifiée). Celle de 1997 était marquée par la peur du chaos. Le soir du décès du « petit timonier », Luc est à la table de M. Zhou, avec la famille de celui-ci. M. Zhou a pris part aux manifestations de Tian’anmen et échappé de peu au massacre. « Le gouvernement n’avait pas le choix », laisse tomber son gendre quand il est question des événements du 4 juin 1989. « La Chine n’est pas encore prête pour la démocratie. Elle est trop populeuse et encore trop pauvre. Il faut être patient », ajoute-t-il. La fille de M. Zhou est d’accord. M. Zhou, lui, est mal à l’aise, écrit notre reporter. Et déçu. « Je n’avais pas parlé de ça avec ma fille depuis longtemps, lui confiera-t-il plus tard. Depuis sept ou huit ans, il y a eu tellement de lavage de cerveau. »

Pendant des jours, jusqu’aux cérémonies funèbres, Luc Chartrand arpente la capitale, observe un peuple qui ne retient pas ses larmes… parce qu’il n’y a pas de larmes à retenir. Le seul sanglot, il l’entend à la radio : celui du successeur de Deng, Jiang Zemin. « Jiang faisait semblant de pleurer », lui dit M. Zhou. Pour lui, les Chinois ne croient plus au communisme, comme ils ne croient pas davantage à Dieu. Leur reste l’argent. « Il ne se passera rien, lui prophétise-t-il. Nous pouvons rêver de démocratie, mais c’est un rêve creux. »

À lire, cette extraordinaire incursion dans l’âme chinoise, qui serait probablement impossible à réaliser dans le contexte actuel.

Éric Grenier, rédacteur en chef adjoint

Laisser un commentaire

Les commentaires sont modérés par l’équipe de L’actualité et approuvés seulement s’ils respectent les règles de la nétiquette en vigueur. Veuillez nous allouer du temps pour vérifier la validité de votre commentaire.