Pour rien au monde Ahmad Jan, massé avec ses frères d’armes derrière les grillages de l’aéroport de Kaboul le 30 août 2021, n’aurait raté ce moment historique. À 23 h 59 précises à la montre du taliban, l’envol des derniers soldats occidentaux sonnait le glas de la République islamique d’Afghanistan. Le groupe fondamentaliste religieux, chassé du pouvoir en décembre 2001 par une coalition militaire internationale dirigée par les États-Unis, tenait sa revanche.
« Lorsque le dernier avion militaire américain a décollé devant nos yeux, nous étions si heureux », raconte Ahmad Jan quatre mois plus tard.
Pieds nus dans des babouches marron, vêtu d’une longue veste de camouflage kaki enfilée par-dessus une tenue traditionnelle bleu marine, il monte aujourd’hui la garde près d’une des portes d’accès aux pistes de l’aéroport. « L’Afghanistan était libéré et nous, nous pouvions rêver à l’instant désormais proche où nous allions enfin rentrer chez nous, plutôt que de vivre cachés dans les montagnes », ajoute-t-il, sourire jubilatoire aux lèvres, main droite posée en permanence sur son fusil d’assaut américain porté en bandoulière. Après une reconquête territoriale de près de 20 ans, le drapeau noir et blanc de l’Émirat islamique d’Afghanistan pouvait flotter à nouveau.
En ce jour ensoleillé de décembre, seul le bruit de rares avions, le plus souvent chargés de matériel humanitaire et affrétés par les Nations unies, le Qatar, la Chine, la Russie et d’autres, trouble la quiétude des lieux. Rien à voir avec le chaos des jours qui ont suivi l’arrivée des talibans dans la capitale, le 15 août. L’histoire retiendra ces images d’Afghans tentant désespérément de s’agripper à la carlingue d’un avion de la US Air Force en phase de décollage, avant de chuter mortellement au sol. Celles de l’attentat-suicide aux abords d’Abbey Gate, le 26 août, revendiqué par le groupe État islamique opposé aux talibans, qui a fait près de 200 morts parmi les milliers d’Afghans entassés dans ce secteur pour essayer de fuir le nouveau régime, en plus de 13 militaires américains…
Le moudjahidine, lui, louange le changement brutal de régime : l’événement marque, plaide-t-il, la fin d’une longue guerre fratricide et le début d’une nouvelle ère de paix.
Son histoire, qu’Ahmad Jan raconte sans se faire prier, ressemble à celle de bien des nouveaux maîtres du pays. Une vie loin des siens, vouée depuis 2001 au djihad contre l’envahisseur étranger et à l’avènement d’un régime islamique. Une vie bouleversée par un emprisonnement de trois ans dans la prison de Bagram, surnommée « le Guantanamo afghan » en raison des sévices commis par les Américains sur leurs prisonniers. « Ils m’ont torturé à l’électricité… J’ai préféré laisser là-bas mes souvenirs les plus sombres », poursuit Ahmad Jan, les yeux dans le vague, face au mur encore noirci par l’attentat d’août.
Trois de ses frères ont été tués en 2020 par des soldats américains dans la maison familiale. « Ils étaient mariés et avaient des enfants. J’ai ressenti une vraie rage en moi. J’ai tellement haï les Américains ! Je voulais me venger en tuant les premiers étrangers sur mon chemin. Mais je n’ai rien fait. »
Nombreux sont les talibans qui, comme Ahmad Jan, vont se prêter volontiers à la discussion et à des séances de photos.
Avant de nous quitter pour retrouver ses compagnons postés plus loin, le long du périmètre de l’aéroport, Ahmad Jan insiste pour nous offrir du thé et un pain traditionnel afghan moelleux accompagné de miel. « La prochaine fois, je vous invite dans mon village », me lance ce combattant affable avant de retourner d’un pas tranquille à son poste.
Durant mon séjour, nombreux sont les talibans qui, comme Ahmad Jan, vont se prêter volontiers à la discussion et à des séances de photos. Ils se montreront aussi curieux de savoir d’où je viens et pourquoi je me suis rendu dans leur pays. « Nous ne voulons plus de guerre ni de batailles entre nous, car nous sommes tous des Afghans, après tout », explique Samiuallah, 24 ans, qui a fait ses études à Kandahar. Membre du mouvement taliban depuis six ans, il est en faction dans un poste de police de Kaboul avec son AK-47 à la crosse décorée d’une photo rendant hommage à un combattant martyr.
Réel esprit d’ouverture des talibans dits « 2.0 », moins enclins à réinstaurer leur gouvernance brutale des années 1990, ou opération séduction destinée à amadouer la communauté internationale, dont ils cherchent à obtenir une reconnaissance officielle ?
Chose certaine, l’euphorie des vainqueurs contraste avec le désarroi d’une population qui doit lutter pour sa survie. Si les Afghans rencontrés au fil de ce périple sont unanimes à saluer un « retour de la sécurité », ils assistent pétrifiés à l’effondrement économique de leur pays. Les talibans arrivés au pouvoir en 1996 dans un contexte de guerre civile sont cette fois aux prises avec le dur exercice de gouverner alors qu’une vaste partie de la population s’était habituée à une vie quasi démocratique et moderne — bien que gangrénée par une corruption institutionnelle.
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À première vue, Kaboul ne semble pas avoir changé depuis mon dernier séjour, au début de l’été 2021. Les rues grouillent de vie. C’est toutefois une illusion. La capitale fonctionne au ralenti. Angoissée. À l’image du pays.
Les fresques colorées à la gloire des femmes et les slogans qui vantaient la liberté sur les murs d’enceinte bétonnés de ministères et d’ambassades sont recouverts de peinture blanche ou ont été remplacés par des slogans du type : « Nous avons vaincu l’Amérique avec l’aide de Dieu. » Les visages féminins dans les vitrines des salons de beauté sont barbouillés. Des femmes en burqa mendient, assises sur le trottoir. Les universités publiques sont fermées.

Il n’y a plus âme qui vive dans les allées du quartier autrefois ultrasécurisé des ambassades. Sur une porte de l’ambassade canadienne déserte, on peut lire cette affiche : « Canadiens : pour obtenir une aide consulaire d’urgence, communiquez avec le centre de surveillance et d’intervention d’urgence à Ottawa. »
Les ex-employés locaux de l’ambassade se sentent abandonnés. « Nous sommes déçus de ne pas avoir de nouvelles du gouvernement canadien », déplore un de ces Afghans, rencontré avec neuf collègues dans la maison de l’un d’eux. Ils étaient cuisiniers, blanchisseurs, électriciens, etc. Certains depuis cinq ans.
Les 10 se sont inscrits au programme destiné à « protéger et réinstaller les ressortissants afghans qui ont grandement contribué aux efforts du Canada en Afghanistan », mis en place par Ottawa en juillet 2021. Cinq seulement ont reçu une réponse : un simple numéro de dossier. Depuis, plus rien. « Nous avons peur et restons le plus possible chez nous. Tout le monde dans notre voisinage sait que nous avons travaillé pour le Canada. Et nous ne croyons pas aux promesses d’oubli des talibans », dit un autre.
Devant les entrées des bâtiments officiels et les rares ambassades encore ouvertes, des moudjahidines souvent jeunes, aux longs cheveux noirs et aux yeux fardés de khôl, ont remplacé les soldats de la coalition internationale, les forces afghanes et les agents d’entreprises de sécurité privées. Vêtus de tenues hétéroclites, ils patrouillent dans la ville juchés à l’arrière de pickups Ford Ranger vert forêt de l’ex-police afghane, main sur leur mitrailleuse. D’autres observent, d’un air soupçonneux, l’intérieur des automobiles qui franchissent une à une leurs barrages.
Lorsqu’ils ont du temps libre, certains filent en banlieue de Kaboul pour se détendre dans un parc d’attractions sorti d’une autre époque. Situé au bord du lac Qargha d’un bleu éclatant, l’endroit est prisé des familles, qui s’y retrouvent pour pique-niquer, jouer au cricket ou, pour celles qui en ont encore les moyens, s’amuser dans l’un des manèges. Il faut voir ces combattants armés, à bord de la grande roue, crier comme des enfants tandis que leurs amis restés au sol s’esclaffent ou font mine de les viser avec leur arme.
Leur présence n’est pas du goût de tous au parc, déjà victime de la crise économique. « Les rares familles qui viennent encore ont tendance à s’enfuir quand elles aperçoivent des talibans », se désole, à voix basse, un des exploitants de manège. « Ils font peur aux enfants. »
Les talibans n’ont pourtant pas déployé leurs combattants les plus durs dans les rues de Kaboul, Ghazni et autres grandes villes, « où l’on trouve surtout la nouvelle génération d’Afghans », fait remarquer un avocat et activiste de la minorité chiite hazara, qui souhaite être identifié sous le nom de Sharafat, lors d’une rencontre discrète dans un centre commercial de la capitale.
« Le mouvement taliban a deux visages, poursuit-il entre deux gorgées de thé. Un visage diplomatique, qui mène les négociations avec la communauté internationale, représenté par le mollah Abdul Ghani Baradar, cofondateur du mouvement. Et le clan Haqqani, plus extrémiste. »
Ce clan ayant ses racines autour de la frontière afghano-pakistanaise s’est lancé dans le djihad antisoviétique dans les années 1980, avec l’appui de la CIA, avant de devenir l’ennemi numéro un de l’Occident. Notamment à cause des liens entretenus par son défunt patriarche, Jalaluddin Haqqani, avec Oussama Ben Laden et al-Qaïda. Des liens qui existeraient toujours. « Tout en étant intégré aux talibans, le réseau Haqqani conserve un statut semi-autonome [et] assure la liaison principale entre les talibans et al-Qaïda », affirme le Conseil de sécurité des Nations unies dans un rapport du 1er juin 2021.
Ce groupe figure aussi sur la liste canadienne des entités terroristes. Une prime de 10 millions de dollars est offerte par le département d’État américain pour la capture du « terroriste » Sirajuddin Haqqani, fils de Jalaluddin, longtemps chef militaire des talibans et actuel numéro deux du groupe. Or, cet homme influent — recherché par le FBI — est aujourd’hui ministre de l’Intérieur ! Une prime de cinq millions de dollars plane par ailleurs sur la tête de son oncle, Khalil Haqqani, nommé ministre des Réfugiés après avoir dirigé pendant quelques semaines la sécurité dans la capitale.
Les tenues et l’attitude des fantassins rencontrés au parc d’attractions contrastent avec celles des talibans déployés dans des lieux stratégiques, notamment l’aéroport. Équipés et entraînés comme des forces d’opérations spéciales occidentales, ils appartiennent à la mystérieuse unité d’élite Badri 313, liée au réseau Haqqani. Avec une unité sœur, Red Unit (qui combat les djihadistes du groupe État islamique dans l’est de l’Afghanistan), Badri 313 peut être considérée comme la nouvelle armée professionnelle de l’Émirat.
En faction devant l’un des accès à l’aéroport, une dizaine de ces combattants high-tech, gilets tactiques bourrés de chargeurs de balles pour leurs fusils d’assaut, lunettes de sport teintées et bandeaux rouges sur leur tête, ont l’esprit à la fête. « America down », m’interpelle l’un d’eux, le pouce vers le bas, hilare, devant un pickup beige mat.
Un haut gradé de Badri 313, responsable de la sécurité de l’aéroport, me raconte que la prise éclair de la capitale et du palais présidentiel en mi-journée le 15 août fut le fruit d’une stratégie d’infiltration, en particulier par le réseau Haqqani, au sein du pouvoir. « Nous avions près de 1 200 moudjahidines déjà en place à Kaboul, surtout dans des lieux jugés stratégiques », explique Mollah Mohammad Salim Saad, 38 ans, assis derrière son bureau vernis sur lequel sont posées une assiette de pistaches et des fleurs artificielles rouges et blanches. « Ces agents dormants étaient infiltrés dans les ministères, la police, l’armée, les banques, les ONG, etc., et ici même à l’aéroport. Leur rôle était de prendre le contrôle des lieux dès notre entrée dans la capitale, de les sécuriser, d’empêcher les sabotages ou destructions de documents et de matériel. »
Le moudjahidine longiligne, poli mais avare de sourires, jette régulièrement un œil sur la mosaïque d’images de caméras de surveillance, diffusées sur un écran géant dans un recoin de la pièce, à proximité de deux grands drapeaux talibans. Pur produit d’une école coranique fondamentaliste (madrasa), comme de nombreux talibans, ce père de 11 enfants a rejoint le mouvement en 2008 dans sa province de Wardak, dans le centre du pays, pour se « débarrasser de la corruption et des forces étrangères ».
Mollah Mohammad Salim Saad consacre de longues minutes à louanger les « jeunes » combattants de Badri 313, qui ont été ou seront des martyrs. Il balaie du revers de la main la menace de l’EI–Province du Khorasan, branche locale du groupe État islamique, qui attirerait dans ses rangs des talibans frustrés par la fin des combats, ou simplement à la recherche d’une meilleure paie. « Chaque système politique a une opposition, et nous, en tant que système politique, avons naturellement une opposition, qui s’appelle Daech. Et nous allons l’éliminer. » Le groupe djihadiste international mène pourtant la vie dure aux talibans dans la province orientale de Nangarhar, en plus de commettre des attentats ciblés au moins une fois par semaine au cœur même de Kaboul…
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Il est 11 h du matin et un groupe d’Afghans de tous âges font le pied de grue sans broncher, sous la garde de talibans, devant l’entrée du poste de police du 3e district, au centre-ville de Kaboul.
Chaque jour, ils sont près de 300 à défiler dans le grand bureau de l’ex-chef de police, désormais occupé par Ziaulhaq Mashal. Ce taliban âgé de 35 ans, vêtu de noir des pieds à la tête, va passer des heures sur son canapé en faux cuir à régler les réclamations des habitants du quartier, mais aussi des plaintes pour vols, des kidnappings et des litiges conjugaux. Il est à la fois policier, médiateur et juge. « Vous pouvez prendre des photos, mais attendez qu’il n’y ait pas de femme », me dit-il.
La femme en niqab en train de plaider sa cause raconte que son mari, qui travaillait au ministère de la Défense, a été assassiné par les talibans deux ans auparavant, et que par la suite, « en vertu des lois islamiques », son beau-père et son beau-frère ont récupéré la demeure du couple et la garde des enfants. « La maison n’est pas importante pour moi, mais mes enfants, oui », insiste-t-elle en fixant le taliban.
« Nous allons voir ce que nous pouvons faire », dit-il à la veuve sur un ton monocorde, avant de l’inviter à quitter, malgré ses protestations. Les cas suivants seront traités au même rythme, parfois même plus expéditif. « Nous essayons de résoudre leurs problèmes, m’explique le taliban, pour montrer au peuple afghan que la situation s’améliore. Nous travaillons pour le peuple. »
Quelques jours plus tard, le mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans, va décréter que la femme afghane n’est pas une « propriété, mais un être humain noble et libre » que l’on ne peut marier ou remarier par la contrainte ou encore priver de sa part d’héritage.
La femme en niqab en train de plaider sa cause raconte que son mari a été assassiné par les talibans, et que par la suite, son beau-père et son beau-frère ont récupéré la demeure du couple et la garde des enfants.
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Tous les indicateurs économiques ont viré au rouge écarlate depuis le changement de régime. Selon le Programme des Nations unies pour le développement, près de 97 % des 42 millions d’habitants pourraient passer sous le seuil de la pauvreté dès la mi-2022 — ils en étaient déjà à 72 % au début de l’hiver.
La population paie le prix fort du gel par Washington, à la suite de la prise du pouvoir par les talibans, des 12 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale d’Afghanistan placés à l’étranger, en grande partie dans les coffres de la Réserve fédérale aux États-Unis. La Banque mondiale et le FMI ont aussi fermé le robinet des aides, ce qui ajoute aux sanctions, notamment financières, imposées par les Nations unies depuis 2006.
Cet étranglement économique est catastrophique pour ce pays dont 80 % des finances publiques dépendaient de l’aide étrangère sous le régime précédent. Et ce ne sont pas les quelques déblocages partiels de fonds autorisés par le Trésor américain en décembre 2021 qui devraient inverser cette crise à court terme.
Les quelque 800 000 employés de l’État ne sont plus payés depuis l’été. Les femmes ont dû quitter leur emploi. Les banques, à court de fonds et craignant que leurs clients ne vident leurs comptes, plafonnent les retraits à 200 dollars par semaine. Des files d’hommes et de femmes patientent des heures, certains depuis des jours, parfois en vain, pour retirer de quoi nourrir leur famille, payer une partie de leur logement ou se chauffer en ce début d’hiver. « Jusqu’à quand devrons-nous supporter ça ? S’il vous plaît, dégelez notre argent, c’est l’argent du peuple afghan », supplie Naima, à l’attention du gouvernement américain.

L’avocat-activiste Sharafat, lui, croit que « tout l’argent donné directement aux talibans plutôt qu’à des ONG sera utilisé pour leurs dépenses militaires, et non pour la santé ou l’éducation ».
Par un effet domino, les commerçants, petits entrepreneurs et travailleurs pâtissent. Une situation pas spécifique à la capitale. Sudruddin, un briquetier installé au pied de montagnes, dans la province de Parwan, au nord de Kaboul, a réduit de 30 % le prix de ses briques afin qu’elles trouvent preneur. Il a dû sabrer de moitié le salaire mensuel de ses employés (désormais de 100 dollars), qui s’escriment en sueur, le visage noirci, au bas d’une cheminée, devant des cavités remplies de braises de charbon incandescentes, ou qui charrient des piles de briques cuites.
À un carrefour fréquenté du centre-ville de Kaboul, une dizaine d’hommes adossés à un mur attendent que quelqu’un s’arrête pour leur offrir un petit boulot. N’importe quel boulot. « Nous avions déjà des problèmes, mais depuis l’arrivée des talibans, ça a empiré », déplore l’un d’eux. Un de ses compagnons d’infortune renchérit : « On a des familles à nourrir. Mais certains jours nos poches sont vides et nous sommes affamés. »
Selon le Programme alimentaire mondial, le pays affronte en ce début d’hiver la « pire crise humanitaire sur terre » : 23 millions d’Afghans, soit un peu plus de la moitié de la population, seraient affectés par une insécurité alimentaire majeure, voire la famine. Et près d’un million d’enfants risquent de mourir de faim au cours de l’hiver 2021-2022.
Dans l’unité pédiatrique de l’hôpital pour enfants Ataturk, à Kaboul, médecins et infirmières sont déjà les témoins, quasi impuissants, de cette catastrophe annoncée. La salle réservée aux tout-petits souffrant de malnutrition grave ne désemplit pas.

Hasimat ne prête aucune attention aux nombreuses mouches qui virevoltent dans la pièce. Elle ne quitte pas des yeux sa fille de quatre mois, d’une maigreur extrême. Lorsqu’elle est arrivée il y a deux semaines, la petite était si faible que tout le monde a cru qu’elle allait mourir. « Je n’arrivais plus à l’allaiter, parce que je mange peu, et je n’avais pas d’argent pour acheter du lait. » Seule à Kaboul, Hasimat peut toutefois compter sur la solidarité d’autres familles mieux loties, qui partagent leurs repas avec elle.
Pas payés depuis quatre mois et manquant de tout, les membres du personnel se dévouent dans des conditions éprouvantes. « Hier encore, raconte Farahnaz, une jeune infirmière, des parents sont repartis avec leur bébé qui allait mourir. » Comme d’autres, ils n’avaient pas d’argent pour payer les médicaments. « Quand j’ai choisi ce métier, poursuit l’infirmière, jamais je n’ai imaginé qu’un jour cette situation se produirait. C’est très difficile à supporter. »
Même désespoir à l’hôpital pour enfants Indira Gandhi, qui traite aussi des bébés et des enfants gravement sous-alimentés. Comme cette fillette de quatre ans, squelettique, sous perfusion, qui grimace de douleur, une pomme serrée dans sa petite main. « La communauté internationale a coupé les vivres au pays. Mais c’est toujours le peuple qui souffre », résume un médecin.
Paradoxalement, les aliments ne manquent pas dans les marchés et échoppes de Kaboul. Les étals regorgent de tomates, de carottes, de courges et autres légumes. Des carcasses de moutons sont suspendues dans les vitrines des bouchers. C’est l’argent qui fait défaut pour les acheter. Azizulah le constate dans son petit commerce : « J’ai de plus en plus de fruits et légumes qui finissent, pourris, à la poubelle, car les clients se font rares ou restreignent leurs achats. »
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C’est jour de distribution d’aliments dans un village de 3 000 familles au cœur d’une plaine aride dans la région de Bagram, au nord de Kaboul. Une scène comme il en existe désormais tous les jours dans le pays.
Ils sont plusieurs centaines à patienter dans une rue depuis le petit matin. En majorité des hommes, de tous âges. Des jeunes garçons s’amusent avec des brouettes vides ou font, hilares, des allers et retours sur des vélos trop grands pour eux. Quelques dizaines de femmes, dont un bon nombre en burqa bleue, sont regroupées dans un coin.
Il y a Lala, 55 ans, sans travail, avec trois enfants à nourrir. Majan, veuve de 60 ans, qui s’occupe des deux jeunes enfants de son fils, tué lors d’une attaque-suicide à Kaboul. Cette femme voûtée, si frêle, est venue avec une amie, qui va l’aider à porter le lourd sac. Et Nadia, 50 ans, veuve aussi, qui vit avec ses deux filles dans une maison délabrée, « sans fenêtres ». « Je suis très inquiète avec l’arrivée de l’hiver, dit cette femme au visage invisible sous sa burqa. Il n’y a plus de travail. Les prix augmentent sans cesse. L’une de mes filles est enseignante, mais son petit salaire ne nous suffit plus pour vivre. »
Pendant ce temps, des volontaires achèvent d’étaler 500 petits sacs blancs et autant de bidons d’huile de cuisson sur le sol sablonneux d’une place cernée de murs, sous l’œil de talibans armés. Chaque sac, qui revient à environ 125 dollars (10 000 afghanis), contient 7 kilos de riz, 18 kilos de farine, des fèves, 500 grammes de thé et du sucre. Ils sont offerts par l’ONG allemande Kinderhilfe Afghanistan, active dans le pays depuis 2002. Elle multiplie ce type de distributions depuis le mois d’août. Une par jour désormais à Kaboul et dans les régions environnantes, contre une par semaine avant la prise de pouvoir par les talibans.
Avant de repartir avec leur précieuse cargaison, les habitants devront écouter le long laïus d’un officiel taliban, chef du département des Immigrés et des Rapatriés, venu de Kaboul pour l’occasion avec son escorte armée. « Pendant la période où le pays était occupé par des forces étrangères, il y a eu des conséquences malheureuses, notamment des problèmes économiques majeurs. Le fait que le pays ait été libéré des étrangers, et du soutien des étrangers, est gratifiant », dit Qari Abdul Rahimzai, imperturbable devant la banderole de l’ONG affichant le drapeau allemand…
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Les femmes sont toujours visibles dans les rues de la capitale, où les burqas sont rares. Mais elles ont été effacées du monde du travail, sauf en santé et en éducation. Dans le secteur des médias, 80 % ont perdu leur emploi, surtout à cause de fermetures soudaines. Et celles qui restent subissent des menaces, déplore l’Association des journalistes indépendants afghans.
L’une des premières actions du gouvernement fut d’abolir le ministère des Affaires féminines et de le remplacer par celui de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice. Celui-là même qui fut à l’origine des décisions les plus brutales du premier régime taliban. Depuis cet hiver, il est interdit aux femmes de voyager en taxi au-delà de 70 km sans être accompagnées d’un mahram (chaperon) — et sans hijab. Les quelques manifestations de femmes réclamant « liberté, travail et nourriture » sont souvent vite réprimées.
« Je voulais devenir professeure d’université, mais je ne peux plus étudier ni travailler. Je sors rarement et je ne le fais qu’avec mes amies, sinon j’ai peur », soupire Sajia, 15 ans, attablée dans un restaurant avec quatre adolescentes. Les jeunes femmes sont en effet privées d’éducation secondaire dans quasiment tout le pays. Pour des raisons de sécurité, et pour éviter une mixité qui n’a pas sa place dans la culture afghane, justifient les talibans. Ils semblent néanmoins tolérer les écoles privées et les quelques classes clandestines dans des maisons.
Khadija, 24 ans, fait partie de ces nombreuses Afghanes qui doivent tirer un trait sur leur émancipation patiemment acquise au cours des dernières années. Cette jeune femme craintive, le visage caché par son voile noir et un masque, était policière depuis trois ans. « Était », car son monde s’est écroulé le 15 août à 10 h, lorsque son supérieur est entré dans son bureau pour l’avertir que les talibans avaient pris le pouvoir. « Mes collègues et moi avons enlevé nos uniformes et quitté précipitamment le poste de police. »
« Malgré les pressions internationales, les talibans n’accorderont jamais de droits aux femmes. Ils n’ont pas changé. Méfiez-vous. »
Khadija, ex-policière de 24 ans
Khadija a peur d’être dénoncée par des voisins et de subir des représailles de la part des talibans, même si ceux-ci ont promis l’amnistie aux ex-membres de forces de sécurité. Des rapports de Human Rights Watch et de l’ONU dénoncent les disparitions et les assassinats de près d’une centaine d’anciens agents de police, militaires et agents de renseignement dans plusieurs provinces depuis la mi-août.
« Chaque fois que je croise des talibans, je suis effrayée… », confie Khadija. Alors elle change souvent d’adresse. Mais ses maigres moyens lui permettent juste de louer de petites chambres ici et là. Elle n’ose pas se réfugier auprès des siens, dans la province de Ghazni. Pour leur sécurité. Son père a été assassiné par les talibans il y a un an. « Il avait été menacé à cause de mon travail. Moi aussi, je recevais des appels anonymes provenant de différents numéros. On me disait : “Arrêtez de travailler dans la police, sinon on va s’en prendre à votre famille.” Un jour, mon père a été kidnappé sur la route de Kaboul. Ils nous ont rendu sa dépouille quelques jours plus tard… »
Le 26 août, Khadija s’est dirigée vers Abbey Gate avec son frère de 15 ans. Ils étaient prêts à embarquer vers « peu importe où », dit-elle, plutôt que de demeurer sous la coupe des talibans. « Quand on regarde leur histoire, leur passé, courir après les avions nous paraissait moins dangereux. »
Mais il y a eu l’explosion. « Sur le coup, nous n’avons pas compris ce qui venait de se passer », raconte-t-elle. Son frère, qui se trouvait à proximité du kamikaze, a été blessé à une jambe. Tout autour, ce n’était qu’un tapis de cadavres baignant dans leur sang. « Nous ne sommes plus retournés à l’aéroport depuis. »
Sharafat, l’activiste de la minorité chiite hazara, sait aussi ce qu’est de vivre sous la menace des talibans. Depuis des années. « J’ai tout perdu, mon emploi, ma maison et ma vie », dit-il, ajoutant qu’il a déménagé cinq fois depuis 2015, en plus de s’expatrier quelques mois. Ça a commencé par des insultes et des menaces de mort au téléphone, lui enjoignant d’arrêter de travailler avec les « infidèles ». Une auto semblable à la sienne a plus tard explosé devant chez lui. Puis il y a eu cette autre fois où il a aperçu de son balcon un homme donner un paquet à sa fille de 14 ans. Celle-ci a refusé et est rentrée immédiatement. « Il lui a dit : “Tiens, un cadeau pour ton père.” Je pense que c’était une bombe. »
Nul ne peut prédire l’avenir de ce nouvel Émirat islamique d’Afghanistan ni celui de ses dirigeants, dépassés par la crise qui frappe leur pays. Seule la société civile sera l’actrice d’un changement, croit Sharafat. Avec le soutien de la communauté internationale au nom des valeurs démocratiques. « Les talibans sont arrivés au pouvoir par les armes et la force. Ils ne sont pas représentatifs de la société, ni même de la pachtoune [l’ethnie majoritaire dont ils sont issus] », poursuit-il, avant de conclure sur cette prédiction : « Les talibans ont deux options : accepter le changement ou voir leur régime s’effondrer. » À court terme, il craint surtout une guerre civile provoquée par la faim, l’absence d’argent et le manque de travail. Un cocktail détonant.
Certains Afghans semblent résignés. « Notre avenir n’est plus entre nos mains », croit Khadija, l’ex-policière qui n’aspire plus qu’à quitter le pays. « Malgré les pressions internationales, les talibans n’accorderont jamais de droits aux femmes. Ils n’ont pas changé. Méfiez-vous. »
Derrière son bureau, le chef de l’unité Badri 313 lance déjà, en fronçant les sourcils, un avertissement aux Occidentaux : « J’ai un message pour le gouvernement américain : vous n’étiez pas et n’êtes pas autorisés à pénétrer sur notre sol, à entrer dans nos maisons. Vous nous avez éloignés de nos familles pendant 20 ans. Notre lutte a été menée pour le bien de la religion et pour le bien de notre terre. Chaque fois que ces deux éléments seront menacés par des étrangers, nous continuerons notre combat. »
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2022 de L’actualité.