La chute du mur de Berlin, 25 ans plus tard : la banalisation de la violence à la frontière

Désormais, les frontières ne sont plus des lignes, ni même des interfaces. Elles ne sont plus souples ni poreuses : elles sont dures et agressives.

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Au moment de la chute du mur de Berlin, le monde paraissait avoir changé. La foule en liesse dansait, porte de Brandebourg ; l’Allemagne allait être réunifiée ; le monde allait sortir des tensions de la guerre froide.
Politique

Les années 1990 ont amené l’idée d’une paix durable, d’un monde pacifié. Le Canada portait des valeurs novatrices autour du droit d’ingérence, de la sécurité humaine, de la responsabilité de protéger. L’heure était à un monde sans frontières ; au dépassement des souverainetés, obsolètes ; à un village planétaire porté par la mondialisation.

Mais le 11 septembre a sonné le glas de ces aspirations, refermant les États comme des huîtres et les frontières comme des pièges.

Désormais, les frontières ne sont plus des lignes, ni même des interfaces. Elles ne sont plus souples ni poreuses : elles sont dures et agressives.

À la frontière, la nouvelle norme est celle d’une violence latente. Même à des degrés minimaux.

L’anxiété du franchissement de la frontière (avoir les bons papiers et le bon visa ; le bon ton, même) fait partie intégrante du processus individuel — au point d’avoir des incidences sur les trajectoires des migrants légaux. C’est même le cas du côté de la frontière canado-américaine.

Ainsi, un étudiant qui commence aujourd’hui son baccalauréat à l’université avait 5 ans, en 2001 : en d’autres termes, les textes qui parlent de frontières ouvertes, de frontières pacifiques, voire de lignes imaginaires n’appartiennent ni à sa réalité, ni à son souvenir. La frontière est forcément dure.

De fait, la normalisation d’un certain degré de violence à la frontière est telle qu’elle sert en publicité, comme en témoigne l’utilisation de l’arbitraire douanier pour vendre une voiture :

Dans son acception plus radicale, plus évidente, les témoignages à la frontière, sur le flanc méridional des États-Unis, rendent compte de cette violence.

Elle s’inscrit dans la définition d’un espace placé dans une zone de droit dérogatoire et de tolérance — voire de non-droit qui déborde largement la ligne frontalière pour embrasser des bandes de terre plus ou moins large, de part et d’autres du mur (ce que l’American Civil Liberties Union [ACLU] nomme une zone sans constitution ).

La trajectoire des migrants

Cette violence peut être patente, manifeste, visible, comme le documente Susan Harbage Page. Cette photographe, professeure à l’Université de Caroline du Nord, à Chapel Hill, suit les trajectoires des migrants et capture sur pellicule les choses qu’ils laissent derrière eux en traversant la frontière.

Son travail classe les éléments photographiés en suivant le trajet de migrations.

D’abord, des bouteilles vides. Ensuite, une veste — le désert, glacial le matin, devient brûlant alors que la journée avance. Puis, une chaussure pour bébé, des détritus. Mais, dit-elle, lorsqu’on trouve les photos de famille, c’est que les gens étaient en difficulté : c’est ce qu’on laisse en dernier derrière soi. Et lorsqu’«on trouve un soutien-gorge, c’est qu’il y a eu viol», explique-t-elle à l’occasion d’une conférence prononcée à l’UQAM, en 2013.

Elle décrit les «rape trees», ces arbres où des sous-vêtements de femmes violées sont suspendus, et ce, tant pour intimider les migrantes que les locaux.

Car les femmes sont particulièrement vulnérables le long de ces frontières murées. Au point où la plupart de celles qui font le trajet depuis l’Amérique centrale prennent une pilule contraceptive, tant le risque d’être agressée est intégré dans la trajectoire du migrant.

La violence subie et intégrée par les migrants est manifeste. En témoigne cette carte du cartographe Nicolas Lambert sur les morts aux frontières de l’Europe, réalisée pour Migreurop :

 

 

Cette violence n’est pas uniquement banalisée pour les migrants, leurs passeurs et les trafiquants, résultat du transfert de toute l’économie du passage en souterrain. Elle est aussi l’apanage de la force étatique, et particulièrement manifeste à la frontière.

Plusieurs facteurs expliquent cette violence étatique. Avec la redéfinition de la frontière comme enjeu de sécurité nationale vient la militarisation de la frontière : elle fait de plus en plus appel à une technologie duale, voire militaire, fournie par un complexe militaro-industriel reconverti en complexe sécuritaro-industriel.

Le déploiement d’escadrons militaires qui utilisent le désert de Sonora comme base d’entraînement tout en appuyant les efforts des garde-frontières va dans ce sens.

La formation des patrouilles frontalières et la proximité avec le fait militaire peut également être un facteur explicatif crucial : le Border Patrol américain est composé à 28,8 % de vétérans, revenus d’Irak et d’Afghanistan.

Ce qui ne devrait être que du maintien de l’ordre entre désormais dans le registre de la défense du pays, porté par des acteurs militaires «non reconvertis» — avec, pour effet, un degré de violence plus élevé, estime l’ACLU.

Or, le risque induit par le durcissement des frontières et la généralisation du mur comme solution aux problèmes frontaliers est celui de créer des zones où la violence latente va laisser des cicatrices beaucoup plus profondes — et plus durables — que le mur lui-même.

Si les murs tombent, leurs effets demeurent, comme en atteste la permanence de profondes différences entre ce qui formait autrefois la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA)… un quart de siècle plus tard.

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À propos de l’auteure

Élisabeth Vallet (@geopolitics2020) est professeure associée au département de géographie (@UQAM) et directrice scientifique à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, qui compte une trentaine de chercheurs en résidence et plus de 100 chercheurs associés issus de pays et de disciplines divers et qui comprend quatre observatoires (États-Unis, Géopolitique, Missions de paix et opérations humanitaires et Moyen-Orient et Afrique du Nord). On peut la suivre sur Twitter : @RDandurand

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Est-ce ce qui explique qu’en avril dernier, à l’âge de 72 ans, alors que je me dirigeais (en voiture) vers Boston où j’avais loué un appartement pour le mois d’avril, on ne me donna qu’un permis d’un mois sous prétexte que mes nombreuses valises prouvaient que j’avais l’intention d’y déménager illégallement? Mais d’abord on m’avait interrogée, photographiée, filmée et enregistrée–sans compter les empreintes digitales!